Chapitre quinze
Dalil le ressentait, et il savait que Thibault aussi. Quelque chose avait pris place entre eux. Pas encore un malaise, mais un manque ou un trop-plein. Trop de questions d'un côté, et un manque flagrant de réponses de l'autre.
En même temps, Dalil n'allait pas questionner Thibault et le pousser à répondre à ses interrogations, parce qu'ils n'étaient pas réellement en train de construire une vraie relation. À quel moment les gens qui tentaient d'être en couple expliquaient pourquoi ils éprouvaient un besoin subit d'aller hurler dans les bois ? À part pour éviter de passer pour des psychopathes, bien évidemment.
Dalil enclencha la première quand le feu passa au vert. Il jeta un œil sur le GPS qui lui indiquait de continuer sur la route principale. Cette fois, c'était lui qui avait choisi la sortie, et il s'était laissé convaincre par les commentaires élogieux à propos d'un site naturel. Sans doute que Thibault connaissait déjà, mais tant pis, il pourrait jouer le guide. Dalil parla pour meubler le silence alors qu'il n'avait pas ressenti le besoin de le faire jusque-là.
« Ce coin me fait vraiment envie. Verdure, point d'eau, il a l'air génial.
– Il l'est, sourit Thibault.
– Je t'ai dit de pas regarder le GPS !
– Je suis d'ici, j'ai pas besoin de regarder le GPS pour savoir où tu m'emmènes. On n'a pas douze mille coins géniaux dans les environs. Enfin, on en a, mais ils sont pas dans les brochures pour les touristes. »
Dalil rigola et tendit sa main vers la cuisse de Thibault qu'il effleura doucement de ses doigts. Quelques minutes plus tard, il fronça les sourcils face à l'afflux de voitures.
« C'est normal tout ce monde ? demanda-t-il.
– On est dimanche, donc oui. En plus des touristes, il y a aussi les citadins qui viennent chercher la fraîcheur. »
Ils mirent plus d'une demi-heure pour parvenir à l'embranchement menant aux cascades. Et là, un panneau annonçait sans aucune préparation mentale préalable.
Parking complet, accès interdit.
Devant son air effaré, il entendit Thibault pousser un petit rire.
« Tu le savais ? gronda-t-il.
– Je m'en doutais un peu. Ils limitent l'accès à un certain nombre de personnes.
– Merde !
– T'en fais pas, continue encore tout droit, je connais un coin. Il est moins génial, mais je le préfère. »
Dalil obéit et il y eut tout de suite beaucoup moins de monde sur la route.
« Désolé, dit Dalil, j'aurais dû te laisser choisir l'endroit, mon idée était mauvaise.
– Elle n'était pas mauvaise, et on pourra retenter le week-end prochain, faudra juste... partir plus tôt. »
Thibault trébucha sur les mots. Il avait eu l'impression d'avoir passé la fin de la nuit à tenter d'attraper le sommeil malgré les bras de Dalil autour de lui. Il avait réussi à se rendormir une petite paire heures quand le soleil s'était levé.
« Aucun regret alors, tu avais besoin de dormir, et j'ai beaucoup aimé notre deuxième réveil. »
Thibault sourit. Il se sentait comme un adolescent rebelle, mais après avoir entendu les insultes résonner dans sa tête toute la nuit à chaque fois que les mains de Dalil effleuraient sa peau, il n'avait rien trouvé de mieux à faire que de les envoyer de faire foutre en se glissant entre les jambes de son amant pour les masturber d'une main légère et endormie. Il avait su qu'il avait gagné quand un ordre avait claqué dans sa tête alors que Dalil prenait la situation en main. C'était le cas de le dire.
Bravo, mon gars, faut pas laisser les choses qui demandent de la précision et de la fermeté aux civils !
Sa licorne adjudant-chef avait semblé acquiescer au mouvement de Dalil sur leurs sexes. Mon dieu que son cerveau était dérangeant. Ou dérangé. Il pouffa.
