47× Le Cheminement
Blake
Je commençais à m'impatienter lorsque Hadrian arriva enfin.
- Tu en as mis du temps ! ronchonnai-je.
Le concerné me fustigea du regard.
- J'en aurais probablement pas mis autant si tu n'étais pas partie en courant en alertant tout le village par la même occasion. J'ai dû longuement argumenter en faveur de mon innocence auprès du marchand ! Rester discrète était trop te demander ?
Impressionnée de voir pour la première fois en colère un homme habituellement aussi calme, je m'excusai aussitôt, bien que ce fut aussi à l'encontre de mon caractère :
- Je suis désolée, murmurai-je tout bas.
Il prit quelques secondes de silence avant de reprendre, d'un sang-froid retrouvé :
- Ce n'est pas si grave, je m'en suis sorti en fin de compte.
Donne-moi ce sac.
Je m'exécutai. Il l'ouvrit et constatai que j'y avais déposé nos affaires ainsi que le fruit de mon larcin.
- Beau travail, on pourra tenir en vivres quelques temps.
Il n'avait pas l'habitude de faire des compliments, et moi encore moins d'en recevoir. Néanmoins, il enchaîna en retirant quelques uns de nos effets personnels rangés dans la besace :
- Il ne faut pas que nous transportions quelconques affaires qui pourraient nous relier aux Lames d'Argent.
Il avait raison, ce serait dangereux, aussi bien pour eux que pour nous. Nous réunîmes donc tout habit possédant le blason d'Alanya pour ne garder que nos armes. Hadrian agita les doigts et nos affaires prirent feu. Voir nos uniformes disparaître sous nos yeux me procura un petit pincement au cœur. Lorsque les flammes les eurent dévorées le chef calma les dernières braises et nous enterrâmes les restes. Une fois terminé, je frottai entre elles mes mains pleines de cendres. Hadrian jeta le sac volé sur ses épaules et commença à avancer. Je le rattrapai pour marcher à ses côtés et en profitai pour le questionner :
- Où allons-nous maintenant ?
- À Chains, une ville à quatre jours de marche.
- Ch-Chains ? répétai-je, n'en croyant pas mes oreilles. Chains, la capitale du défunt Royaume d'Ambrasia ?
Il hocha nonchalamment la tête pour confirmer mes dires. Je demeurai interdite. J'avais apparemment été destinée depuis toujours à recroiser mon passé et j'allais en retourner sur les lieux. L'une de mes mains se mit à trembler, j'attrapai aussitôt son poignet pour tenter de museler mon trouble.
Le brun reprit, comme si de rien n'était :
- Il s'agissait de ton Royaume, je me trompe ?
Je le dévisageai immédiatement avec suspicion.
- Comment es-tu au courant d'une telle chose ? arrivai-je à articuler en fronçant des sourcils.
- Je suis un chef, j'ai accès à ce genre d'informations.
- Et toi, tu ne trouves rien de mieux à faire que de fouiller dans les dossiers ? le blâmai-je, révoltée.
- Mon rôle est de connaître celui de mes subordonnés.
- Ce n'est pas normal ! m'exclamai-je, vexée.
Le fautif ignora ma remarque et j'accueillis son silence par un grognement mécontent. Je détestais plus que tout savoir ma vie être ainsi épiée. Pourquoi avait-il fallu que je me retrouve perdue en territoire hostiles en sa compagnie ? Il ne pouvait pas y avoir situation plus catastrophique ! J'allais passer ces prochains jours à arpenter l'Empire de Xeltos avec l'être le plus agaçant du continent, super ! Petite, je n'avais jamais réellement eu l'occasion de voir ce qui se passait dans mon Royaume en dehors de sa capitale. J'allais le découvrir maintenant que je n'en étais plus la princesse, maintenant qu'Ambrasia n'était plus qu'une vulgaire province de cet Empire. Décidément, le sort était bien cruel.
La journée puis la nuit passa dans un silence qui nous accompagnait partout où nous allions et où seule la nature semblait avoir droit de parole. Le chef du Feu n'était pas très loquace, en plus de ne posséder aucune expression. Le trajet du lendemain, en revanche, fut nettement moins austère. J'arrivais bien plus aisément à arracher quelques mots à mon compagnon et à en obtenir des discussions intéressantes qui eurent le mérite de calmer mon ennuie.
La route était éreintante pour nos pauvres pieds qui n'avaient pas l'habitude de voyage si long sans monture. En effet, la zone était parfois très escarpée en plus d'être particulièrement éloignée de toute civilisation. J'avais quelques fois l'impression de traverser un désert de végétations tant la fin de notre trajet me paraissait encore lointaine.
