Chapitre 16 : Le mentor
— Lucio veut rencontrer le professeur Ryoko Seiu ?
Violette haussa les sourcils, légèrement surprise par cette demande incongrue de la part d'Angéla. Il était vrai que son ancien mentor était l'homme qui lui avait appris tout ce qu'elle savait sur le Kvantiki et la physique quantique. S'il y avait bien une personne qualifiée pour travailler sur un transporteur dimensionnel, c'était lui. Cependant, la présidente n'avait pas osé lui demander cette faveur, de peur de raviver des blessures mal cicatrisées chez le vieux scientifique, et avait confié cette mission à l'un de ses amis d'université à la place.
À présent qu'elle y réfléchissait, l'idée n'était pas si mauvaise. Rencontrer un voyageur d'une autre dimension pourrait peut-être rallumer chez Ryoko Seiu la flamme que le Purple Requiem avait éteint en fauchant la vie de sa femme. S'il existait un mince espoir de ressusciter l'âme de savant fou du pionnier du projet Kvantiki, Violette ne devait laisser passer cette occasion pour rien au monde. C'est pourquoi elle accéda à la requête de son agente.
Ainsi, le lendemain matin, Lucio, accompagné d'Angéla toujours chargée de le surveiller, put se rendre à Neo Rikoukei pour discuter avec celui qui avait formé l'esprit le plus brillant de ce siècle. Le bureau de ce dernier se trouvait au bout d'un long couloir situé dans le département de recherche de la tour Ether, à l'écart de toute activité.
Pendant que la jeune femme montait la garde un peu plus loin, le soldat toqua trois fois, avant qu'une voix rauque et désincarnée lui réponde d'entrer. Lorsqu'il poussa la porte, celle-ci s'ouvrit dans un grincement strident qui résonna longuement dans l'étage désert. De l'autre côté, au milieu de montagnes de papiers empilés et de livres jaunis par le temps, se tenait un homme perdu dans ses dossiers.
Sa silhouette était légèrement courbée, et sa carrure chétive. Sa chevelure désordonnée, d'un gris éclatant, donnait l'impression qu'il venait de se réveiller d'une nuit d'intenses réflexions. Son visage était empreint d'une sagesse intemporelle. Ses rides marquaient le passage des années et témoignaient de l'expérience d'une vie dédiée à la recherche. Ses pupilles anthracites valsaient rapidement dans ses orbites au rythme de sa lecture frénétique. D'un simple regard, cet homme semblait capable de résoudre les équations les plus complexes. Cependant, ses yeux n'émanaient aucun éclat. Ils étaient comme ceux d'un robot, assimilant des connaissances sans en tirer la moindre satisfaction. La seule expression qu'ils renvoyaient était une profonde tristesse qui rappelait à Lucio la souffrance de ses compagnons d'infortune.
Ses joues creuses, sa barbe de trois jours et son teint blafard trahissaient une santé sur le déclin, ainsi qu'une certaine négligence. Impression renforcée par son style vestimentaire composé d'une veste froissée, une chemise délavée, une cravate lâchement nouée, et un pantalon à carreau d'un autre temps.
Il semblait être perdu dans ses pensées, comme s'il était habitué à se plonger dans des mondes abstraits que peu pouvaient comprendre. Et pourtant, malgré cette profondeur intellectuelle, il dégageait une humilité discrète. Il possédait une aura de génie autour de lui, une sorte de magnétisme qui captivait l'attention de tous ceux qui se trouvaient à proximité. La même aura qui entourait Violette Leblanc.
— C'est donc toi la nouvelle recrue de ma chère élève ? déclara Ryoko sans daigner marquer une pause dans sa lecture. J'ai été prévenu de ton arrivée. Il paraît que tu viens d'un autre monde ?
Lucio frissonna. Quelque chose chez le scientifique le mettait profondément mal à l'aise. Il avait l'impression de parler à une machine tant la voix de son interlocuteur était plate et monocorde. Cette ombre d'être humain était-elle réellement capable de l'aider à secourir Anna ? Il aurait mieux fait de se sauver lui-même en priorité, pensa le soldat.
— C'est exact. Mon nom est Lucio Hénault. Je vais être direct : savez-vous voyager entre les dimensions ?
Cette question sembla capter l'intérêt de Ryoko, qui referma son livre pour dévisager son invité avec étonnement.
— Je connais la théorie, oui. Du temps de l'académie Rikoukei de Tokyo, nous avions même mis au point un prototype avec l'un de mes élèves.
Bingo ! Angéla n'était pas si stupide que ça, finalement. Elle avait trouvé le bon filon avec cet homme. Lucio s'apprêtait déjà à jubiler, mais la suite brisa son excitation.
— Malheureusement, nous ne possédons plus la technologie nécessaire pour réaliser un tel exploit, actuellement.
— Co... Comment ? s'étrangla le soldat. Qu'est-ce que ça veut dire ? Vous avez réussi, oui ou non ? Je ne suis pas venu ici pour perdre mon temps !
Un sourire empli de tristesse fendit les lèvres desséchées du mentor de Violette.
— Jeune homme. Selon toi, que faudrait-il pour ouvrir un trou de ver et le maintenir actif suffisamment longtemps pour y faire passer un être humain ?
En puisant dans ses souvenirs de cours de physique fondamentale, Lucio répondit :
— Il faudrait une énergie quasi infinie concentrée en un point précis de l'espace afin de déchirer l'espace-temps.
Tout en prononçant ces mots, il se rendit compte qu'avec la technologie de son monde, jamais Amon n'aurait dû être en mesure de réaliser une telle prouesse.
— C'est exact poursuivit Ryoko d'un ton professoral. L'énergie infinie dont nous disposions n'est plus disponible, par ma faute. Et c'est pourquoi nous ne pouvons plus reproduire cet exploit.
Lucio fronça les sourcils, de plus en plus perplexe.
— De quoi parlez-vous ?
Le scientifique se leva enfin de sa chaise et s'avança jusqu'à l'un de ses placards pour en sortir un dossier aussi épais qu'un dictionnaire. « Projet Hanae : la création du réacteur Kvantiki de première génération ». À l'intérieur, collée au dos de la page de garde, il y avait une photo décolorée par le temps. Sur celle-ci, il était possible de reconnaître les grandes pyramides d'Égypte en arrière-plan. Au centre, dans ce qui semblait être un site de fouille archéologique, quatre hommes posaient fièrement à côté d'une pierre cristalline d'un violet profond de la taille d'une tête humaine. Les rayons du soleil qui la traversaient révélaient des reflets chatoyants et lui conféraient un aspect mystique, presque magique. Des inclusions plus claires, semblables à des veines délicates, parcouraient la surface du cristal, donnant l'impression qu'il était vivant. Lucio était fasciné par cette merveille, mais il était également effrayé lorsqu'il comprit la nature véritable de cette chose.
Ryoko se racla la gorge et, d'une voix pleine de nostalgie, il déclara :
— Voici le cœur d'Izrath, la plus puissante relique liée au Kvantiki, ainsi que le point de départ du projet Hanae. Son énergie infinie aurait dû permettre au réacteur Kvantiki de fonctionner de manière autonome pendant plusieurs siècles — que dis-je, des millénaires. Mais, les frères Inagawa en avaient décidé autrement et ont préféré utiliser cette puissance pour étancher leur soif de pouvoir.
Un rictus de dégoût déforma la figure de l'homme lorsqu'il prononça le nom du prétendu allié d'Amon. Plus il passait de temps dans ce monde, et plus Lucio réalisait à quel point ils avaient été manipulés par la pire des ordures !
— Lors du Purple Requiem, le cœur d'Izrath a explosé, et ses fragments ont disparu dans la nature. Mon élève a bien tenté de les retrouver, mais ses recherches se sont avérées vaines jusqu'à présent.
