Chapitre 1: Un monde détruit
France, 2019, univers 150313
Il était tôt. Un vent glacial soufflait sur la plaine désolée. Une vaste étendue stérile, en proie à des flammes mauves que la pluie ne pouvait éteindre, avait remplacé la végétation luxuriante qui fleurissait ici autrefois. Le sol, jadis si coloré, était recouvert d'un tapis monochrome de cendres noires, comme si les portes de l'enfer s'étaient ouvertes, laissant s'échapper une épaisse fumée noirâtre et nauséabonde.
Assis sur le toit de sa Clio 2 réduite à l'état d'épave, Lucio contemplait ce triste spectacle en savourant un quignon de pain rassis et sans goût. Il se délectait du silence aussi apaisant qu'angoissant de ce début d'après-midi bien calme. Pas d'explosion. Pas de cri de douleur. Pas de pleurs. Rien que le grincement de la carrosserie de la voiture, pliant sous son propre poids.
La guerre faisait rage depuis maintenant près de six mois. Lucio ne pouvait plus fermer les yeux sans revoir les images du jour où le monde avait basculé dans le chaos. Un matin ordinaire, une armée inconnue avait déferlé sur la France. Elle était équipée d'armes et d'armures que nuls n'avait jamais vues auparavant. Grâce à leur domination technologique et l'effet de surprise, ils avaient été en mesure de faire tomber le gouvernement en moins d'une semaine. Évidemment, les alliés avaient tenté d'intervenir, mais la coalition menée par les États-Unis avait été impuissante face à eux. Ces envahisseurs avaient même survécu à l'explosion d'une bombe nucléaire alors qu'ils se trouvaient à l'épicentre !
Face à cet échec, le monde avait abandonné la France aux mains de ces terroristes, qui avaient immédiatement établi un régime totalitaire, marquant au fer rouge tout dissident. Malgré une laborieuse transition de simple étudiant en master de physique appliquée à soldat de la résistance, Lucio avait fini par accepter que la vie qu'il avait connue n'existait plus.
Lever à 6 h, petit-déjeuner express, garde du camp de base jusqu'à midi, quartier libre dans l'après-midi ou mission, dîner à 19 h, et coucher à 21 h. Le jeune homme suivait cette routine stricte, dans l'espoir de ramener un jour la paix.
— Le briefing d'Amon commence dans cinq minutes. Tu comptes y aller ou tu as déjà oublié ?
Lucio reporta son attention sur la voix claire qui avait prononcé ces mots. À quelques pas de lui, il aperçut son amie d'enfance qui le dévisageait d'un air amusé. Silhouette élancée, presque squelettique à cause du manque de vivre, cheveux noirs électriques cascadant sur ses épaules comme les branches d'un saule pleureur et visage digne d'une actrice hollywoodienne, Anna Foucault ne laissait aucun de ses camarades de promotion indifférent à ses charmes naturels. Dans ses yeux vairons — vert et bleu — brillait toujours une étincelle de malice. Leur éclat contrastait avec sa tenue de camouflage et la fumée grisâtre sortant du sol qui l'entourait.
Contrairement aux chefs des autres détachements, elle était connue pour ne jamais abandonner l'un des siens, parfois au détriment de sa mission. Bien que sa douceur fût très appréciée par ses troupes, elle la mettait également dans des positions délicates lorsqu'elle retournait en arrière chercher les blessés. Sur le champ de bataille, il n'y avait pas de place pour la compassion. Malgré tout, c'était cette attention permanente pour les autres qui l'avait promue à la tête d'une escouade, malgré son jeune âge.
— Un briefing ? Franchement, osef. Il va nous rabâcher une énième fois que nos ennemis viennent d'un monde parallèle ou je ne sais pas quelle connerie, répondit Lucio avec son sarcasme habituel.
— Tu pourrais lui faire confiance pour une fois, ça changera. Il est dans la même galère que nous, il n'a aucune raison de nous tromper...
— On n'est jamais trop prudent. Et puis...
— Ce type est fou. Mais il est compétent, ça se compense !
Un troisième jeune soldat se joignit à la conversation. Lucio ne connaissait pas son nom, mais se rappelait avoir déjà discuté avec lui lors d'une soirée pour fêter l'une de leurs victoires. Si ses souvenirs étaient bons, l'adolescent sortait tout juste du lycée et comptait reprendre la boulangerie de son père. Et c'était à peu près tout ce qu'il avait retenu. De toute façon, à quoi bon en savoir davantage ? Comme tous les autres, il était condamné à mourir dans l'indifférence la plus totale.