Lorsque le soleil débuta sa chute derrière les montagnes, nous fîmes une halte aux abords d'un bois. Durant le repas, Hadrian me fit part de ses inquiétudes :
- Alanya ne va pas tarder à déployer ses troupes pour nous retrouver.
- En es-tu sûr ? Ne vont-ils pas plutôt penser que nous pouvons nous débrouiller seuls ?
- Crois-moi, le roi Haldir tient aux Lames d'Argent comme à sa propre fille. Il n'hésitera pas à envoyer une armée à Xeltos pour s'assurer que nous n'avons pas été malencontreusement faits prisonniers, même si cela cause la rupture du pacte de non-agression.
- Il ne voudrait tout de même pas déclencher une guerre ?
- Aucun mage n'a le droit de pénétrer dans les territoires de l'Empire de Xeltos et encore moins des Lames d'Argent, qui eux, sont des mages au service de l'État Alanyien. Notre présence ici rompt déjà ce traité et le roi en aura pleinement conscience lorsqu'il apprendra où nous nous trouvons. Il voudra simplement limiter la casse.
Ses paroles jetèrent un froid et me rappelèrent que nous étions ici en toute illégalité. Pire, que nous risquions de causer des problèmes à notre patrie.
Nous terminâmes notre repas et je partis me coucher. Hadrian avait décidé de prendre le premier tour de garde. Bercée par les sons nocturnes, je veillai un peu en admirant le ciel tapissé de lumières. J'avais toujours appréciée dormir à la belle étoile.
Je laissai dériver ma pensée jusqu'à songer à mon acolyte si atypique. Même si l'impassible guerrier me paraissait un tout petit peu moins détestable qu'auparavant, je ne comptais pas changé d'avis à son sujet et ce n'était pas cette petite escapade qui me ferait revenir sur mon jugement. Son manque d'empathie m'insupportait bien trop pour cela.
Je soupirai longuement en pensant aux interminables journées de marche à venir avant de m'endormir pour de bon.
Je me réveillai en sursaut quand j'entendis un puissant "Non !" être crié. J'ouvris brusquement les yeux et découvris une petite forme bouger juste en face de moi. J'eus une montée d'adrénaline et me reculai sur-le-champ avec stupeur. À y regarder de plus près, je compris finalement qu'il s'agissait seulement d'un renard qui s'affairait à fouiller notre sac, alléché par la nourriture qui y résidait. En entendant Hadrian accourir vers lui, le goupil prit la fuite avec quelques morceaux de viandes séchés dans la gueule.
- Saleté de bestiole ! pesta le brun tout en empoignant la besace pour faire un bref inventaire visuel.
- Que s'est-il passé ? le questionnai-je, encore un peu somnolente.
- J'étais en train de monter la garde un peu plus loin, j'avais besoin de me dégourdir les jambes puis... Je suis vraiment désolé, j'aurais dû penser à la possibilité que des animaux viennent voler nos provisions !
Son air insensible avait été remplacé par la panique d'avoir fait une grave erreur. Je n'aurais jamais pensé qu'il était du genre à reconnaître ses fautes ; décidément, il me surprenait d'heures en heures. Le voir ainsi m'amusait tout autant qu'il me touchait, je tentai donc de le rassurer :
- Ce n'est pas si grave, je suis convaincue que nous trouverons de quoi manger dans cette forêt.
- Il n'y a pourtant pas l'air d'y avoir beaucoup d'arbres fruitiers et ce n'est pas non plus la saison des champignons. De plus, chasser me semble difficile sans arc.
- Nous verrons bien demain. Maintenant que je suis réveillée, autant que j'aille monter la garde, conclus-je, malgré la fatigue.
Mon chef ne sembla pas tout à fait d'accord mais finit tout de même par accepter ma proposition. Il avait l'air de réellement s'en vouloir. Je m'assis à ses côtés, prête à veiller sur lui et sur notre sac ainsi qu'à lutter coûte que coûte contre les bras tentateurs du sommeil.
Le lendemain, le soleil se leva tôt et arracha aisément Hadrian de sa torpeur. Je l'observai se réveiller, nous étions tous deux exténués de n'avoir passé qu'une demi-nuit. Il alluma un feu pour nous réchauffer, l'absence prolongée de l'astre du jour avait permis aux ténèbres de grandement rafraîchir l'atmosphère. Nous croquâmes dans nos derniers fruits tout en élaborant le programme de la journée, nous allions tenter de cueillir quelques baies puis nous continuerions notre route.