« Ouais, moi aussi, j'ai bien aimé. »
Un quart d'heure plus tard, ils s'installaient sur la berge de cette même rivière qui serpentait dans la montagne avant de rejoindre un autre cours d'eau, plus placide. L'endroit semblait plus familial que touristique avec le parc de jeux et le snack défraichi du camping non loin. Dalil hésita un long moment, mais une fois leur pique-nique avalé, il attira Thibault entre ses jambes et plaqua son dos contre son torse. Son regard se porta sur des gamins en train de remonter le petit cours d'eau peu profond à cet endroit. À une dizaine de mètres d'eux, un groupe avait entamé une partie de molky sur l'herbe.
« Tu veux en parler ? demanda-t-il.
– Je suis pédé, lâcha Thibault tout de go.
– Gay, c'est bien, homo aussi, mais pédé, t'es vraiment pas obligé. Je sais que certains se réapproprient ce mot, tentent de détourner l'insulte. Mais moi, je n'y arrive pas, je l'ai trop entendu.
– Moi aussi, avant même de comprendre ce qu'il voulait dire, j'en entendais toute la haine. »
Dalil sentit le corps de Thibault se tendre contre le sien. Il avait envie de voir son visage, mais Thibault tira sur ses bras pour qu'ils l'enserrent davantage.
« Donc, tu es gay, reprit-il sur un ton léger. Et tu viens tout juste de t'en rendre compte ?
– Non, ça date d'hier soir, rétorqua Thibault. Avoir une bite dans le cul, ça fait réaliser des choses. »
Dalil s'esclaffa et lui attrapa le lobe de l'oreille entre ses lèvres.
« C'était bien, vraiment, continua Thibault. Mais c'est comme s'il n'y avait pas de retour en arrière cette fois. Je suis gay. »
Thibault sentit Dalil s'agiter derrière lui, mais il ne lui répondit pas.
« Quoi ? demanda-t-il au bout d'un moment.
– Rien. Pour moi, c'était quand même très gay de t'embrasser, de te branler au milieu d'une retenue d'eau. Te sucer aussi, c'était sacrément gay. »
Thibault laissa sortir un éclat de rire.
« Tu sais ce que je veux dire. »
Il se tortilla et ressentit cet élancement étrange dans son corps, fait d'envie et d'attente, et encore voilé d'un sentiment coupable. Il ferma les yeux, hanté par cette culpabilité, puis il la repoussa de toutes ses forces.
« Ouais, j'imagine que oui, répondit Dalil tout contre son oreille. »
Thibault se laissa glisser contre son torse jusqu'à caler sa nuque sur l'épaule de Dalil. Il bascula la tête en arrière et ferma les yeux. Il entendait les rires des joueurs un peu plus loin, les quilles du jeu qui s'entrechoquaient, les cris des enfants jouant dans l'eau, le son des cailloux jetés dans le courant. Des bruits apaisants et ordinaires. Des bruits familiaux derrière lesquels se dissimulaient les remontrances, les insultes et cette odeur anisée qui emplissait l'air et annonçait le pire.
« Mon père était un gros con, confia-t-il. »
Il ne fit pas l'effort de nuancer son propos.
« Il ne l'était pas tout le temps, pas tous les jours, des fois, il était seulement... un père ordinaire. Mais souvent, il buvait, et là, il devenait un gros connard, violent dans ses actes, dans ses propos et homophobe, de cette homophobie crasse qui va de paire avec une obsession de la virilité. »
L'étreinte de Dalil se resserra et les doigts du plus âge vinrent se perdre sur les avant-bras de Thibault jusqu'à se refermer sur ses mains. Thibault ne s'était même pas rendu compte qu'il avait serré les poings. Il les détendit et accueillit les doigts de Dalil entre les siens.
« Il était obnubilé par ce que je devais être. Depuis tout gamin, dès que je sortais un peu du cadre, ça le rendait fou. Et quand il était saoul, c'était encore pire.
