Chapitre 8 : Une dictatrice?
Lucio prit la suite de sa nouvelle « amie » à l'extérieur de la résidence universitaire située au beau milieu du campus de l'académie Neo Rikoukei. En dehors du nom, le lieu ressemblait à ce que l'étudiant avait pu voir lors de ses quelques visites de la capitale : une large allée bordée de pelouse taillée au millimètre, encerclée par trois immeubles imposants, entièrement en verre. Le parc était séparé en deux par la présence d'un bâtiment de brique rouge, parfaitement symétrique, composé d'un bloc central accolé à deux autres, plus petits, comme un gigantesque escalier. La tour Ether étendait son ombre oppressante, comme un gardien de prison surveillant les moindres faits et gestes des citoyens. Cependant, contrairement à des bagnards, ceux-ci ne semblaient nullement inquiets ni tristes. Au contraire, ils riaient, se détendaient sous des arbres ou prenaient du bon temps à la terrasse de la cafétéria. Étaient-ils tous des privilégiés du régime ? Des enfants de hauts gradés ? Une élite qui n'avait rien à craindre de la répression ? Encore une fois, ces hypothèses étaient bien irréalistes pour s'avérer vraies et cette contradiction entre les dires d'Amon et les faits rendaient fou le voyageur dimensionnel.
Deux molosses en costume blanc encadrèrent Angéla et Lucio dès qu'ils sortirent du dortoir afin de les conduire jusqu'à leur destination. Le terroriste du jour se vit également passer les menottes sans possibilité de négocier. Dans ces conditions, impossible de fuir.
Le groupe entra dans la tour Ether, puis les montagnes de muscles s'écartèrent pour laisser place au vieil homme qui se trouvait aux côtés de la blonde au moment de l'attaque. Il devait avoir aux alentours de soixante ans à en juger par les quelques rides qui parsemaient son front et ses cheveux grisonnants. Ses sourcils broussailleux se rejoignaient presque tant il les fronçait. Malgré cela, il semblait encore vaillant et sa carrure athlétique avait de quoi rendre jaloux la plupart des sportifs.
— Veuillez me suivre. Mademoiselle Violette vous attend.
Lucio n'émit aucune protestation. Il n'était pas en position pour négocier quoi que ce soit. Et, dans cette situation, mieux valait ne pas se faire remarquer sous peine de voir son maigre espoir de rencontrer Violette Leblanc voler en éclat.
L'ascenseur fila jusqu'au cinquante-huitième étage de la tour. Les portes s'ouvrirent directement sur le siège de la dictature baigné de la lumière aveuglante du jour. Les murs étaient tapissés d'étagères qui débordaient de livres de physique et de dossiers en tout genre. Un tapis de velours rouge recouvrait presque entièrement le parquet à point de Hongrie. Au centre, un « coin salon » composé d'une table basse en noyer sur laquelle étaient posées deux tasses de thé. Quatre convives pouvaient se réunir autour, au vu des bergères qui renforçaient davantage l'impression de vivre sous l'ancien régime.
À l'autre bout de la pièce, face à l'imposante baie vitrée, une femme aux cheveux soyeux semblables à des fils d'or se tenait debout derrière son bureau de style Empire. Son visage semblait avoir été dessiné par les plus grands peintres de la Renaissance. Des contours doux, mais fermes, un menton finement ciselé et des sourcils parfaitement taillés mettaient en valeur son regard envoutant. Ses yeux de jade, dans lesquels se reflétaient mille nuances d'émotions indiscernables, possédaient le sérieux conféré par un long vécu. Toutefois, sa peau d'albâtre paraissait aussi lisse et délicate qu'un pétale de rose. Elle était vêtue d'un élégant costume immaculé composé d'une veste ornée de dorures aux extrémités et sur le col, ainsi que d'une jupe serrée et de chaussures noires à talons hauts. Au niveau de sa poitrine, deux lettres d'or brodées, η et R, scintillaient de mille feux.
L'étudiant déglutit lorsque Violette Leblanc posa son regard sur lui. Ses mains étaient moites. Son cœur risquait de se rompre à chaque battement. Ses jambes tremblaient de manière incontrôlée, non pas à cause de la peur, mais de l'excitation.
