Paris, 2014

Le boss final faisait face à Angéla. Elle avait déjà perdu des dizaines de fois contre lui, mais elle refusait de s'avouer vaincue. Cette fois, elle en était persuadée, elle allait lui échapper.

Ainsi, l'adolescente enfila ses lunettes de Soleil dans le sous-sol de la cantine et passa simplement devant le surveillant général, l'air de rien. L'homme rabougri au crâne dégarni, bien trop occupé à mettre des heures de colle à d'autres pauvres élèves aventuriers, ne la remarqua même pas alors qu'elle rasait les murs. Grâce à son stratagème digne de Scipion, Angéla parvint à couper toute queue, émergeant pile à l'entrée du self. Elle se félicita intérieurement, déjà prête à narguer ses amies qui avaient refusé de l'accompagner, et allaient donc attendre dans le froid pendant qu'elle serait bien au chaud à...

— Tout ça pour ça ? Sérieux ? C'était bien la peine, ricana une voix dans son dos.

Angéla se retourna en sursaut et croisa avec dépit le regard d'Aymeric, qui se retenait d'éclater de rire. Derrière elle, July se prenait la tête dans les bras, presque honteuse. Interdite, Angéla se rendit compte avec horreur qu'elle venait de passer presque trente minutes dans les couloirs souterrains à force de tourner en rond ! Et merde ! Elle qui voulait gagner du temps, c'était raté. Pire, la suggestion du jour n'était nulle autre que des lentilles au beurre. Sa phobie. Cette journée ne pouvait pas être pire. Ou du moins, le pensait-elle.

Alors que la blonde touillait sans énergie son plat informe et que son estomac criait famine, ses amies évoquèrent un autre sujet de discorde.

— Et toi, Angéla ? Tu les as trouvés comment les livres ? Aussi intéressants que les dix derniers que tu n'as pas ouverts ? railla son copain.

— On va dire ça, grimaça Angéla.

— Encore ? s'étrangla July, écarquillant les yeux de surprise. La semaine dernière, Calvaire ne l'a pas très bien pris... Et si jamais il t'interroge de nouveau, il va vraiment s'énerver.

— Ne t'inquiète pas, j'ai copié un résumé sur internet, je ne suis pas folle. Mais je ne pige pas comment vous faites, c'est ultra chiant ces histoires ! Il se passe rien du début à la fin... Sérieux, déjà la page Wikipédia, ça m'a soulé !

Aymeric esquissa un sourire moqueur.

— Dixit celle qui a lu dix fois toutes les biographies de Violette Leblanc qui existent.

— Je ne les ai lues que trois fois chacune ! Et en plus, c'est plus intéressant que la vie du père Giorgio !

— C'est le père Goriot, soupira son amie. Si tu ne connais pas le nom du bouquin, bonne chance pour l'interro...

— C'est pareil ! Je ne sais même pas qui c'est, ce mec et je m'en fous ! Il n'a pas sauvé le monde ni révolutionné la science, aux dernières nouvelles ! De toute façon, quand j'aurai intégré Neo Rikoukei, c'est pas ce Giorgio Goriot qui va m'aider à devenir l'invocatrice numéro un !

Alors que ses deux camarades riaient de bon cœur des rêves irréalistes de la jeune fille tout en savourant leur assiette de lentille, July fut soudain saisie d'une forte toux. Angéla blagua innocemment sur la qualité des plats de la cantine et proposa un verre d'eau à son amie.

— Je t'avais dit que c'était dégueu, mais personne ne m'écoute.

— Tout va bien, July ? Tu veux aller à l'infirmerie ? s'inquiéta Aymeric.

— À l'infirmerie pour avoir avalé de travers ? Tu en fais pas un peu trop, toi ?

Le lycéen fronça les sourcils.

— Hein ? Tu rigoles ? Qu'est-ce que tu racontes, July est peut-être...

Il s'apprêtait déjà à répondre, mais l'intéressée se frappa la poitrine, puis sa quinte de toux se calma. Elle reprit la parole d'une voix faible, tout en se forçant à sourire malgré la douleur apparente qui déformait son visage.

— Je... Désolée. Ne t'inquiète pas pour moi, Angie. Ça m'apprendra à parler en mangeant.

Face à la mine surprise d'Aymeric, July secoua la tête et continua la conversation comme s'il ne s'était rien passé. À ce moment, Angéla ignorait encore que ce repas banal à la cantine du lycée était l'un des derniers qu'elle partagerait avec ses deux amis d'enfance.

**

Lorsqu'Angéla ouvrit la porte de la douche, une épaisse brume de condensation envahit la salle de bain qui cacha ses yeux rougis par ses pleurs. Comme à chaque fois qu'elle se retrouvait seule avec elle-même, les spectres de son passé insouciant et heureux revenaient la hanter.