– Et il était saoul souvent, j'imagine.
– Ouais. Chaque week-end ou presque. Et au début de mon adolescence, c'était aussi certains soirs de semaine. Il a jamais voulu entendre que c'était un problème. »
Thibault entendit une voiture déraper sur le parking non loin et tout son corps se tendit.
« Il avait trop bu quand... l'accident de voiture, mes parents. À cause de ça. »
Ses mots se détachèrent les uns des autres, sa phrase ne semblait pas avoir de sens.
« C'est horrible, Thib. Je suis désolé.
– Je devais dormir chez un copain ce soir-là, après une fête au club de rugby, mais je les ai vu partir. J'ai vu mon père qui titubait, je l'ai entendu engueuler ma mère parce qu'elle insistait pour conduire. J'aurais dû... »
Il y avait tant de choses qu'il aurait dû faire, tant de choses qu'il aurait pu faire. Attraper les clés de la voiture, demander à un des amis de son père de bouger son cul du bar. Après coup, il avait même songé à crever les pneus de la voiture, à balancer un rocher dans le pare-brise. Il s'était vu s'opposer à son père dans un scénario où il s'était imaginé plus grand, plus fort qu'il ne l'était à cet âge. Il avait inventé une profusion d'actes qui auraient mené à une seule finalité, garder ses parents en vie. Oui, même lui, même ce type qui devenait un gros con avec quelques verres, il le voulait vivant alors qu'il avait souhaité sa disparition des tonnes de fois. Pas sa mort, seulement sa disparition, un terme vague dans lequel il y avait encore un peu d'espoir, un peu d'amour. Il voulait savoir ce que c'était que d'avoir un père aimant, ce que c'était un week-end où l'on n'avait pas besoin de marcher sur la pointe des pieds pour éviter l'orage. Quelque part, enfoui, il s'était imaginé découvrir ce père idéal, une fois libéré de ses démons.
« Tu avais douze ans, c'est ça ? »
Thibault acquiesça, un peu étonné que Dalil s'en souvienne. Puis la colère parla à sa place.
« Ne me dis pas que j'étais un enfant ! Je n'ai rien fait ! Rien ! Je suis resté à regarder comme toutes les autres fois, à me dire que c'était cinq minutes pour rentrer à la maison, qu'il ne pourrait rien arriver de grave en cinq minutes. J'ai fait comme tous les autres, j'ai fermé les yeux ! »
Sa voix était grondante, et il enfonça le front dans ses bras et ceux de Dalil mélangés devant lui, plissant ses paupières au maximum, jusqu'à ce que ça en soit douloureux. Il n'avait rien fait, rien dit. Rien du tout ! Et cet immobilisme avait laissé cette sourde culpabilité en lui qu'aucun psy n'était parvenu à enlever. Au grand soulagement de Thibault, Dalil ne le contredit pas, mais il sentit son visage s'appesantir sur sa nuque, ses lèvres collées à sa peau sans pour autant l'embrasser. Il était seulement là, une présence forte et réelle. Thibault se retourna pour l'avoir dans son champ de vision et en même temps, garder les yeux posés sur le paysage.
« Après leur mort, les gens n'arrêtaient pas de me parler de mon père, de me dire à quel point c'était un homme bien. Un bon gars, c'était l'expression qu'ils utilisaient. Un bon gars, c'est pas un mec qui hurle sur sa femme pour des conneries ? C'est pas un homme qui s'énerve parce qu'il trouve son fils déguisé d'une robe de princesse ? Un bon gars, il prend pas le volant avec sa femme et son gosse terrifiés dans la voiture ! »
Il prit une inspiration.