Alors, il y était ? Il faisait face à celle qui avait ordonné l'attaque contre son monde et pris la vie de milliers d'innocents par simple soif de pouvoir. La mission de Lucio était de l'éliminer pour faire tomber son mouvement tyrannique et rétablir la paix. Finalement, il lui suffisait de se jeter sur elle et la pousser à travers la vitre pour en finir. Mais ses muscles ne lui répondaient plus. Ce n'était pas uniquement à cause de ses blessures. Il était réellement paralysé par l'aura que la présidente de la fédération Ether dégageait, inspirant à la fois le respect, la crainte, et la bienveillance.
Violette Leblanc ne correspondait nullement à la description d'une dictatrice sanguinaire assoiffée de pouvoir. Tout comme le profil d'Angéla ne correspondait pas à celui d'une sbire du gouvernement. Mais se fier aux apparences était la dernière des erreurs à commettre en période de guerre. N'importe quel enfant innocent pouvait se révéler être un tueur sans pitié s'il était question de survie. Lucio lui-même en était la meilleure illustration, passé de simple étudiant à assassin.
— Mademoiselle, voici la personne que vous vouliez rencontrer, déclara le majordome en s'inclinant.
La présidente invita Lucio à s'asseoir face à elle, puis entama d'une voix cristalline :
— Merci, Elwood. Je vais être brève. Jeune homme, ce que vous avez fait est extrêmement grave, j'espère que vous en avez conscience ? La violence n'est jamais une solution, et encore moins pour des idées divergentes des vôtres. Donc, je vous le demande, quel était le motif de cette agression envers l'opposition ?
Lucio prit son courage à deux mains. S'il devait mourir dans le processus, tant pis. Il était prêt à l'accepter, mais il avait besoin de réponses. Ou, à défaut d'obtenir la vérité, entendre la version des faits de cette soi-disant dictatrice. Il ne pouvait pas rester dans l'incertitude plus longtemps. Il se leva alors et clama d'une voix forte :
— Madame. Mon nom est Lucio Hénault. Je viens du monde que vous avez envahi.
La présidente fronça les sourcils. Son sourire s'effaça aussitôt de sa figure. Angéla donna un coup de coude à son camarade, les yeux ronds. Elle n'en revenait pas. Il pouvait bien lui mentir à elle, mais pas à la plus puissante femme de France !
— Eh, t'es fou ? lui murmura-t-elle discrètement. C'est Violette Leblanc, là ! Tu ne peux pas sortir...
— C'est-à-dire ? Pouvez-vous développez ? la coupa Violette, en intimant à Lucio de se rassoir. De quel monde parlez-vous ?
— A... Attendez ? Vous y croyez vraiment ? s'étrangla la blonde, abasourdie.
— Personne n'inventerait un tel mensonge dans cette situation, qui ne ferait qu'alourdir la lourde peine déjà encourue.
— Vous, par contre, ça ne vous gêne pas, grogna Lucio. Amon m'a tout expliqué, vous ne m'aurez pas !
Elwood s'approcha de l'étudiant pour l'obliger à obéir aux ordres de la présidente, qui lui fit signe de ne pas intervenir et plissa les yeux, pensive.
— Amon ? Je vois. Jeune homme, votre nom est Lucio, c'est bien cela ? Ma question va vous paraître étrange, mais par hasard, seriez-vous venu jusqu'ici pour m'assassiner ?
Au moment où Violette prononça ces mots, un silence de mort s'abattit dans la pièce. L'agent d'Ether, par réflexe, posa sa main sur l'alarme, prêt à appuyer dessus. Angéla, sous le choc, se leva d'un bond pour prendre ses distances avec le soldat tandis que ce dernier dévisagea la dictatrice avec autant d'effroi que de respect. Elle avait lu en lui comme un livre ouvert, si bien qu'il n'eut même pas la force de nier ou tenter de se justifier. Il se savait condamné dans tous les cas. Jamais on ne le laisserait repartir dans son monde après ce qu'il avait fait. Il allait très certainement être emprisonné à vie au pire, exécuté sur la place publique en guise d'exemple au mieux, tout comme les malheureux qui avaient eu la folie de résister face aux terroristes.
