Tokyo, 2004, univers 250313

D'un coup violent, Violette défonça la porte du bureau du maire de Tokyo qui vola en éclats dans un vacarme assourdissant. Cependant, rien ne l'avait préparée à ce qu'elle découvrit de l'autre côté. La pièce était dévastée. Un feu sombre dévorait les meubles et les livres tandis une épaisse fumée flottait dans l'air, le rendant presque irrespirable.

Une bataille avait eu lieu ici, mais, apparemment, la présidente était arrivée trop tard. Elle ne pouvait que constater l'étendue des dégâts.

Elle s'avança lentement au milieu des décombres et des corps mutilés des gardes du corps de Ryu. Lorsqu'Edouard lui avait dit que cette ordure était menacée, n'imaginait pas une attaque de cette ampleur.

Soudain, un gémissement de douleur près des fenêtres brisées attira l'attention de Violette. Elle se précipita vers son origine. Sous les restes du bureau, elle découvrit l'homme qu'elle avait détesté, haï même, pendant les quinze dernières années, le maire actuel de la capitale : Ryu Inagawa. La moitié du visage de l'homme était gravement brûlé, son ventre transpercé d'une épaisse planche de bois et tout son corps recouvert d'hématomes. Même la présidente méprisait ce type du plus profond de mon âme, le voir dans cet état la fit grimacer.

Avec précaution, elle dégagea les débris pour pouvoir tirer péniblement l'homme contre le mur. Sa respiration était faible, son pouls quasi inexistant et son cœur battait faiblement dans sa poitrine. Dans son état, plus personne ne pouvait le sauver, pas même la plus avancée des médecines.

Cependant, Violette refusait d'être venue ici pour repartir les mains vides. C'est pourquoi, dans un geste désespéré, elle claqua une améthyste contre le sol, puis dirigea le Kvantiki vers son ennemi de toujours. L'énergie bleutée enveloppa tout son corps. Ryu ouvrit faiblement les yeux, d'abord timidement, puis les écarquilla à la vue du visage de la femme qu'il avait trainée dans la boue.

— Bonjour, Ryu, déclara Violette d'une voix glaciale. Cela faisait longtemps, n'est-ce pas ?

— Vio... lette ? articula-t-il tout en crachant une gerbe de sang noir.

— Je n'irai pas par quatre chemins. Vous allez mourir. Avant cela, j'ai besoin de réponses et je compte bien faire durer votre supplice jusqu'à les avoir obtenues.

L'homme tenta de lever la main, mais son bras tomba mollement contre son corps. Devant son impuissance, le maire de la ville se mit à rire tout en crachant ses poumons.

— Alors voilà. Voilà à quoi j'en suis réduit, reprit-il faiblement. Trahi par mon propre clan... Cela doit être mon châtiment pour cette nuit-là.

— Répondez-moi. Que s'est-il passé lors du Purple Requiem ? Quels étaient vos objectifs, à vous et Rikki ?

Ryu, qui avait compris que les minutes lui étaient comptées, lâcha un long soupir et baissa le regard vers le sol.

— Prendre le contrôle du réacteur... afin de nous rendre en Izrath.

— Vous rendre en Izrath ? répéta Violette, dubitative.

— Oui. Durant nos travaux avec vous, nous avons intercepté... un signal étrange un soir, un signal d'une autre dimension.

Violette fronça les sourcils. L'homme était-il en train de délirer aux portes de la mort ? L'idée d'une autre dimension n'était évidemment pas folle, en prouvait l'existence d'Izrath, mais en dehors des Daitherial, l'humanité n'avait jamais eu aucune preuve qu'il existait d'autres mondes similaires au leur.

— Qu'est-ce que c'est que ces histoires ?

— Au début, nous étions sceptiques nous aussi. Mais il s'est répété, encore et encore, chaque nuit pendant une semaine. Nous en étions persuadés. Quelqu'un essayait de communiquer avec nous. C'est pourquoi Rikki a remonté jusqu'à l'origine du signal... Et nous avons pu lui parler.

— Lui ?

— Amon. C'était ainsi qu'il se faisait appeler. Il prétendait... venir de notre monde... d'une autre époque également. Et nous a proposé un marché. Nous lui permettions de revenir... et il nous offrait toutes les connaissances perdues au fil des âges sur Izrath.