Le soldat commençait à mieux cerner le problème. Cependant, cette révélation soulevait également beaucoup de questions dans son esprit. Si Amon avait réussi, cela signifiait-il donc qu'il possédait l'un de ces fragments ? Et les terroristes ? Leur chef avait-il utilisé ce moyen pour envahir son monde ? Dans ce cas, comment les vaincre si cet artéfact était aussi puissant que le prétendait le professeur ? La fédération n'avait-elle vraiment aucune piste pour mettre la main sur cette relique ?
Face à la mine pensive de son invité, Ryoko rit légèrement.
— Tu sais ce qu'il te reste à faire. Tu dois retrouver l'un des fragments perdus du cœur d'Izrath. Lorsque cela sera fait, Violette pourra te renvoyer chez toi.
— Si vous n'y êtes pas arrivés avec tous vos hommes, pourquoi j'aurais plus de chance que vous ?
— Car je vais me joindre à tes recherches.
Lucio fronça les sourcils. Il ne comprenait pas en quoi l'aide de ce vieillard rabougri lui serait bénéfique pour une telle recherche qui nécessitait plutôt des agents de terrain en pleine forme. Mais il ne pouvait pas non plus refuser. Si ce que le professeur avait affirmé était vrai, alors il était le mieux placé pour rapatrier Anna grâce à ses connaissances. La seule question qui restait en suspend était : pourquoi agissait-il ainsi ? Que gagnait-il à aider un inconnu total ? Il avait forcément quelque chose derrière la tête. Cependant, il était impossible de le deviner sur son visage inexpressif et éteint. Au moins, il ne semblait pas représenter une menace. Le soldat ne pouvait l'expliquer, mais, tout comme Violette, cet homme lui inspirait confiance.
Soudain, Angéla déboula en trombe dans le bureau, interrompant brutalement la conversation.
— Mec, j'ai été appelée pour une urgence là. Je dois y aller ! lança-t-elle, l'air paniquée. Violette m'a dit qu'on a un problème au Louvre.
— Au Louvre ? s'étonna Ryoko. Si je me souviens bien, nous avions envoyé un agent sur place, un peu plus tôt dans la journée.
— Oui ! C'est lui le problème ! J'ai pas tout compris, mais apparemment il y a un gros souci. Il a trouvé une amulette maudite ou un truc du genre. Bref, je vais rejoindre Séléné et Violette là-bas. Lucio, je serais pas longue, tu peux m'attendre chez moi si tu te fais chier.
Le nom de l'homme résonna longuement dans l'esprit de Lucio. Son sang se glaça pour une raison qu'il ne pouvait déterminer. Et ce n'était pas uniquement parce que l'agent portait le même nom que le souverain de la légende.
— Tiens, nous en parlions, mais justement, je pense que Séléné pourrait se joindre à nos recherches, intervint Ryoko. Il s'agit de la spécialiste en relique égyptienne de la fédération. Peut-être possède-t-elle des informations sur un moyen de localiser le cœur d'Izrath.
Il n'en fallut pas plus pour convaincre Lucio. Lorsqu'Angéla lui tendit la clé de sa chambre, il lui fit bien comprendre qu'il comptait l'accompagner. Visiblement bien trop pressée pour négocier, cette dernière n'émit aucune protestation et se précipita à l'extérieur, en compagnie de son disciple.
Une fois que les jeunes agents se furent retirés, le professeur Ryoko poussa un long soupir de lassitude. Dans quoi s'était-il embarqué, encore ? Après le Purple Requiem, il s'était juré d'abandonner toute recherche sur cet artéfact maudit qu'était le cœur d'Izrath. Cependant, l'histoire de Lucio avait ravivé en lui une colère que le temps avait éteinte. Rikki Inagawa et Amon étaient en vie, et sévissaient toujours. Pire, ils avaient détruit, non pas une seule ville, mais une dimension entière, cette fois-ci ! Le mentor de Violette ne pouvait pas laisser ce crime impuni. Tout son être criait vengeance pour la mort de celle qu'il aimait. Et sa soif de sang allait enfin pouvoir être étanchée. Grâce à Lucio et au cœur d'Izrath, il allait retrouver les assassins de sa femme. Il s'en faisait le serment.
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