Comment une agente d'élite pouvait-elle utiliser une telle abomination ? se demandait Angéla, à la vue d'Apophis alors qu'elle assénait un coup de pied retourné à un manifestant armé d'une hache qui s'effondra sus la pelouse. Cela n'avait rien d'héroïque ! Certes, l'arrivée du Daitherial divin avait déstabilisé Purple Revolution, mais avait également provoqué la panique parmi les spectateurs. Si la protection de Violette n'avait pas tenu, il y aurait eu ces dizaines de blessés, voire pire... L'étudiante secoua la tête pour chasser ses doutes. Si Violette avait confié la gestion de cette crise à Séléné, il n'y avait aucune raison de remettre en question ses choix.

Aeonis, malgré l'explosion et les flammes qui l'encerclaient, restait parfaitement calme. Il n'avait pas subi une seule égratignure. La haine se lisait simplement sur son visage.

— Alors, comme ça, la fédération possède également des Seigneurs d'Izrath ? fulmina-t-il.

— Exactement, et tu vas comprendre pourquoi certains Daitherials doivent sommeiller pour l'éternité !

De la gueule de la créature s'échappa un liquide violet qui fusa vers le chef révolutionnaire. D'un claquement de doigts, ce dernier érigea une barrière d'énergie. La salve de venin rebondit sur cet écran sombre et fut déviée droit vers les gradins.

Angéla réagit au quart de tour en brisant une améthyste. Pendant que les morceaux de pierre noire s'éparpillaient, une puissance colossale enveloppa la jeune femme. Ses cheveux, comme parcourus d'électricité, se dressèrent sur sa tête, ses yeux bleus s'illuminèrent d'une lueur intense et, dans ses mains, apparurent deux sphères dorées.

— Téleia aspída !

Un mur de lumière entoura le champ de bataille pour protéger les agents et les manifestants du venin mortel. Et mortel était un faible mot. Car à peine le poison eut-il touché le sol que la terre s'enflamma et disparut purement et simplement. Il n'en resta rien d'autre qu'un cratère fumant et une puissante odeur de soufre.

— Eh ! Fais gaffe à nous ! s'écria-t-elle.

L'invocatrice ne sembla même pas entendre les protestations et ordonna à son reptile de repasser à l'attaque immédiatement. Le colosse se jeta sur Aeonis et réduisit en poussière son bouclier d'un simple battement de queue. L'homme fut projeté en arrière avec une violence inouïe, mais utilisa la limitation du terrain pour rebondir et retomber sur ses jambes avec légèreté.

— Encore... La fédération détruit encore tout sur son passage sans se préoccuper des victimes ! cracha-t-il avec mépris.

— C'est vous qui m'y obligez, rétorqua sèchement la jeune fille. Si je n'avais pas contrarié vos plans, ce stade ne serait plus qu'un champ de ruines, est-ce que je me trompe ?

— Silence ! s'égosilla le révolutionnaire, fou de rage. Violette n'est qu'une imposture, une manipulatrice et n'a aucune considération pour la vie humaine... Tous ces moutons qui la suivent aveuglément me dégoutent... encore plus quand il s'agit d'une seigneuresse d'Izrath comme toi, Séléné !

L'œil droit d'Aeonis brilla d'une lueur inquiétante. Tout son corps luisit d'une sinistre lumière noire et l'air tourbillonna tout autour de lui. Le serpent divin tenta de repasser à l'attaque, mais le poison fut absorbé par cette aura de ténèbres, sous le regard effaré de l'invocatrice.

— Sache que tu n'es pas la seule à avoir obtenu un seigneur d'Izrath !

— Ridicule, un misérable humain comme toi ne peut avoir...

— Chers spectateurs du monde entier, observez la chute de la fédération Ether ! Violette ! Aujourd'hui, vos mensonges seront révélés !

Une onde de choc balaya le stade. La barrière d'Angéla, qui avait survécu miraculeusement aux assauts d'Apophis, se fissura, de même que ce qu'il restait de celle de Violette.

— Apparais, seigneur d'Inferius, Érèbe !

Le sol devant Aeonis s'ouvrit en deux. Une lumière sombre en émana. Apophis siffla furieusement, mais même lui recula d'un mètre lorsqu'une gigantesque patte noire et griffue émergea des entrailles de la Terre. Puis une deuxième, deux ailes immenses et enfin une tête.

Un dragon colossal de pierre ébène s'éleva au milieu de la pelouse en proie aux flammes. Il se tenait sur ses membres postérieurs. Son regard, rouge, était encore plus maléfique que celui d'Apophis. Ses cinq cornes étaient aussi tranchantes que des couteaux.

Lorsque le reptile ailé poussa un rugissement à déchirer les cieux, l'améthyste qui se trouvait dans la main de Lucio vola en éclats et une expression de terreur déforma son visage. Toute son énergie fut comme aspirée par ce monstre. Sa respiration devint saccadée. Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Ses jambes tremblaient comme des feuilles. Son cerveau lui hurlait de fuir. Mais il était tétanisé, incapable de bouger face à la créature qui avait manqué de le tuer.

Angéla le protégea de justesse d'un coup de canif d'un rebelle et le tira derrière elle pour l'éloigner de la zone de conflit qui n'allait pas tarder à se transformer en charnier si les deux Daitherials engageaient le combat.

— Aeonis... quelle est cette abomination ? lança Séléné, reculant à son tour.

— Érèbe est le Seigneur qui aurait sauvé l'humanité si Violette m'avait laissé terminer mes recherches... Mais puisqu'elle a refusé, il est celui qui causera sa perte !