À quel moment tout avait foiré ? Pourquoi le destin avait-il été aussi cruel avec elle ? Qu'avait-elle fait de mal pour en arriver là ? Si elle rêvait d'intégrer la fédération Ether, c'était avant tout pour pouvoir veiller sur ses proches, leur garantir un avenir serein dans lequel aucune menace ne viendrait détruire la terre. Ou bien n'était-ce qu'une excuse ? Un moyen de se rassurer elle-même ? Une manière de légitimer son comportement et se voiler la face quant à ses véritables motivations, bien plus égoïstes ? Finalement, n'était-elle pas juste une gamine immature en manque d'attention. Elle ne le savait pas et ne voulait pas le savoir. Elle devait se concentrer sur son objectif : trouver les Time Gates d'Izrath et s'excuser auprès de celle qu'elle avait abandonnée. Le reste n'avait aucune importance.

La sonnerie du téléphone d'Angéla la tira soudainement de ses pensées. Elle s'essuya le visage en vitesse et décrocha au plus vite pour que sa meilleure amie, June Wheeler, ne s'inquiète pas. Cette dernière, agente d'Ether d'élite tout comme Sarah, était affectée à une autre mission « top secret », si bien que les deux complices n'avaient pas eu l'occasion de se reparler depuis le drame du Summoner Carnival. Cependant, au ton de la voix de son interlocutrice, la garde du corps de Violette comprit rapidement qu'elle n'appelait pas pour prendre des nouvelles.

— Ça y est ! Je sais comment me rendre là-bas ! s'exclama l'agente d'élite.

Angéla se releva d'un bond tandis que sa figure fatiguée s'illumina d'un sourire qui fit le tour de son visage.

— Non ? Sérieux ? Vas-y ! Attends, j'arrive !

— Calme-toi. Il faut encore que je réunisse quelques ressources, mais papa travaille dessus.

— Dis-lui de se dépêcher ! Si Aymeric les trouve avant nous, c'est mort ! Cet abruti va tout faire foirer... Imagine il lui raconte que je l'ai abandonnée et qu'elle devient un spectre vengeur qui me hante jusqu'à la fin des temps ?

— Essaie de rester réaliste, l'interrompit June à l'autre bout du fil. Déjà, rien ne nous assure que les Time Gates ont réellement le pouvoir d'ouvrir un portail temporel, et encore moins qu'on pourra communiquer avec elle. Nous sommes sûrs d'une seule chose : ce lieu existe, quelque part sur Izrath. Tout le reste, c'est juste des suppositions.

— Oui... Désolée, c'est plus fort que moi. Quand je pense que j'ai préféré passer l'examen d'entrée à Neo Rikoukei plutôt que d'assister a...

La voix d'Angéla se brisa. Comme à chaque fois qu'elle repensait à cette nuit d'horreur, elle était prise d'un haut-le-cœur et se sentait rongée de l'intérieur par les remords. Son amie, qu'elle avait rencontrée à l'enterrement de July Wheeler, sa cousine, ne le savait que trop bien. C'est pourquoi elle ne lui laissa pas l'occasion de se perdre dans ses lamentations.

— On a déjà eu cette discussion et tu n'y es pour rien, reprit-elle avec prudence. Ça n'arrangera rien de refaire le monde avec des « si ».

— Je sais. C'est stupide. Les larmes doivent attendre et il faut se concentrer uniquement sur son sauvetage, tout ça. Mais bon, tu penses qu'elle me pardonnera de l'avoir abandonnée comme ça ? Est-ce que tout rentrera vraiment dans l'ordre ? Est-ce qu'on pourra reprendre nos vies comme si rien ne s'était passé ? Est-ce qu'Aymeric comprendra enfin ?

— Toutes les épreuves laissent des marques, c'est indéniable. Les gens changent face à l'adversité. Regarde-toi ! Tu as participé au Summoner Carnival alors que les profs te disaient que tu finirais vendeuse de tours Eiffel. Même si July était simplement plongée dans le coma, la personne qu'elle retrouverait à l'issue de la crise en cours ne serait plus la fille insupportable et tête en l'air qui ne lisait même pas les livres.

— Eh... Je les lisais... parfois.

— Mouais. Ce n'est pas ce que July me disait...

— Parce que j'avais autre chose à faire et... OK, j'en ai jamais acheté un seul... Bref, je comprends ce que tu veux dire, soupira Angéla, résignée. Ça ne sert à rien de se pourrir la vie. En plus, les autres ici ont déjà assez de problèmes comme ça, je ne peux pas leur imposer les miens en prime sinon on serait tous en dépression, là.

— Ça, c'est le bon esprit ! Ah, sinon, tu me ramèneras un souvenir d'Égypte ? Papa me spamme avec ça...

La blonde marqua un temps d'arrêt. Lorsqu'elle demanda des explications à son amie, cette dernière se contenta de lui envoyer un article de journal en ligne. En découvrant la photo qui faisait la une, le sang d'Angéla se glaça.

— Érèbe ! Il est de retour !