3× Le Réfectoire
Alexandre et moi arrivâmes finalement au réfectoire. Les bonnes odeurs des différents plats qui avaient été préparés embaumaient la grande salle aux couleurs chaudes. Ceux-ci avaient été en partie mis à disposition le long des vastes tables qui occupaient la pièce. Nous nous avançâmes d'un pas grinçant sur le vieux planché avant de soudain apercevoir notre amie Aerin installée à une table à proximité de l'immense cheminée au feu ardent dont était pourvu le réfectoire. La mage se trouvait avec Peter, chef de l'Eau et représentant le plus amical et décontracté des Lames d'Argent. Tous deux étaient plongés dans une discussion qui semblait être passionnante jusqu'à que nous les rejoignîmes. Les chevaliers nous accueillirent joyeusement et nous nous installâmes à leurs côtés.
- Les ambassadeurs Xilliens viennent tout juste d'arriver, vous l'aviez vu vous aussi ?
Peter jura en écrasant l'une de ses mains contre son beau visage. Apparemment personne n'était venu le prévenir lorsqu'il déjeunait.
- J'avais oublié qu'ils devaient arriver aujourd'hui ! se lamenta-t-il dépité.
- C'est assister à cette réunion qui te met dans cet état ? le taquina Aerin dans un sourire goguenard.
- Les arrangements politiques ne sont vraiment pas mon fort, soupira Peter. Je sens que je vais encore m'y ennuyer ferme...
Les chefs des Lames d'Argent étaient tous diplomates à leur manière, bien que chez Peter, le tact et l'éloquence soient plus difficiles à trouver parmi ses autres qualités. Le mage de l'Eau avait un esprit joueur, il avait besoin de distractions plus vives que celles offertes par ce qu'il jugeait comme d'ennuyeux débats.
- Ne t'endors pas surtout, s'esclaffa Alexandre en avalant une bouchée de pain.
- Et dire que je comptais passer la soirée dans une taverne, j'ai plus qu'à aller me coucher bien sagement !
Le séduisant jeune homme esquissa une moue exaspérée tout en passant une main dans sa chevelure châtain disciplinée dans un coiffé-décoiffé asymétrique. Peter était aussi connu au château pour mener une vie de débauche. Il aimait plaire et enchaîner les conquêtes d'un soir que ses charmes lui permettaient d'envoûter. Cependant il ne fallait pas se fier aux belles façades. Malgré sa nonchalance apparente, le chef de l'Eau se montrait parfait dans son rôle. Il avait le charisme d'un meneur de troupe et bien entendu la force qui s'y apparentait.
- Tant que tu ne ruines pas tous les efforts fournis par notre royaume pour orchestrer un tel échange, je pense que ça devrait aller ! commenta Aerin avec amusement en voyant le manque de volonté de son chef.
Le regard rivé vers mon assiette, je me contentai de jouer lassement avec ma nourriture. Je me sentais encore un peu patraque. Mon estomac se nouait à la seule vue des aliments.
- Je n'y compte pas ! se défendit le séducteur aux yeux verts. La rencontre était déjà bien assez compliquée à planifier. Il faut dire que les Xilliens ont une peur bleue à l'idée de s'aventurer sur nos terres !
- C'est sûr que quand on sait que nous sommes des monstres pour eux, c'est étonnant de les voir ici, intervins-je. C'est à croire qu'il tient du miracle que des ambassadeurs aient accepté de pénétrer dans notre royaume "infesté" de mages.
En effet, les Xilliens étaient caractérisés par une haine profonde de la magie, haine elle-même engendrée par la peur. Loin d'être totalement insensée, celle-ci puisait ses racines dans la lointaine histoire du continent. Lors de l'une de ses périodes les plus sombres, une vague de mages, dont les trop grands pouvoirs avaient consumé la raison, s'étaient mis à déverser leurs soifs de destruction sur les habitants, ravageant et saccageant tout sur leur passage. Ils étaient communément appelés les Mages Fous et, de nos jours bien plus rares, étaient à tort assimilés à nous, simples utilisateurs de magie. Les habitants de l'Empire voisin nous pensaient tout aussi malfaisants qu'eux. Cette croyance était si bien ancrée dans leur culture que la magie s'avérait être illégale sur leurs terres.