— Tu fais partie de ceux qui ne croient pas à la théorie de l'envahisseur extra-terrestre ? lui demanda Anna, amusée.
— Je pense qu'il délire, ouais, répondit l'apprenti boulanger. Pour moi, c'est juste un coup de la Russie ou de la Corée du Nord, mais jamais des mecs d'une autre dimension. Bientôt on devra se préparer à une attaque de dragons ? La S-F, ça va deux minutes, mais faut arrêter à un moment !
— Pour moi, survivre à une explosion nucléaire relevait déjà de la science-fiction. Et j'ai pas besoin d'avoir validé mon master pour savoir que c'est impossible, rétorqua Lucio sans prendre de pincette. La seule chose sur laquelle je suis d'accord avec Amon, c'est que ces gens défient les lois de la physique.
Le jeune soldat grimaça.
— C'est ce que les US essaient de nous faire croire. Est-ce qu'on l'a vue cette bombe ? On a juste eu des images, mais c'est peut-être juste un prétexte pour abandonner !
— Ça sert à rien de débattre là-dessus ici, soupira Anna, qui sentait la pression monter. On perd notre temps et notre énergie. Vous feriez mieux de retourner à la base.
Lucio acquiesça. Il ramassa son fusil d'assaut et prit la direction du bunker de la résistance, qui n'était autre que le gymnase de la ville, l'un des rares bâtiments encore debout après les bombardements incessants.
Le visage souriant de son amie s'effaça pour laisser place à la tristesse et la préoccupation à mesure que son camarade s'éloignait d'elle. Ce dernier ne jeta pas un seul regard aux ruines des commerces où ils avaient l'habitude de flâner à l'époque du lycée. Il marchait tout droit, d'une démarche presque mécanique, comme un cheval de promenade dont les œillères l'empêcheraient de voir les voitures autour de lui. Anna avait bien du mal à reconnaître celui qu'elle avait un jour aimé. Tout ce qu'il restait de lui était sa langue acérée, d'autant plus affutée par les épreuves qu'il avait surmontées.
— Il était plus marrant après trois bières, lança l'adolescent, qui ramena Anna à la réalité.
Anna ne répondit rien. Lucio n'avait jamais été du genre sociable. Lorsqu'elle n'était pas dans les parages, il ne parlait à personne et évitait tout contact humain. Et, si on le forçait à interagir, il se contentait du strict minimum, si bien qu'il n'avait aucun autre ami. Et pourtant, ce n'avait pas été faute d'essayer. La jeune femme l'avait entraîné avec elle dans le club d'astronomie dans l'espoir qu'il se sociabilise. En vain. Il était incapable d'accorder sa confiance aux autres et de s'ouvrir, de peur d'être manipulé ou déçu.
Il en allait de même sur le champ de bataille. Il tuait comme un robot dénué d'émotion tous ceux qui se mettaient en travers de sa route. C'était comme s'il avait perdu le peu d'humanité qu'il lui restait. Malgré tout, Anna était consciente qu'il avait adopté la meilleure attitude pour survivre dans ce monde. Elle ne pouvait pas se permettre d'hésiter ou de faire preuve de sentimentalisme, bien que chaque cœur qu'elle transperçait de ses balles arrachât un nouveau fragment de son âme en lambeaux. Longtemps après la fin de ce conflit absurde, les cris d'agonie des camarades qu'elle n'avait pas réussi à sauver et les visages de ses ennemis continueraient à la hanter jusqu'à ce que la mort la délivre.
— En tout cas, j'espère que quand tout ça sera fini et qu'il sera connu, ton mec viendra dans ma boulangerie. Au fait, je me suis même pas présenté. Moi c'est Nico. Amon m'a assigné à votre escouade !
Anna lâcha un soupir. Elle commençait à en avoir assez de devoir répéter ça à tous les nouveaux.
— Je t'arrête, ce n'est pas — enfin, plus — mon mec depuis le lycée.
— Genre ? s'étonna Nico, les yeux ronds de surprise. Vous êtes tout le temps fourrés ensemble. Vous partagez les mêmes quartiers privés !
— Vois-nous plutôt comme frère et sœur. On s'est dit que ça valait mieux comme ça quand on s'est séparés. Et ça n'a plus aucune importance, c'est du passé. Là, maintenant, on ferait bien de rentrer nous aussi, sinon Amon va encore se plaindre que personne ne vient à ses briefings.
Les deux soldats s'engagèrent à leur tour dans l'avenue remplie de débris pour rejoindre le camp. Ils saluèrent les deux gardes montant la garde d'un signe de la tête, puis se retrouvèrent dans un gigantesque hall. À l'intérieur, la vie continuait comme elle pouvait. Des militaires fatigués astiquaient machinalement leurs armes dans l'attente de leur prochaine mission. Des femmes couraient après leurs enfants survoltés pour les empêcher de sortir. Dans un coin, un groupe de vieillards jouait aux cartes autour d'une table de jardin noircie par les flammes. Au sous-sol, à même le linoléum, plusieurs blessés gisaient sur des lits de fortune. L'odeur de désinfectant se mêlait à celui des maigres soupes de réconfort qui ne parvenaient pas à atténuer leur douleur.
Au milieu de cette nuée de visages crispés et endeuillés se détachait celui d'un homme qui consacrait son énergie précieuse à remonter le moral des troupes. Le teint mat, la barbe mal taillée et les cheveux grisonnants, Marc d'Amonville était enseignant-chercheur en physique particulaire aux mines d'Alès, ainsi que le parrain de Lucio. Il avait été l'un des premiers à prendre mesure de la menace que représentaient les envahisseurs. Désormais à la tête de la résistance locale, il se dévouait corps et âme pour reprendre le pays.
Lorsqu'il aperçut Anna, il lui adressa un sourire rayonnant.
— Te voilà ! C'est le monde à l'envers que tu sèches mes interventions et que Lucio y assiste.
— C'est déjà fini ? C'était rapide, quand même...
Anna n'était qu'à moitié surprise. Même si quelques militaires avaient tenté d'ordonner le mouvement en créant un simulacre de hiérarchie et en répartissant les nouveaux combattants par unités, la plupart des membres n'avaient que faire de l'autorité. Ce n'était pas une armée, mais simplement un rassemblement hétéroclite de personnes ayant refusé le système mis en place par les envahisseurs.
— Forcément. C'est comme à la fac, quand personne ne t'écoute, il faut abréger, répondit Amon avec un haussement d'épaules résigné. Enfin, bref. Au crépuscule, nous allons prendre d'assaut le CERN.
La soldate écarquilla les yeux et recula d'un pas, abasourdie. C'était du suicide, ni plus ni moins ! Ce centre de recherche était l'un des plus difficiles à attaquer. Sans compter tous les civils qui s'y trouvaient encore. En vérité, la résistance était minoritaire. La plupart des citoyens avaient décidé de se plier au régime terroriste dans l'espoir d'être épargnés. Pour Anna, combattre des ennemis assoiffés de sang était une chose déjà moralement répréhensible, alors mettre en danger la vie d'innocents était impensable.
— C'est hors de question ! s'étrangla-t-elle.
— Tous les gros laboratoires du continent sont sous le contrôle de l'ennemi, répondit très calmement l'enseignant. Nous devons le reprendre absolument pour nous rendre dans l'autre dimension grâce au transporteur dimensionnel sur lequel j'ai travaillé. Nous n'aurons sûrement plus d'aussi belles occasions à l'avenir.
— Encore cette histoire ? grimaça Anna. C'est sérieux ? Si ce ne sont que des suppositions, ne comptez pas sur moi pour cette opération !
— Je suis du même avis, intervint Lucio. Et est-ce que votre Rikki Inagawa là est vraiment digne de confiance ? Et est-ce qu'il existe, au moins ?
Son amie d'enfance pencha la tête sur le côté, larguée.
— Rikki ? Qui est-ce ?
— Voilà pourquoi il ne faut pas sécher, reprit Amon. Comme Lucio vient de le dire, Rikki est un homme qui vit dans l'autre dimension et avec qui je suis en relation depuis quelques années. C'est un fugitif qui milite pour la paix et est pourchassé pour ses convictions.
Comme s'il entamait le début d'une leçon sur son estrade, l'ancien chercheur commença à effectuer des aller-retours machinaux autour d'un tableau noir qui n'existait pas.