Lorsque nous eûmes terminé de déjeuner, j'éteignis les flammes et nous partîmes en nous assurant n'avoir rien oublié derrière nous. Nous nous enfonçâmes dans le bois et scrutâmes attentivement chaque recoin de celui-ci.
Après une heure de recherche peu fructueuse, nous perçûmes le bruit d'une source d'eau.
- Des fruits sont peut-être parvenus à pousser près d'une rivière ! supposai-je dans un élan d'espoir.
- Exact, allons voir. De toute manière nous devons renouveler notre eau.
Nous avançâmes, guidés par le son, pour finalement atteindre le lieu de passage du précieux liquide. Je m'exclamai alors :
- Regarde, des framboises !
- Tu as eu une bonne intuition, commenta Hadrian.
Je souris à l'entente de son compliment. Nous nous approchâmes des arbustes et nous mîmes à en cueillir les baies pour ensuite les déposer dans un bocal en verre pour qu'elles ne s'écrasent pas. Je ne résistai pas bien longtemps avant d'en goûter une à la volée. Je fermai les yeux pour pouvoir mieux apprécier la douce saveur acidulée qui inonda mes papilles. C'était succulent, un véritable délice ! Malheureusement ces fruits étaient petits et ils ne constitueraient que quelques maigres repas.
Absorbés par une cueillette silencieuse, j'eus bien le temps de songer une énième fois à notre situation. Nous étions bloqués dans l'Empire de Xeltos et c'était en grande partie de ma faute. Je jetai un furtif regard à Hadrian qui avait lui aussi fini par entamer une framboise avec indifférence. Que pouvait-il bien ressentir à ce moment là, sous son masque de pierre ?
Tais-toi. Ne vois-tu pas que je regrette ?
Ces quelques mots qu'il avait prononcés avec froideur me revinrent brusquement en mémoire. Être tombé dans ce fameux fleuve avec moi lui avait provoqué un déplaisir certain et il ne s'était pas caché de me faire part de ses remords. Cependant, mon chef avait depuis largement dissimulé son amertume à tel point que je ne savais plus que penser. Il était si secret, c'était rageant de ne jamais pouvoir le cerner. Nous achevâmes de remplir le sac de tous les fruits mûrs des lieux sans que je ne m'en rendisse compte. Hadrian se releva pour partir remplir sa gourde et je l'imitai. Je me penchai à la surface de l'eau pour avaler quelques gorgées puis exécutai ma tâche avec lenteur, distraite par l'observation de mon reflet mouvant et pensif. Je pris alors une initiative difficile, celle de lui confier à voix basse, malgré les mots qui sortaient avec difficulté :
- Merci quand même... d'avoir voulu me sauver...
- Ne me remercie pas, ce n'était qu'un réflexe.
Je ne répondis rien et il reprit :
- Si j'étais parvenu à te rattraper, nous ne serions même pas ici en train de chercher de la nourriture.
- Ce n'est pas de ta faute mais entièrement de la mienne ! J'aurais dû faire plus attention.
- Ne raconte pas n'importe quoi, j'ai même laissé nos vivres être emportés par une bête sauvage.
- Pourtant moi, j'ai glissé d'une falaise comme une idiote ; c'est pire ! répliquai-je.
- Et moi, j'ai été assez stupide pour te suivre dans ta chute, surenchérit-il.
- Cesse d'en rajouter ! Tu ne gagneras pas le concours de celui à qui la faute revient de droit ! m'exclamai-je sur le ton de l'humour.
- Tu n'oserais pas me défier ? ajouta Hadrian qui marchait étonnamment dans mon jeu.
Alors que mes mains reposaient dans le liquide calme de la rivière, j'eus la merveilleuse idée d'éclabousser mon interlocuteur dans un grand sourire d'amusement. Contre toute attente, celui-ci ne resta pas de marbre, comme à son habitude, et ne s'énerva encore moins, comme il l'aurait pu après un tel affront. Je n'eus pas le temps de regretter mon geste que je me retrouvai à mon tour aspergée. Le jeune homme avait décidé de se venger, néanmoins, cela conduisit à ma propre riposte qui enchaîna sur la sienne et ainsi de suite.