« Quelqu'un de bien verrait à quel point entendre les mots pédé et enculé sortir de sa bouche heurtent son gamin, parce que son gamin a douze ans à peine, qu'il comprend tout juste qu'il n'aime pas les filles comme tous les autres garçons, et il sait à l'intérieur de lui qu'il ne devrait pas entendre ces mots-là prononcés par une personne sensée l'aimer. »
Thibault se rendit compte que sa façon de parler était stupide. Mais il voulait tout maintenir à distance, son père, le gamin qu'il avait été, et ces mots qu'il avait trop entendus.
« Après l'accident, je me suis tu pendant des mois. Je devais me taire pour ne pas mettre à mal leur vision de cet homme. Et ils ne parlaient que de lui, jamais d'elle ! Parce qu'ils ne la connaissaient pas, mon père prenait toute la place, jusque dans la mort, il l'empêchait d'exister ! »
La colère vibrait dans tout le corps de Thibault et Dalil la ressentait, il la sentait vrombir et trembler sous sa peau. Il avait un désir violent et profond de la faire cesser, parce que c'était une colère qui faisait encore mal, malgré les années passées, une colère dont on ne se défait pas avec les mots, qui s'enflamme et monte encore une fois, et qui aura besoin de décennies pour s'apaiser. Ses mains caressèrent les épaules de Thibault puis ses bras et ses avant-bras, il essaya de coller son corps au plus près du jeune homme. Thibault eut un petit hoquet avant de poursuivre :
« Et un jour, devant des amis de mon père qui l'encensaient encore une fois, j'ai pas réussi à garder ma bouche fermée. C'est tout sorti, c'était moche, mais c'était vrai. Ils n'ont rien fait, eux aussi. Pire, ils l'ont encouragé dans ses travers parce qu'il était drôle quand il avait bu, que c'était la fête. Sauf que ça ne l'était pas du tout, pour lui, c'était maladif. Et ils le savaient, ils fermaient les yeux, et ils n'avaient pas l'excuse d'être un enfant. Je leur ai tout dit, tout ça. C'est pour ça que les gens ne m'aiment pas trop. Je les renvoie à leur silence.
– À leur lâcheté, murmura Dalil. »
Thibault hocha la tête, attrapant du coin de l'œil le visage de Dalil, figé dans une sorte de réalisation lente et horrible.
« Je me sens tellement con, si tu savais, murmura le cordiste en resserrant ses bras autour de Thibault.
– Pourquoi ?
– J'arrive ici, avec mes petits problèmes de cul avec un gars, et toi tu... tu...
– C'est une compétition ? Pour savoir lequel d'entre nous a eu le plus mal ?
– Non, j'imagine que non. »
Thibault se redressa et s'agenouilla entre les jambes de Dalil, ses bras vinrent se nouer autour du cou du plus âgé.
« Je vais bien, Dalil, dit-il.
– Ouais, tu vas seulement hurler dans les bois de temps en temps.
– Et y enterrer des gens, mais comme tu m'as pas encore surpris, j'attendais un peu pour te l'avouer. »
Dalil se pencha et étouffa un rire contre le cou de Thibault, puis il y déposa un baiser et mordit légèrement la peau transpirante avant de la lécher. Thibault se tortilla dans ses bras. Après les premiers regards insistants, les vacanciers avaient fait abstraction de leur présence, même si des certains continuaient de les dévisager par moments. Et avec leur étreinte, ça ne manqua pas. Quand il tourna la tête, Dalil découvrit plusieurs regards posés sur eux. Ça allait de la curiosité au jugement, en passant par un intérêt très loin d'être bienveillant.
« Viens ! dit-il en se levant, entrainant Thibault. »
Il rangea leurs affaires dans le van, puis restant pieds nus, il se dirigea vers la rivière. Ils entreprirent de remonter le courant, sinuant entre les pierres glissantes. L'eau leur arrivait à peine aux mollets par endroits, et après une centaine de mètres, les berges accueillant les touristes disparurent, laissant place à des fourrées d'herbes jaunies. Ils croisèrent plusieurs personnes s'amusant de la même façon à gravir ou à descendre le cours d'eau, profitant du faible débit dû à la sécheresse.