— Vois-tu, son monde est quasi identique au nôtre, à une exception près : il est contrôlé par un organisme militaire du nom de « Fédération Ether », dirigé par une femme qui possède les pleins pouvoirs à l'échelle internationale. Violette Leblanc, une dictatrice sanguinaire qui n'a pas hésité à provoquer l'explosion d'une centrale Kvantiki pour plonger la population dans la paranoïa avant de s'élever elle-même en héroïne en venant en aide aux victimes.
— Le Kvantiki... C'est l'énergie bizarre mauve qui permet aux envahisseurs de faire fonctionner leurs armes, c'est ça ? On n'en a jamais entendu parler, en cours. T'as des souvenirs, Lucio ?
L'intéressé secoua la tête négativement. Cependant, il ne pouvait nier l'existence d'une force de la nature inconnue. Peut-être était-ce du Kvantiki comme le prétendait Amon, peut-être une simple réaction chimique, ou même une illusion d'optique, il l'ignorait. Mais les faits étaient là. Après chaque affrontement, les terroristes laissaient derrière eux un voile violet qui recouvrait le champ de bataille tel un linceul.
— C'est bien normal. Cette énergie n'est pas présente, ici, précisa l'enseignant. Comme on dit dans le jargon, à chaque univers ses lois propres. Apparemment, ça conférerait tout un tas de spécificités physiques aux êtres qui en absorbent. Un peu à la manière du nucléaire, mais de manière positive. Violette Leblanc chercherait à utiliser cette supériorité pour étendre son influence à toutes les réalités.
Anna, qui commençait à souffrir d'une sérieuse migraine, fit signe à son professeur de ralentir la cadence. Comme en cours, ce dernier donnait bien trop d'informations d'un seul coup sans considérer que tous n'étaient pas des docteurs en physique.
Selon Amon, il suffisait d'éliminer cette Violette Leblanc, pour arrêter la guerre ? Même si l'idée était alléchante, tout semblait bien trop simple. L'étudiante avait toujours facilement accordé sa confiance aux autres, mais dans cette situation, elle se permettait d'émettre quelques doutes sur Rikki Inagawa. Dans l'hypothèse où une dimension parallèle existait vraiment, pourquoi cet inconnu les aidait-il s'il était déjà recherché dans son monde ? Et surtout, comment était-il rentré en contact avec Amon ? La mine pensive de Lucio lui confirma qu'elle n'était pas la seule à se méfier de ce soi-disant allié.
L'enseignant coupa court aux réflexions de son élève en reprenant son monologue :
— Évidemment, Violette Leblanc est quasiment intouchable à cause de son statut. Même Kim Jung Un serait plus facile atteindre. Le plus raisonnable serait de tenter d'infiltrer son mouvement, la fédération, pour se rapprocher d'elle et l'assassiner. Plus nous placerons de taupes, et plus nous augmenterons nos chances que l'une d'elles accomplisse notre mission. Heureusement pour nous, l'autre dimension vit également des temps troubles. Rikki pense que c'est le moment parfait pour nous mêler à la fête. D'où le lancement du plan aujourd'hui.
Anna resta sceptique face à ce plan. Outre le fait qu'elle était persuadée qu'un assassinat ne résoudrait rien, quelque chose la titillait, mais elle ne parvenait pas à mettre le doigt dessus.
Il en allait de même pour Lucio. L'histoire de Rikki Inagawa lui paraissait bien trop tirée par les cheveux pour être vraie. À force de combattre, il avait appris à se méfier des sauveurs providentiels, qui n'étaient souvent rien de plus que des opportunistes, prêts à tout pour tirer profit de la misère des gens. Il ne pouvait compter que sur lui-même. Et sur Anna. Après tout, son amie d'enfance était la personne la plus chère à ses yeux, et la seule pour qui il continuait à se battre. Ils avaient peut-être rompu avant leur entrée à l'université, mais leur lien d'amitié était resté intact, voire s'était même renforcé à présent qu'il n'y avait plus aucune ambiguïté entre eux.
Néanmoins, malgré tous ses doutes, si son amie d'enfance décidait de suivre ce plan et de faire confiance à Amon, Lucio la suivrait, au moins pour la protéger, à défaut d'être pleinement convaincu par ces histoires. Un simple échange de regard lui confirma qu'elle comptait bel et bien prendre part à cette opération.
Ainsi, sans épiloguer plus longtemps, il retourna dans ses quartiers pour réviser son équipement avant le lancement de cette mission folle, qui serait, avec un peu de chance, le symbole de leur victoire.
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