L'eau brûlante de la douche fit sursauter Lucio. C'était la première fois en six mois qu'il ressentait la sensation de la chaleur sur sa peau couverte de plaies et des bleus. Il en avait presque oublié à quel point il aimait se prélasser longuement dans sa baignoire et se perdre dans ses pensées. Là, protégé de l'extérieur par un cocon de vapeur, il tentait vainement de se vider l'esprit.

Ce qu'Angéla lui avait raconté était ridicule. Même s'il avait toujours apprécié les récits héroïques de complots politiques et de roi exilé dans des mondes remplis de créatures fantastiques, il était encore capable de séparer la réalité de la fiction. Ce qu'il avait vécu, malheureusement, relevait de la seconde catégorie, contrairement à la légende d'Hélios. Connaître les mythes de cette dimension n'allait pas l'aider à sauver Anna.

Lorsqu'il repensa à son amie d'enfance, il la vit seule, dans le froid, affamée et désorientée. Le soldat se sentit aussitôt honteux de jouir de privilèges tels qu'une douche chaude et un toit sur la tête. C'est pourquoi il ressortit immédiatement et se rhabilla ensuite avec les habits mis à sa disposition : un jean noir et une chemise blanche.

En attendant le retour de la propriétaire des lieux, il s'aventura dans le grand parc entourant la résidence, mais se heurta rapidement à la fameuse barrière d'énergie invisible dont parlait Elwood. Il effectua un rapide tour du domaine, mais il n'y avait aucune faille ni aucun moyen de la contourner. Il était vraiment prisonnier. De plus, il avait déjà repéré une dizaine de caméra qui quadrillaient le domaine. Pour couronner cela, cachés derrière l'épaisse végétation, il était possible d'entrevoir des pans de murs en béton, certainement les logements de gardiens prêts à intervenir au moindre danger. Cet imposant système de sécurité ne semblait pas dérangea Angéla, qui se prenait en selfie devant la façade comme une touriste découvrant la tour Eiffel.

Violette revint tôt dans la soirée et invita ses nouveaux disciples à sa table. Pendant le repas — le premier véritable que le résistant avait savouré depuis le début des attaques contre son monde —, les convives parlèrent du quotidien. La maîtresse des lieux raconta à ses invités de nombreuses anecdotes au sujet des missions de la fédération qu'Angéla écoutait, les yeux constellés d'étoiles. Même si Lucio ne saisissait toujours pas tout ce qu'il se disait, les prouesses que cette organisation avait réalisées le captivaient. Fiction ou réalité, il ne pouvait nier que la vie d'agent de la fédération semblait palpitante. Il se prit même à admirer les faits d'armes d'illustres inconnus. Si Anna avait été présente à ses côtés, elle aurait eu des étoiles dans les yeux durant tout le repas. Vraiment, cette dimension semblait utopique pour sa meilleure amie. Mais, encore une fois, il gardait en mémoire que tout ceci pouvait être faux et restait sur ses gardes. Il prenait toutes ces informations comme un guide pour l'aiguiller dans sa décision finale et non comme argent comptant.

Il apprit également que, dans ce monde, posséder un Daitherial n'était pas chose commune, mais n'était pas si rare non plus. Apparemment, ceux-ci se liaient avec des humains en fonction du taux de Kvantiki dans leur cellule. De plus, les niveaux de puissance de ces esprits étaient très variables, pouvant aller de la simple boule de poils inutile au dragon destructeur tel que celui d'Aeonis. C'est pourquoi la mission première de la fédération Ether était de protéger la population, et également de former de jeunes recrues afin d'éviter que des personnes inexpérimentées ne produisent d'accidents irréparables. Pour cela, il existait plusieurs agences dans chaque région du globe, dirigées par des « agents d'élite » en charge de tous les dossiers en rapport avec des incidents liés au Kvantiki, souvent en collaboration avec les autorités locales.

— Et, dites-moi, madame Leblanc, si ce n'est pas indiscret...

— Appelle-moi Violette, s'amusa la présidente. Je n'ai jamais aimé les titres grandiloquents.

— D'accord, Violette !

Angéla frissonna de plaisir. Elle avait toujours rêvé de parler d'égale à égale avec son héroïne, et c'était désormais une réalité !

— Du coup, qu'est-ce qui est arrivé à Rikki Inagawa, après le Purple Requiem ? Officiellement, on dit qu'il est mort, mais ce n'est pas vrai, hein ? Vous savez où il est ? Qu'est-ce qu'il voulait exactement ?

Le regard de Violette, jusque-là teinté de bienveillance, se voila. Une étincelle de colère scintilla dans ses iris émeraude, aussitôt éclipsé par une profonde tristesse.

Devant le malaise qu'elle venait d'instaurer, l'étudiante tenta de se rattraper, mais il était trop tard. Sa supérieure éclipsa simplement la question en faisant apporter le désert. Lucio ne réagit pas, mais nota précieusement ce détail dans un coin de sa tête. Il y avait bien un secret concernant Rikki Inagawa que la présidente refusait de partager, même avec ses agents. Et le soldat comptait bien le découvrir. Seulement ainsi il pourrait choisir son camp.

**

De retour dans sa chambre, Lucio consulta les travaux récents de ce monde sur le voyage dimensionnel. Si les terroristes venaient vraiment de ce monde, un tel exploit ne serait jamais passé inaperçu. Cependant, il ne trouva rien. Pas même le moindre article sérieux sur le sujet, pas même sur le site officiel du CERN.

Lucio lâcha un soupir, puis prit la pierre bicolore entre ses doigts pour l'observer de plus près.

— Alors comme ça, c'est un artéfact d'Izrath et un Daitherial y est lié ? pensa-t-il tout en contemplant l'étrange caillou avec intérêt.

Comment sa famille s'était-elle procuré une telle chose ? Amon avait-il effectué des tests dans le passé qui lui auraient conduit à la découverte de cette pierre ? Connaissait-il l'existence d'Izrath avant le début des attaques ? Si oui, depuis combien de temps ? Tant de questions qui le torturaient sans posséder la moindre piste de réponse.

L'esprit fatigué par ces interrogations, et par les deux journées mouvementées qu'il venait de vivre, Lucio posa cet artéfact sur la table de nuit.

Alors qu'il était sur le point d'éteindre la lumière, un éclat dans le miroir en face du lit attira son attention. Ce qu'il découvrit le choqua tellement qu'il fut incapable de réagir sur le moment, à la fois effrayé, interdit, et nostalgique.

Le cœur du jeune homme s'accéléra. Il écarquilla les yeux de surprise. Sa respiration devint saccadée. Et il recula rapidement dans la direction opposée.

— Qui... Qui êtes-vous ?

À moitié camouflé derrière une étrange brume blanche, il discernait la silhouette d'un homme à la barbe grisonnante et aux cheveux noir d'un côté, blond de l'autre. Il était vêtu d'une imposante armure surmontée d'une cape déchirée. Dans ses yeux mauves scintillait un étrange symbole semblable à une fleur de lys. Aucun doute, Lucio connaissait cet individu ! Mais impossible d'associer son visage à un nom...

Néanmoins, en détachant son regard de la glace pour regarder le véritable siège, il n'y vit personne. Lorsqu'il tenta de l'apercevoir à nouveau, il ne trouva rien d'autre que le reflet du fauteuil, vide.

L'étudiant se prit la tête dans les bras, persuadé d'avoir déliré. Le matelas moelleux et les couvertures chaudes eurent raison de sa volonté. En quelques minutes à peine, Lucio répondit à l'appel de Morphée.