Désormais trempés de la tête aux pieds, le chef du Feu tenta tout de même une dernière tentative en me poussant dans l'eau. Cependant, je m'accrochai fermement à ses habits et l'entraînai avec moi. Le ruisseau était peu profond et nous remontâmes aussitôt à la surface. Nous nous dévisageâmes un instant puis éclatâmes de rire comme deux gamins. Incroyable, Monsieur-sans-expression venait de rire ! Jamais je n'aurais pu penser assister à un tel spectacle un jour. C'était la première fois que je le voyais si détendu et, à vrai dire, ce n'était pas pour me déplaire. Cette expression lui conférait un charme innocent qui semblait bien plus naturel sur son visage que la façade qu'il s'efforçait de dresser. En temps normal, il était comme figé dans le temps tant son faciès demeurait neutre et inchangé.
- Tu t'es bien défendue, commenta Hadrian.
- Je ne te pensais pas du genre à faire deux fois la même erreur ! Ce n'est pas la première fois que tu te laisses entraîner dans ma chute.
- Et toi c'est la seconde fois que tu tombes dans l'eau, compléta-t-il dans un sourire amusé.
- Espérons que ça ne devienne pas une habitude !
Je me dirigeai vers la rive suivie de près par mon chef. Le temps printanier nous permit heureusement de ne pas avoir à grelotter de froid.
- Ce n'était pas très malin, nous sommes trempés maintenant, en conclut le guerrier qui avait retrouvé son sérieux.
Il retira soudain sa tunique, pour laisser apparaître son torse nu. Je ne pus alors pas m'empêcher de le fixer bêtement, incrédule, tout en l'observant en détail. Des gouttes roulaient lentement sur son corps et sur son visage. Je demeurai abasourdie un moment, il était plus séduisant qu'il ne le laissait paraître aux premiers abords ; c'était plutôt déroutant. Finalement le brun ramassa quelques morceaux de bois qu'il réunit de sorte à faire un feu. Il espérait très certainement sécher plus vite à l'aide des flammes. Je repris mes esprits et grommelai :
- Tu ne veux pas aller t'exhiber ailleurs ?
- C'est de ta faute, répondit-il de son calme ordinaire.
Je soupirai et m'assis face à lui en essorant mes longs cheveux. Nous séchâmes rapidement puis reprîmes enfin la route. Nous sortîmes de la forêt et avançâmes le long d'immenses plaines. Tous deux silencieux durant le trajet, mon compagnon de route avait reprit ses distances avec moi malgré notre complicité étonnante de ce matin. Je laissai mes pensées dériver tout du long jusqu'à finalement songer à tirer les vers du nez d'Hadrian, ce qui n'était pas une mince affaire. Lui connaissait mon passé mais moi je ne connaissais absolument pas le sien. Alors poussée par une curiosité nouvelle, je le questionnai :
- Je me demandais, où es-tu né Hadrian ?
- À Alanya, répondit-il sans quitter l'horizon des yeux, ne prêtant pas plus d'attention à mes paroles.
- Et ensuite ? Que t'est-il arrivé avant de devenir un Lame d'Argent ?
À ces mots, il daigna enfin à tourner la tête dans ma direction pour me jeter un regard des plus glacials.
- Tu n'as pas besoin de le savoir.
Apparemment je venais de toucher une corde sensible. J'aurais dû me douter qu'il réagirait de la sorte, il s'agissait d'un sujet tabou chez les Lames d'Argent, la quasi-totalité des chevaliers avaient un passé douloureux. En temps normal, nous évitions d'aborder la question ou alors nous n'en parlions qu'à nos amis de confiance. J'avais fait une belle bourde, ma curiosité m'avait mordue les doigts.
Le chef du Feu pressa le pas, comme pour me semer, probablement blessé par cet affront. Je me hâtai alors derrière lui pour le rattraper.
- Eh ! Attends ! Je suis désolée !
Décidément lui présenter mon pardon était devenu une habitude. Il était la seule personne à accomplir un tel miracle !
Contre toute attente, le brun s'arrêta net et baissa la tête vers le sol.
- Ne t'excuse pas, j'ai moi-même voulu fouiller ton passé, déclara-t-il. Ton désir de connaître à ton tour le mien était légitime. C'est à moi de te demander pardon.
Cet homme m'étonnait de plus en plus, il était finalement capable de tenir compte du ressenti d'autrui.
Je posai ma main sur son épaule. Je le sentis tressaillir à mon contact, comme si le corps d'autrui avait toujours été une chose étrangère à ses perceptions.
- Oublions ma question, veux-tu ?
Il hocha silencieusement la tête en signe d'accord et nous continuâmes ainsi notre chemin.
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