— Et vous avez réellement accepté ? s'étrangla la présidente, interdite.

— C'était l'occasion rêvée pour se faire un nom dans la communauté scientifique. Ryoko Seiu, Soichiro Namatame et vous, Violette Leblanc... Sans cela, nous n'aurions jamais été que des sous-fifres, des faire-valoir, des employés des acteurs de la révolution. Cela, nous le refusions.

Violette, folle de rage, frappa le mur de toutes ses forces, qui s'effondra dans un fracas assourdissant. Son sang bouillonnait en elle. Elle faisait de son mieux pour ne pas étriper ce qu'il restait du maire de Tokyo, mais elle avait encore besoin de lui.

— Alors vous avez saboté notre projet et mis le vôtre en place en douce ? cracha-t-elle en contenant sa colère.

— Oui. Le projet Hanae tel que nous l'avions modifié n'aurait pas dû puiser dans le cœur d'Izrath afin de créer une énergie illimitée... mais aurait dû ouvrir une brèche, un trou de ver reliant notre monde, Izrath et celui d'Amon. Imaginez une seule seconde ! Être les scientifiques à l'origine de la découverte du voyage dimensionnel. Cela nous aurait apporté à coup sûr gloire, argent et prospérité !

— Mais, vous avez échoué lamentablement et vous avez emporté avec votre échec des milliers de vies innocentes !

Le visage de Ryu, qui juste là n'affichait que la folie démesurée d'un homme à l'agonie, se crispa soudainement. Il se mordit la lèvre qui saigna à son tour abondamment.

— Nous... Nous n'avons pas échoué. Nous avons réussi. Nous avons bel et bien ouvert une brèche entre Izrath et la Terre. Mais quelque chose, ou quelqu'un est venu perturber nos plans.

Le visage de Violette blêmit.

— Cette chose... C'était un Daitherial, n'est-ce pas ?

— Oui. Cette entité. Ce démon des ténèbres... Je m'en souviens. Il a surgi de la faille sans que nous ne puissions rien faire !

Tout le corps de Ryu fut saisi de spasmes incontrôlables. Il se prit la tête dans les mains, l'air terrifié.

— Rikki... m'a trahi. Il n'a jamais eu l'intention de se rendre sur Izrath. Du moins, pas comme je le pensais. Il a tenté de s'accaparer de la puissance de cette créature, mais il a échoué, pas votre faute !

Sa respiration s'accéléra. Il serra le poing si fort qu'il transperça sa peau déjà mal en point.

— Le cœur d'Izrath du réacteur Kvantiki m'a sauvé. J'ai tout fait pour que tout rentre dans l'ordre et expier mes fautes. Malheureusement..., j'ai fait confiance à la mauvaise personne.

L'ancienne scientifique remarqua soudain un détail sur le corps de son ennemi qui lui avait échappé jusqu'ici. Ce qu'elle avait pris pour de simples brûlures sur son torse n'en étaient pas. Il s'agissait de trous béants dans sa chair, d'où aucun sang ne s'écoulait.

Lentement, l'énergie bleutée qui entourait Ryu Inagawa se dissipait, de même que sa flamme vitale.

— Mon frère s'est approprié le pouvoir que j'avais obtenu cette nuit-là, qui me maintenait en vie...

Le maire de Tokyo se remit à tousser et cracher du sang. Puisant dans ses dernières forces, il attrapa la manche de Violette et lui lança un regard suppliant.

— Vous... Vous devez mettre un terme à ses ambitions à tout prix... Sinon... Sinon le Purple Requiem se jouera à nouveau et, cette fois-ci, il ne s'arrêtera pas au prélude !

L'aura de l'améthyste diminua encore d'intensité tandis que les yeux de Ryu Inagawa se voilaient, perdant tout leur éclat.

— Je suis désolé, Violette... Désolé pour ce que vous avez dû endurer par notre faute. Il me fallait un responsable... afin de continuer mes recherches dans le but de sceller à jamais cette force maléfique. Je suis certain que Rikki n'est qu'une victime d'un pouvoir qui le dépasse... Est-ce que vous pourrez un jour nous pardonner ?

— Non. Jamais je ne vous pardonnerai, Ryu.