— Oui. Je suis ici pour mettre fin à votre règne de terreur, confirma Lucio, conscient qu'il lui était inutile de mentir à ce stade.
Aucune réaction de la part de son interlocutrice. Comme une statue de marbre dénuée d'émotion et de sentiment, la femme ne semblait pas affectée le moins du monde par cette révélation.
— Et donc, je me répète, quelles sont vos motivations ? reprit Violette d'un calme olympien terrifiant. Je possède beaucoup d'ennemis. Vous n'êtes pas le premier à vouloir me faire tomber. Cependant, j'aimerais comprendre d'où vient cette colère à mon égard. Peut-être que tout ceci n'est qu'un quiproquo déplorable, dans quel cas nous pourrions éventuellement trouver un terrain de réconciliation.
Lucio faillit s'étrangler. C'en était trop. Perdu pour perdu, il décida d'abandonner son sang-froid et de ne plus mâcher ses mots. De toute façon, Anna n'était pas là pour le retenir, il pouvait s'en donner à cœur joie. Soit Violette était réellement bienveillante et ne lui en tiendrait pas rigueur. Soit elle jouait un jeu depuis le début et il était inutile de continuer à faire semblant.
— Est-ce que vous vous foutez de moi ? s'écria-t-il, au bord de l'explosion. C'est vous qui allez devoir vous expliquer ! Vous avez envoyé vos hommes dans ma dimension pour la détruire ! Vous avez ordonné l'exécution de milliers d'innocents pour satisfaire votre soif de pouvoir ! Et vous osez me proposer ça ? Le malheur des autres ne vous fait rien ? Vous êtes à ce point inhumaine ? Quel genre de démon peut avoir aussi peu de considération pour la vie ?
Épuisé par sa tirade qui avait rouvert ses blessures sous le coup de l'effort, le soldat maîtrisa tant bien que mal sa respiration saccadée tout en scrutant une quelconque réaction. Mais, à nouveau, la présidente ne tressaillit pas. Seuls ses sourcils se haussèrent légèrement sur son front. Angéla et Elwood, largués depuis longtemps, ne pouvaient qu'observer de loin la scène surréaliste qui se déroulait sous leurs yeux.
— En fait, t'es vraiment un malade, grimaça la jeune femme. Ça va pas bien dans ta tête pour sortir des conneries pareilles ? Allo, là ! Tu parles de la sauveuse de l'humanité ! Pas de Rikki Inagawa ! T'es miro, ou bien ?
L'évocation de ce nom fit sursauter le soldat, dont le visage blêmit à vue d'œil. Lentement, il se tourna vers l'étudiante et bégaya :
— Tu... Tu connais Rikki Inagawa ?
Angéla haussa les épaules.
— Bah, qui le connait pas ? C'est le cinglé qui a provoqué l'explosion du réacteur Kvantiki.
— C'est faux ! rétorqua Lucio, de plus en plus troublé. Rikki Inagawa est un résistant ! C'est lui qui nous a révélé les intentions de la fédération Ether, il a...
— Il a réécrit l'histoire, encore une fois, l'interrompit Violette, dans un long soupir de lassitude. Rikki Inagawa est actuellement l'homme le plus recherché sur Terre pour avoir engendré la plus grande catastrophe nucléaire. Je suis sincèrement désolée de vous l'apprendre, mais les malheurs de votre monde ne sont hélas — ou devais-je dire heureusement — pas de mon fait.
Cette affirmation coupa l'herbe sous le pied à Lucio. Il ne savait plus qui croire. Ou plutôt, il ne savait plus qui lui mentait le plus. Depuis le début, il avait émis des doutes sur la véracité des propos de Rikki Inagawa. Il avait toutefois accepté de suivre le plan de son mentor, car il lui donnait une lueur d'espoir de s'en sortir. Aurait-il dû faire comme Anna et se contenter de protéger ses proches jusqu'à ce qu'un autre sauveur providentiel les délivre de l'emprise des terroristes ?
D'un autre côté, Amon l'avait prévenu que Violette Leblanc était une manipulatrice hors pair. Il n'était pas impossible que cette dictatrice tente de le retourner contre son propre camp.
Lucio voulut lire l'expression sur le visage de la présidente pour y déceler une quelconque émotion, mais l'aura écrasante de cette dernière l'obligea à baisser la tête. Il n'y avait rien à faire, le soldat ne parvenait pas à soutenir ce regard impénétrable empli de sagesse.
Il était trop tard pour faire marche arrière, désormais. Lucio devait aller jusqu'au bout, sous peine de perdre toute crédibilité. Si cette femme était réellement à la tête d'un empire totalitaire, au moins, il lui aurait asséné ses quatre vérités avant de mourir. Si au contraire Rikki et Amon l'avaient manipulé, il s'en rendrait compte bien assez vite.
— Vous essayez de me laver le cerveau ? C'est inutile. Je sais que votre régime n'est rien d'autre qu'une dictature !
La mine de Violette s'assombrit. Elle répondit d'une voix soudain glaciale :
— Êtes-vous en mesure de me prouver ce que vous avancez ? En science, une affirmation non démontrée n'a aucune valeur. Sachez que la calomnie est sévèrement punie chez nous.
La présidente sortit un énorme dossier d'un tiroir de son bureau pour un extraire un article de journal daté du début des années 2000. Le gros titre était « Les mensonges des frères Inagawa dévoilés. Mort de l'ancien maire de Tokyo : la vérité sur le Purple Requiem ». Celui-ci était accompagné d'une photo d'une caméra de surveillance. Elle montrait les ruines fumantes d'une île au-dessus de laquelle planait une sorte de démon ailé vêtu d'un costume en lambeau. Au niveau de sa poitrine, il portait encore un badge à son nom : Rikki Inagawa, directeur en chef du projet Kvantiki.
Le soldat se sentit chanceler. Une preuve de plus que, malheureusement, toute l'histoire d'Amon n'était rien de plus qu'une invention...
— Non. Je refuse de vous croire, grimaça-t-il. Ce sont des images de propagande que vous donnez à tous vos opposants, je suis sûr !
— Comme si on avait que ça à faire, railla Angéla. Les négationnistes, pour moi, ils méritent l'asile. C'est des cas désespérés...
— Je te remercie de me défendre, mais, si tout cela est vrai, je comprends son scepticisme, reprit Violette, d'un air désolé. Rikki est un manipulateur hors pair... Malheureusement, j'ai bien peur que nous ne trouvions aucun terrain d'entente aujourd'hui. Monsieur Hénault, voici ce que je vous propose : nous allons vous placer à l'isolement jusqu'à demain et nous poursuivrons cette conversation lorsque vous vous serez reposé. J'espère que la nuit vous portera conseil afin de réfléchir à vos accusations calomnieuses.
Ce n'était pas une proposition, mais un ordre. Ainsi, Lucio n'eut d'autre choix que d'acquiescer. De toute façon, il avait réellement besoin d'ordonner ses idées, comprendre qui était son ennemi et redéfinir son objectif, si Rikki s'avérait être un traitre, comme la présidente le laissait suggérer.
Violette confia le dossier concernant les mensonges des frères Inagawa à son prisonnier et le congédia.
Angéla, qui n'avait pas envie d'être davantage mêlée à cette histoire — elle jugeait avoir accompli son rôle —, tenta de s'éclipser à son tour, mais le regard que Violette lui envoya la dissuada de contester plus longtemps.
— Vous... Voulez me dire quelque chose d'autre ? bégaya-t-elle. Parce que moi, j'ai aqua-poney, là, donc...
— Ta mission n'est pas terminée. Je vais te demander de continuer à surveiller Lucio et je veux également que tu découvres toute la vérité à son sujet. Si tu réussis, je fermerai les yeux sur l'incident que tu as provoqué et tu seras officiellement réintégrée dans les rangs de Neo Rikoukei.
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