Chapitre 14 : Réminiscences
Le silence régnait dans la salle d'astronomie de l'université. Située au dernier étage, la vue était imprenable sur toute la ville grâce aux immenses baies vitrées récemment installées. Les faibles rayons crépusculaires du Soleil qui les traversaient projetaient des ombres grandissantes sur les télescopes et autres instruments de mesure entreposés ici.
Lucio tourna son regard vers le côté nord, là où se découpait dans la pénombre la silhouette d'un laboratoire flambant neuf. Une légère fumée blanche s'échappait des cheminées pour se fondre parmi les quelques nuages duveteux accrochés à un fin croissant de lune.
Assise derrière son bureau de chêne, Carly Catherine feuilletait distraitement les magazines de mode. La fille aux cheveux d'albâtre, également déléguée de promotion, s'amusait de temps à autre à lancer des piques à son suppléant. Julien Aimer, un étudiant aux allures bourrues, mais de bonne volonté, se tenait à l'écart. Lorsqu'aucune activité n'était en cours, il aimait regarder les informations sur la télévision « empruntée » au club audiovisuel.
En tendant l'oreille, au-dessus des commentaires du présentateur de TF1, Lucio pouvait entendre le doux son de la voix d'Anna. Elle chantonnait paisiblement dans la salle de bain, installée dans la pièce adjacente pour les longues sessions d'observation nocturne.
Le soldat se trouvait là, translucide, à contempler cette scène si banale de son quotidien d'antan, spectre de son passé qui revenait le hanter jusque dans ses nuits. Il s'agissait d'une journée typique de l'association d'astronomie. Il aurait été bien incapable de la dater avec précision tant cette époque lui paraissait lointaine et révolue.
— Eh, Julien, ça ne te dirait pas d'organiser une montée sur Paris, prochainement ? proposa Carly.
— Alors qu'on a exams, demain ? Vas-y, mais ne compte pas sur moi pour remplir deux copies.
— Tu n'es pas drôle ! Et puis, je ne te vois pas beaucoup réviser !
Anna sortit de la salle de bain et une colonne de vapeur se déversa dans la pièce. La fille aux cheveux parsemés de reflets bleutés, vêtue d'une simple robe de chambre et d'une serviette sur la tête, s'avança parmi ses amis, amusée.
— Au moins, en passant la nuit à l'école, on ne risque pas d'être en retard, déclara-t-elle d'une voix claire. C'est une soirée parfaite pour observer les étoiles, je suis certaine qu'on réussira à dégoter quelque chose pour le journal de la fac, cette fois !
— Ça serait mieux si notre président adjoint était parmi nous, grommela Julien avec sa bonne humeur habituelle.
Au même moment, un bruit de pas dans l'escalier se fit entendre, aussitôt suivi d'un grand « boum » et d'injures contre les pauvres marches un peu trop abruptes. La porte s'ouvrit avec fracas pour laisser rentrer un double de Lucio, à bout de souffle, un sac de courses à la main.
Il avait vraiment du mal à se reconnaître. À l'époque, l'étudiant à la peau légèrement mate arborait un visage plutôt insouciant, presque niais en fin de compte. Malgré les cours, aucun cerne n'entourait ses yeux bleu-gris et ses cheveux d'or luisaient encore à la lumière du jour.
Lorsqu'elle le vit, Anna se dirigea vers lui d'un air sévère.
— Eh bah, alors, tu en as mis du temps. Je ne t'attendais même plus !
— Je suis là, maintenant. En plus, j'ai ramené un dîner, mais vu que je ne suis pas le bienvenu, je vais repartir, bougonna l'étudiant.
L'expression de la jeune femme se détendit aussitôt lorsqu'il lui tendit ce qu'il avait acheté.
Le cœur de Lucio se serra alors que cette image, autrefois si banale, s'estompait peu à peu. Les visages souriants de ses amis disparurent, de même que les rayons du soleil et les baies vitrées. Des ruines prirent leur place. En une fraction de seconde, ce monde si joyeux et enfantin s'était transformé en enfer.
Les vitres étaient brisées, le parquet noirci par les flammes, les instruments de mesure en miettes. La télévision n'était plus qu'un tas de boulons informe et les restes de carreaux sales laissaient passer des courants d'air glaciaux qui venaient faire voler quelques feuilles jaunies éparpillées sur le sol. Le seul rescapé de la catastrophe était le bureau de Carly, dernier vestige et témoin d'une époque révolue.
Lucio s'en souvenait parfaitement. Quand les terroristes s'étaient introduits sur le campus, les délégués avaient ordonné à leurs deux amis de se cacher sur le toit. Malheureusement, les hommes avaient débarqué avant qu'eux-mêmes n'aient pu rejoindre Lucio et Anna.
L'ancien étudiant plongea son regard vers le fond de la pièce, là où des débris gisaient au milieu des décombres. Un sentiment de culpabilité le saisit à la gorge. Comme tous les autres, il n'avait jamais accordé sa confiance à ses camarades de club. Pourtant, Julien avait brisé l'échelle qui permettait d'accéder à la cachette et camouflé la trappe pour faire croire à leurs agresseurs qu'ils étaient seuls et qu'il n'y avait aucun moyen de s'enfuir. Et son plan avait marché. Depuis le toit, roulés en boule sous la bâche qui servait à protéger les instruments d'astronomie, Lucio et Anna avaient entendu les ennemis emporter les deux délégués avant de mettre le feu à l'endroit.
Quelques jours plus tard, Amon était venu à leur secours et les avait pris sous son aile. Tous deux avaient appris à se battre à ses côtés, à tuer pour survivre, à se méfier du moindre craquement. Il avait fait d'eux de véritables guerriers.
Lucio cligna des yeux. Le décor changea à nouveau. Les ruines et la désolation laissèrent place à un océan d'étoiles scintillant dans la voute céleste. Dans l'obscurité quasi totale de la nuit, seul le doux son des vagues au loin parvenait jusqu'aux oreilles des membres du club. Un vent chaud et sec soufflait sur la ville endormie.
Anna fixait le ciel de ses iris bicolores et luisants dans la pénombre, comme deux lueurs d'espoir perdues dans des souvenirs brumeux.
— Tu penses que... tu penses que, parmi l'une de ces lumières existe un monde dont nous ignorons tout ? déclara-t-elle d'une voix fantomatique.
Machinalement, la jeune femme passa la main devant son œil émeraude et tendit son autre bras vers la canopée, la paume tournée vers les astres.
— Est-ce qu'il se cache là-haut, lui aussi ?
— Tu parles encore de ce dragon ? demanda le double du garçon, nullement surpris. Ça m'étonnerait. Il sortait de ma pierre... Attends, son nom, c'était quoi, déjà ?
— Ladd.
**
Un doux courant d'air chaud tira Lucio de son sommeil. Lorsqu'il revint à lui, son visage était trempé par des larmes, comme à chacun de ses réveils, depuis la perte de sa vie d'antan.
Toutefois, le temps de la fuite était révolu. Aujourd'hui commençait son entraînement avec Violette Leblanc afin de pouvoir offrir à son amie d'enfance la vie qu'elle méritait.
L'ancien résistant saisit son pendentif et le serra contre son cœur.
— Je tiendrai ma promesse, Anna. Quand tout sera terminé, nous rencontrerons Ladd, et nous le remercierons de t'avoir sauvée.
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