— Je m'en doutais, sourit-il dans un ultime effort.

— Toutefois, je ne salirai pas votre nom comme vous avez sali le mien et celui de Soichiro. Je rétablirai simplement la vérité et j'empêcherai à l'histoire d'écrire un second mouvement au Purple Requiem. Ceci est la seule promesse que je peux vous faire.

— Merci beaucoup, Violette Leblanc. Même si je vous ai détestée, travailler avec vous... a été enrichissant. J'aurais aimé pouvoir marcher à vos côtés... si les circonstances avaient été différentes. Vous possédez tout ce que je n'ai jamais eu. Alors, je vous en conjure... retrouvez le cœur d'Izrath et ne laissez pas Rikki mener à bien son projet. Et surtout, marchez. Marchez aussi loin que vous le pouvez. Ne laissez rien ni personne vous arrêter. C'est votre rôle, en tant qu'impératrice de l'empire d'Ether...

La voix de l'homme se transforma en un murmure presque inaudible, pas plus fort qu'une brise légère.

— Toutefois, n'oubliez pas cette leçon... que la vie m'a appris... Parfois, il faut savoir... laisser sa place à d'autres, plus qualifiés. Même l'héritière du trône de Bretagne... doit savoir faire preuve d'humilité.

L'énergie de l'améthyste s'évapora dans l'obscurité et Ryu Inagawa rendit son ultime souffle.

Dans un geste de compassion, Violette ferma les paupières de celui qu'elle avait traqué pendant quinze années. Puis elle tira une colonne de flammes par la fenêtre pour signifier la fin de cette opération spéciale.

Alors que tout le monde se réjouissait de cette réussite, la présidente n'était pas sereine. Les dernières paroles de Ryu continuaient à hanter son esprit. Son regard se porta sur les ruines du réacteur au loin, tas de ferraille informe au milieu de l'océan, comme une cicatrice ancrée profondément dans la chair de la ville martyre.

— Ryu Inagawa. Je vous ai détesté. Toutefois, au fond de moi, je suis bien mal placée pour vous juger. J'ai agi exactement de la même façon que vous pour sauver celui que j'aimais. Votre loyauté envers votre frère devrait être un modèle à suivre. Alors, soyez-en certain, je continuerai votre œuvre, et je mettrai un terme aux ambitions de Rikki. Vous avez ma parole.

**

Violette essuya une larme qui commençait à se former au coin de son œil. Comme à chaque fois qu'elle se replongeait dans ses souvenirs, l'émotion la submergeait et lui faisait perdre toute notion de temps. En voyant l'heure tardive, elle rangea avec précaution son ébauche de livre et se leva pour se préparer à terminer cette longue journée presque aussi absurde que ces jours heureux qu'elle coulait avec le club de sciences auparavant.

Cependant, alors qu'elle était sur le point d'éteindre son ordinateur, un mail, perdu au milieu du flot ininterrompu de notifications attira son attention. Un mail d'Alice.

Après avoir retrouvé le sceptre Héqa, sa fille était partie sur le site supposé d'Héliopolis. Avec toutes ces histoires, Violette avait presque oublié de lui demander son rapport hebdomadaire.

Avec l'idée qu'il ne s'agirait que d'un compte-rendu de routine, la présidente l'ouvrit, l'esprit déjà à moitié dans le monde des rêves. Néanmoins, les premières lignes furent suffisantes pour la réveiller aussitôt.

La millionnaire écarquilla les yeux, abasourdie. Elle relut plusieurs fois le mail d'Alice, mais la fatigue ne lui jouait pas des tours. Si ce qu'Alice lui annonçait là était avéré, la réputation de la fédération allait bien être le dernier de ses problèmes !

Violette imprima en vitesse la lettre et descendit en trombe les escaliers pour faire part de cette découverte au professeur. Heureusement pour elle, ce dernier était toujours aussi insomniaque qu'à l'université. Elle le trouva dans la bibliothèque, avec Lucio.

La présidente se mordit la lèvre. Non. Elle ne pouvait pas encore tout révéler aux jeunes. Il fallait à tout prix éviter la panique inutile pour l'instant. C'est pourquoi elle fit son possible pour paraître détendue lorsqu'elle entra dans la pièce d'un pas assuré.