Dalil grimaça à quelques reprises, sentant des rochers pointus effleurer la plante de ses pieds, et adapta son déplacement. Ils ne parlèrent pas, comme si après la confession de Thibault, plus rien ne pouvait être dit. Dalil voulait se contenter d'avoir mal pour lui, mais même cela, il était persuadé que Thibault n'en voudrait pas. Ils arrivèrent là où le cours du ruisseau se fit plus abrupte, ses flancs si touffus et envahis par la végétation qu'il leur était impossible de continuer à avancer. Ils n'avaient plus croisé personne depuis un moment déjà. Le lieu était frais, un peu oppressant, et beau. Toujours cette foutue nature qui éclatait partout en déversant sa splendeur. Et finalement, les mots de Dalil sortirent :
« Pourquoi tu restes ici ? Pourquoi tu ne pars pas ? »
Devant lui, Thibault se tourna brusquement et le regarda. Les pieds dans le courant, les jambes de son bermuda étaient plus sombres là où l'eau avait gorgé le tissu. Ses yeux évitèrent Dalil et ce dernier y vit la honte de s'être mis à nu devant un étranger. Bordel, il était un étranger pour Thibault et cette constatation fit apparaître un poids dans son ventre dont il n'avait pas eu connaissance jusque-là.
« Ce que t'as fait ce gars ? Ça fait moins mal ici ? demanda Thibault. »
Dalil hésita une seconde, puis hocha la tête, sentant le mensonge à son mouvement. Parce que les souvenirs de Ryan étaient comme la nature, moites et envahissants. Ce n'était pas le lieu qui l'avait gardé des mauvais souvenirs, même s'il avait détourné ses pensées pendant un moment. Celui qui l'avait guéri, c'était Thibault. Sans même le savoir, dans leur échange amusé sur les choses à effacer. Et il voulait l'emmener ailleurs, le sortir d'ici, de ces lieux magiques que le jeune homme aimait et hantait tout à la fois. Dalil avança jusqu'à Thibault, se fichant de trébucher dans l'eau. Il l'attrapa contre lui et l'attira jusqu'à ce que le corps du plus jeune s'imprime dans sa chair. Dalil s'attendit à le sentir se tendre ou se détendre dans ses bras selon la réaction. Mais à la place, Thibault se battit contre lui pour rendre l'étreinte avec vigueur à tel point que Dalil ne savait plus s'il le consolait ou s'il le repoussait. Jusqu'à ce que les lèvres de Thibault rencontrent les siennes dans un baiser doux et empli de colère. Ils s'embrassèrent ainsi, se heurtant de leurs bouches pendant de longues secondes, des minutes entières.
Thibault serra les poings et sentit ses ongles agripper à la fois le tissu et la peau de Dalil. Il entendit le grondement de douleur et il bascula ses hanches à la recherche du sexe de son amant. Il ne comprenait pas ! Dalil ne comprenait pas ! C'était chez lui ici ! Il y avait tout, les bons et les mauvais souvenirs, indissociables les uns des autres.
Parce qu'il se rappelait tout !
Nom de dieu, mais tu vas en faire une vraie gonzesse avec tes conneries !
Mais il n'y avait rien de mal à tresser des bouquets avec des brins de lavande. Il n'y avait rien de mal à se perdre dans la nature, il n'y avait rien de mal à aimer son enfant et à le câliner, le consoler et lui susurrer des petits mots en italien.
Mio tesoro, tout va bien.
Il n'y avait rien de mal à prendre des fous rires en cuisine, à mettre un tablier à fleurs trop grand. Il n'y avait rien de mal à effacer les mots trop durs et les exigences démesurées par des baisers.
S'il est pédé, ce sera ta faute !
Il n'y avait rien de mal à vouloir garder tous ces souvenirs, tous les bons, mêmes s'ils s'entrelaçaient indéfiniment avec les mauvais. Les sons de l'été berçant leurs après-midis, leurs soirées, quand tous deux redoutaient son ombre et profitaient de son absence. Il n'y avait rien de mal à danser dans le jardin avec une nappe en papier accrochée dans le short pour en faire une traîne. Une traîne et pas une cape.
Ne bouge pas ! Mio tesoro ! Ne bouge pas !
Il n'y avait rien de mal à laisser se poser les papillons plutôt que de les attraper. Il n'y avait rien de mal à préférer la douceur, la gentillesse à la brutalité et à cette image d'une virilité écrasante.
Même un fils, tu n'as pas été capable de m'en donner un !
Son père savait, son père le sentait, le devinait et n'était que plus dur, plus exigeant, comme s'il pensait qu'un gamin qui ne pleurait pas, ne se plaignait pas de la douleur, qu'un adolescent qui n'avait pas peur de prendre des tacles sur le terrain ne deviendrait jamais « un petit pédé ».
Ses doigts étaient figés sur le cou de Dalil, ses lèvres sur son épaule, ses dents serrées.
« Tu as dit que tu ne voulais pas tout me prendre ? murmura-t-il, la voix écorchée. Alors je voudrais que tu me prennes ces souvenirs, tous les souvenirs de lui, que tu les arraches pour ne laisser que les bons et que tu les emmènes ailleurs, là où ils ne feront plus mal. Qu'il ne me reste ici que mes souvenirs d'elle. »
Elle et ses beaux cheveux noirs dont il n'avait pas hérité, elle et sa peau gorgée de soleil, elle et son rire effacé par les trop nombreuses remarques, mais qui se déployait à nouveau quand ils n'étaient que tous les deux. Elle et tout l'amour qu'elle avait laissé, tout ce qu'elle avait fait pour compenser. Tout ce qu'elle n'avait pas fait, comme le quitter avant qu'il ne soit trop tard.
Mio tesoro. Ne bouge pas ! Regarde ! Il se pose sur toi ! Le papillon se pose sur toi ! Ne bouge pas, laisse-le faire, ne le touche surtout pas !
Thibault bougea son front jusqu'à le plaquer contre le torse de Dalil pour n'avoir comme seul horizon que les pectoraux saillants et le ventre ferme couvert d'un tee-shirt froissé, le bermuda beige immaculé à part l'humidité tout en bas malgré leur escalade du courant et l'eau qui sinuait à leurs pieds. Et les mains de Dalil sur son dos, seulement posées là avant de repartir, de s'envoler. Thibault voulait qu'il s'envole et qu'il emmène tout.
« Si ça marchait comme ça, je te jure que je le ferai, Thibault. Je prendrais tout et je te laisserais que les bons souvenirs. »
Thibault releva la tête, puis observa le paysage.
« Le Cilento, tu connais ? C'est en Italie.
– Non, ça me dit rien, désolé. Tu y es allé ?
– Une fois, quand j'étais gamin. Ma mère est originaire de là-bas. Il y a la mer d'un côté, pas comme ici. Mais quand on rentre à l'intérieur des terres, il y a toute une partie montagneuse, un immense parc naturel avec des arbres, des endroits verts et gorgés d'humidité, des ruisseaux, des cascades, le bruit de l'eau et des insectes au milieu du silence.
– Ça a l'air magnifique.
– Ça l'est, répondit Thibault avant de se reprendre. Je crois que ça l'est, ça fait longtemps. Ma mère retrouvait ses souvenirs d'enfance ici, dans ce paysage. Et moi, je retrouve ma mère. »
On ne pouvait pas effacer un mauvais souvenir par un bon. Mais on pouvait se rappeler des bons avec autant de force qu'on mettait à faire taire les mauvais. Thibault attrapa Dalil par son tee-shirt, il serra son poing sur le tissu et l'attira à lui pour l'embrasser.
Et on pouvait en créer d'autres.
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