Alors que les deux titans se jetaient l'un sur l'autre, dans les gradins, les hommes d'Aeonis continuaient à semer le chaos. Et, bien que des membres de la fédération Ether cachés parmi les civils aient engagé les hostilités avec eux, la situation n'évoluait pas, notamment à cause d'une invocatrice de glace, qui bloquait les mouvements des agents. Purple révolution portait bien son nom. Le monde entier était en train d'assister à une prise de pouvoir, une véritable révolution.

Au centre du terrain, les deux monstres s'échangeaient des coups toujours plus violents. A chaque collision, le stade tout entier tremblait. Apophis enroula son long corps tout autour de celui d'Érèbe et tenta de l'écraser sous la pression. À ce moment-là, des craquements se firent entendre. De minces filets de lumière blanche s'échappèrent du dragon de pierre. Il était sur le point d'imploser !

Angéla, qui avait pressenti cela, hurla :

— Tout le monde, à t...

Personne n'eut l'occasion de réagir assez vite. Telles de vulgaires brindilles, tous furent emportés par une tornade d'énergie pure.

Une détonation sourde. Un éclat aveuglant. Une chaleur inimaginable. Une tempête de poussière et de terre. Un champignon atomique. Puis plus rien. Le silence.

— Ora álma.

Tout se figea autour de Lucio. Le vent ne soufflait plus. Les jets de terre et les feuilles restèrent suspendus dans les airs. Les révolutionnaires et les agents s'étaient arrêtés nets dans leurs chutes. Mais le soldat, lui, était conscient, bien qu'incapable de faire le moindre mouvement, prisonnier de son propre corps.

Soudain, alors que les secondes ne s'écoulaient plus, quelqu'un apparut au milieu de la pelouse dévastée, à la source même de l'explosion, le visage caché par un masque d'ébène. Cette personne était vêtue d'une robe sombre, fendue de lignes rougeoyantes. Dans son dos, une longue chevelure de jais flottait au gré du vent inexistant, tandis que, dans sa main gauche brillait une lance double de métal noir.

D'un pas lent, la femme s'approcha de la bombe vivante, puis posa sa paume dessus.

— Ceux qui tentent de changer la course du temps doivent être supprimés de l'Histoire. Et vous n'entraverez pas le cours de mon histoire. Gardez cela en tête, Séléné, Aeonis.

Une nouvelle lueur aveuglante s'échappa de l'étrange entité, puis le temps s'écoula à nouveau normalement... ou presque. En un clignement d'œil, l'explosion qui aurait dû raser le stade, et, peut-être même la ville, s'était volatilisée.

Lucio tomba au sol, abasourdi. Des deux colosses, il ne restait plus rien qu'un édifice en ruines. Séléné et Aeonis eux-mêmes semblaient choqués de la tournure que venaient de prendre les événements.

— Qui... Qui était cette personne ? bégaya le disciple de Violette.

— Qui ça ? s'étonna Angéla.

— Elle ! Là, il y a...

Il s'arrêta net. Il n'y avait plus personne. L'étrange femme avait disparu de la même façon qu'elle était apparue. Pourtant, il n'avait pas rêvé. Quelqu'un s'était interposé !

Était-il en train de devenir fou ? La peur l'avait-elle fait délirer ? Personne d'autre que lui n'était-il conscient pendant l'arrêt du temps ? Lucio ne comprenait plus rien.

Finalement, la fédération Ether réussit à repousser l'ennemi. Tous les insurgés étaient maîtrisés, ou avaient profité de la confusion pour s'enfuir. Les derniers spectateurs pris au piège des attaques furent évacués également. Seuls restèrent Aeonis et Séléné au milieu du stade en ruines. Cependant, devant la destruction de son Daitherial, le chef révolutionnaire tourna les talons et se dirigea tranquillement vers la sortie. Lucio voulut le rattraper, mais Angéla l'en empêcha. Même s'il était affaibli, cet homme était bien trop dangereux pour de simples novices comme eux.

Séléné se lança à sa poursuite, mais à peine eut-elle fait un pas qu'elle tituba. Son œil doré reprit sa teinte ordinaire et ses cheveux, aussi blonds que le Soleil, virèrent au blanc neige.

— Attendez... Aeonis... Je... Séléné n'en a pas fini avec...

Séléné, redevenue Sarah, ne parvint pas à terminer sa phrase. Vidée de ses forces, elle s'effondra sur la pelouse, plongeant dans un profond coma. Et, alors que des dizaines d'agents se précipitaient vers leur collègue pour lui porter assistance, Lucio réalisa alors quelque chose. Voir ces créatures divines s'affronter lui avait révélé le fossé... non, l'abîme qui le séparait des membres de Purple Revolution et que, jamais, il n'aurait pu les arrêter dans son monde.

Toutefois, le disciple de Violette ne comptait pas abandonner malgré sa conscience qui lui hurlait, pour sa propre survie, de ne pas se mêler davantage de cette affaire. Car cette journée lui avait ouvert les yeux sur un point crucial. Il refusait que la tragédie qui avait dévasté son pays se répète ici. À l'époque, il n'avait pas eu la force de protéger ceux qui lui étaient chers. Et, même s'il était encore à des années-lumière du niveau de Violette ou Séléné, il possédait un artéfact capable de changer la donne, un artéfact qu'il était le seul à pouvoir maîtriser, un artéfact qui avait eu le pouvoir de repousser la mort le jour où il avait sauvé Anna, l'artéfact de Ladd, le Daitherial des pharaons.

Cette dimension n'était peut-être pas celle dans laquelle Lucio avait grandi, mais il se sentait responsable des drames qui s'y déroulaient. Cette histoire avait commencé cinq mille ans plus tôt, lorsque son ancêtre avait quitté le trône. C'était désormais à lui qu'incombait la tâche de corriger les erreurs du passé et arrêter Purple Revolution, ainsi que son leader, Aeonis.