— Je vois qu'on ressort les dossiers sur son ancienne élève, professeur. Je n'en attendais pas moins de vous.

— Désolé, ma chère Violette, je me suis laissé emporter par la nostalgie, s'excusa-t-il, gêné.

— Ce n'est pas bien important. Mais, toi, Lucio, tu n'as rien à faire debout à cette heure. N'oublie pas que, même si nous n'avons pas d'urgence actuellement, tu dois garder tes forces en cas d'urgence.

— Je... Oui. Excusez-moi pour le dérangement. Et merci, professeur, de m'avoir raconté tout cela.

Sans ajouter un mot, le soldat s'éclipsa et laissa les adultes seuls, en compagnie de ce vieil album photo et de l'autobiographie.

Violette lâcha un long soupir.

— Eh bien, de quoi veux-tu me parler ? lui demanda alors son mentor. J'imagine que si tu as congédié Lucio, c'est à cause d'un secret de la fédération, n'est-ce pas ?

Sans même lui répondre, la présidente lui tendit le mail d'Alice. L'homme fronça les sourcils, sans comprendre.

À peine eut-il posé les yeux sur ce bout de papier qu'ils s'agrandirent de surprise. Après avoir terminé sa lecture et relu plusieurs fois la lettre, Ryoko dévisagea son élève, consterné.

— Je... Violette... Est-ce vrai ce que dit Alice ? bégaya-t-il, le teint livide.

— Je l'ignore, avoua son élève. Mais, si sa découverte est avérée, le Purple Requiem n'aura été qu'un pétard face à ce qui se prépare. Mais ne vous inquiétez pas. Je vais déployer plus de nos hommes sur place pour y mener une enquête approfondie. Je peux vous jurer que, moi vivante, je ne laisserai pas la catastrophe d'il y a trente-et-un ans se reproduire. Même s'il faut pour cela déclencher une guerre entre Purple Revolution et Ether.

— Je fais confiance à ton jugement, Violette.

Dans l'urgence, la présidente contacta les trois dirigeants d'Ether et ses amis d'université Masamune Nishijima, commissaire général de Tokyo, Flore Delacour, directrice de la branche Japonaise et son frère Edouard, chef de la division scientifique, afin de réunir le plus de main d'œuvre possible. Elle leur joignit également une copie du mail d'Alice.

**

4 avril 2019

À : Violette Leblanc

Objet : Rapport d'exploration d'Alice Leblanc, numéro 54.

J'espère que tu as bien reçu le sceptre Héqa. Me concernant, avec mon guide, nous avons trouvé des ruines de ce qui semblait être un ancien royaume qui aurait pu vénérer le cœur d'Izrath par le passé. Cependant, j'ai dû continuer la route seule, ce dernier ayant fui lorsque je lui ai demandé de m'y conduire. J'ai donc exploré en solitaire de nombreux bâtiments enfouis sous plusieurs mètres de sable et y ai découvert ce que nous cherchions : la cité antique d'Héliopolis.

Je suis également tombée sur quelque chose de plus inquiétant. Lis attentivement ce que je vais te dire, Maman. Ce que les frères Inagawa ont libéré il y a vingt ans lors de l'explosion du cœur d'Izrath n'était pas un simple Daitherial, mais une divinité fondatrice d'Izrath, enfermée depuis plus de cinq-mille ans dans une prison dimensionnelle : Skiaton. S'il venait à être ressuscité, le monde plongerait à nouveau dans le chaos qui a jadis détruit le royaume d'Egypte. Il s'agit là très certainement du but principal d'Aeonis. Ce qui expliquerait pourquoi j'ai aperçu un certain nombre de membres de Purple Revolution dans le désert ces derniers jours.

Il faudrait, par ailleurs, renforcer nos effectifs au Caire. Nos agents sur place ont détecté une concentration anormale de Kvantiki près des pyramides de Gizeh qui ne fait qu'augmenter de jour en jour. Je dois t'avouer que cette situation m'inquiète également et mériterait une étude plus poussée sur l'origine de ce pic d'énergie.

En attendant, ne t'inquiète pas pour moi. Je serai prudente.

J'espère pouvoir être de retour pour la fin du tournoi et former les nouvelles recrues en septembre.

Je t'embrasse fort,

Alice.