Heureusement, toutes les nations du continent n'envisageaient pas les choses de la même manière, sinon le Royaume d'Alanya serait très probablement l'ennemi numéro un parmi ses pairs. En remarquant l'efficacité certaine des Lames d'Argent, d'autres factions de chevaliers magiciens avaient vu le jour au sein de certaines contrées où la magie avait aussi fini par être acceptée. Pour cause, malgré notre sous-nombre, chacun d'entre nous valait en réalité une dizaine voire une vingtaine d'hommes.
- Peu importe, n'en parlons plus. Ce sujet me met de mauvaise humeur et j'ai l'impression que je ne suis pas le seul ! balaya Peter avant de se pencher vers nous avec curiosité. Racontez-moi plutôt comment s'est passé votre dernière mission.
À ces mots, je me crispai sur ma chaise et sentis abruptement la douleur de ma blessure remonter jusqu'à mon torse.
- Tu n'as toujours pas lu mon dernier rapport ? l'interrogea Aerin en haussant un sourcil suspicieux.
Le chef de l'Eau la dévisagea dans le flou alors qu'il tentait désespérément de remettre des souvenirs sur ses paroles.
- C'est bien ce que je pensais, décidément tu es d'un sérieux époustouflant...
- Je tâcherai de ne plus te décevoir, lâcha-t-il ironiquement en esquissant un charmant sourire. Et donc, en quoi consistait cette fameuse mission déjà ?
- Nous devions arrêter des esclavagistes, mais tout ne s'est pas passé comme prévu, commença Alexandre en grimaçant.
Peter me jeta d'emblée un regard, devinant déjà que j'étais la cause de cet accroc.
- Raphaël a voulu battre nos ennemis à lui seul mais il n'a fait que récolter une belle blessure ! exposa franchement la guerrière aux cheveux bleus sur un ton narquois.
- Je vois que tu prends toujours autant de risques inconsidérés, commenta le chef avec amertume.
Je ne répondis rien et détournai le regard, peu fier à l'idée d'avoir échoué dans ma tentative.
- Tu as de la chance que Meredin et sa curiosité te soutiennent, autrement tu ne serais probablement déjà plus habilité à partir en mission en lien avec les esclavagistes.
Je me redressai sur mon banc, le regard écarquillé rivé vers le concerné.
- Du calme ! reprit-il. Je sais bien qu'une telle décision reviendrait à t'expulser.
Heureusement, il l'avait bien compris. Ma vengeance me tenait tant à cœur que je serais bel et bien capable de quitter les Lames d'Argent si l'on m'annonçait que je n'étais plus accepté dans ce genre de mission.
- J'espère bien.
Nous perdîmes le loisir de continuer toute discussion lorsque d'hargneux éclats de voix se mirent à résonner à proximité de notre table :
- Ne voudrais-tu pas plutôt aller te chercher un autre larbin ?
Mes yeux se dirigèrent d'eux-mêmes vers la scène qui se jouait et qui avait d'ores et déjà capturé ma curiosité. Je pus alors constater qu'une jeune femme aux longues couettes rouges marchait nerveusement aux côtés d'un grand brun au visage impassible. Celle-ci paraissait contenir sa fureur. En voyant le manque de réaction de son interlocuteur, elle se posta subitement au beau milieu de son chemin afin de l'obliger à stopper le pas.
- Cesse de m'ignorer !
Cette guerrière à la chevelure incandescente s'appelait Blake et, comme le laissait présager son caractère explosif, il s'agissait d'une mage de Feu. Son vis-à-vis leva le visage vers elle avec indifférence et répliqua sans ciller :
- Alors commence par cesser de m'importuner.
Le jeune homme aux cheveux noirs quant à lui se nommait Hadrian et se trouvait être ni plus ni moins que le chef de la garde du Feu. Peter, en les voyant, soupira dépité :
- Pitié, pas elle.
Aerin et Alexandre s'esclaffèrent à l'entente de cette réaction. En effet, il avait beau être sûr de lui, il n'en redoutait pas moins Blake et ses mauvaises farces. Surtout quand celles-ci avaient la fâcheuse tendance à lui tomber dessus.
- Tu lui en veux encore pour le seau de farine ?
Quelques semaines plus tôt, Blake avait tendu un piège au premier qui ouvrirait la porte du réfectoire et Peter en avait évidemment été l'heureux élu. Il avait été recouvert de poudre blanche de la tête aux pieds. L'expression qu'il avait tirée à ce moment là avait été mémorablement drôle, comme si sa vie avait défilé devant ses yeux.
- Cette fille est une démone, grommela le guerrier châtain.
Nous ricanâmes puis notre attention se reporta à nouveau vers les mages des flammes qui se disputaient toujours à proximité de nous. Ou plutôt sur Blake qui se querellait toute seule, tant son locuteur paraissait n'en avoir rien à faire.
Contre toute attente, le chef de l'Eau se leva de table et se dirigea vers eux pour en savoir plus, comme poussé par la curiosité.
- Que se passe-t-il ?
- Rien en particulier, je lui ai simplement donné une mission, déclara Hadrian avec flegme.
La concernée ne disait plus rien, contrariée. Son seul but était de tirer au flan pour savourer sa propre paresse, malheureusement personne ne donnerait de crédit à un tel argument. De plus, elle ne désirait aucunement être encore une fois de corvée de nettoyage, conséquence directe de son impertinence.
- Une mission ? Quelle merveilleuse idée ! le soutint le châtain tout en souriant à la démone aux couettes rouges d'un air narquois. Et en quoi consiste-t-elle si je puis me permettre ?
- Le roi exige que l'on renforce le convoi des Xilliens lors de leur retour. Il craint que des voleurs de cargaisons ne s'en prennent à eux et que l'état Alanyien en soit tenu responsable.
Le souverain du pays avait pris une sage décision. Les bandits des routes se faisaient plus nombreux et plus féroces ces temps-ci. Le roi Haldir ne désirait surtout pas que les choses s'enveniment avec l'Empire de Xeltos pour une raison si stupide. Mieux valait que l'Impératrice vît un jour revenir ses émissaires.
- Décidément, je ne suis au courant de rien ici, commenta le chef de l'Eau d'une moue ennuyée.
- Et dire que tu me fais déplacer pour ça ! Protéger des gens qui ne sont même pas capables de le faire eux-mêmes ! grogna la mage de Feu en toisant Hadrian d'un air accusateur.
Blake n'était pas totalement idiote, elle comprenait bien l'utilité d'une telle mission. Seulement, la simple présence de son chef la mettait dans une humeur exécrable. Ainsi elle s'était trouvée comme distraction de le provoquer à chaque fois qu'elle devait se confronter à lui. Elle voulait le faire réagir, le faire sortir de son implacable froideur. Mais cela n'avait jamais été très concluant, le brun s'était créé une barrière si infranchissable qu'aucune émotion ne pouvait en surgir, pas même la colère. Pourtant avec des chevaliers comme elle sous ses ordres, il y avait de quoi perdre son calme. Je ne calculais plus le nombre de fois où cette démone s'était amusée à faire de vilaines farces aux habitants du château et où son chef était demeuré impassible face à elle.
- Le problème est réglé alors, je te la laisse, annonça Hadrian à Peter tout en gardant son calme légendaire.
Sans prêter plus aucune considération à ces interlocuteurs, ce dernier s'en alla tout en ouvrant le livre qu'il tenait dans les mains jusque là. Décidément j'avais rarement vu quelqu'un d'aussi peu engageant.
- Il se fout de moi ? s'énerva Blake en le regardant partir, furieuse à l'idée de s'être simplement faite ignorée.
Je l'observai s'asseoir à une table vide. Comme à son habitude, il ne laissa aucune émotion transparaître sur son visage. Son attitude solitaire renforçait l'aura mystérieuse que je lui trouvais. Il parlait si peu que j'étais même convaincu que s'il ne tenait pas sa fonction de dirigeant, il aurait fini par devenir totalement muet.
Je ne pus alors pas m'empêcher de le comparer à Peter qui, lui, était le plus sociable du monde : deux parfaits opposés en somme. C'était paradoxal de se dire que le plus froid des Lames d'Argent était un mage de Feu.
Peter revint finalement s'installer à notre table, nous continuâmes ainsi d'échanger jusqu'à la fin du repas. D'après lui, les débats avec les Xilliens auraient lieu à partir du lendemain pour laisser le temps aux ambassadeurs de se reposer. Quelque chose me disait que cette réunion promettait à ses participants de ne pas être de tout repos.
*
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro