Dernière semaine de paix
Témoignage de monsieur Beil :
Je suis arrivé dans la grande entrée de l'hôtel de ville. Son architecture est toujours aussi imposante. Ses murs en bois calcinés rendent l'atmosphère pesante. Et au fond de la salle se dressent fièrement les drapeaux de Verlier : noir et or en dents de scies.
Un petit homme m'a conduit à l'étage, là où la réunion devait avoir lieu. En effet le maire avait de tous nouveaux projets à nous présenter. En tant que représentant des bûcherons, je me devais d'y participer. En arrivant j'ai vu ce gros bonhomme qui est venu me saluer, de son air guilleret, comme à chaque fois qu'il faut parler affaires. J'ai écouté à moitié seulement ce qu'il m'a dit, et je suis vite parti m'asseoir.
À ce moment, il n'y avait pas grand monde. J'avais en face de moi le représentant des maçons. Chauve, musclé, et mal rasé. Et le maire qui s'était remis dans son fauteuil, les mains sur son gros ventre. Tout au bout de la table, un peu dans l'ombre, se tenait le représentant des paysans. On peinait à le distinguer. Il n'avait rien dit depuis que j'étais entré. J'ai vite détourné le regard pour regarder la porte. Tout le monde attendait les autres représentants.
Soudain, un petit homme est arrivé en trombe, un mouchoir plaqué sur le haut de son crâne nu. On reconnaît immédiatement monsieur Sägewerk, le représentant des usines de Verlier. Je le voyais se confondre en excuses, si bien que le maire a eu du mal à dire quoi que ce soit. Finalement, il lui a ordonné d'aller s'asseoir, ce qu'il a fait sans traîner.
Tout le monde était réuni, pourtant le maire continuait de tourner ses pouces en souriant bêtement. N'osant rien dire, j'ai attendu plusieurs minutes. Monsieur Sägewerk continuait de s'éponger le front, tandis que le paysan n'avait toujours pas bougé. Est-il encore en vie ? me suis-je demandé.
Impatient, j'allais finalement demander ce qu'on attendait donc. Quand tout à coup, la porte s'est ouverte. Voilà une tête que je n'avais jamais vue. Un homme jeune, sans doute la trentaine, bien coiffé, la barbe parfaitement sculptée, et des dents toutes blanches. Je semblais être le seul surpris. Le maire s'est levé et a tendu les bras vers le nouvel arrivant en annonçant :
« Ah ! Monsieur Taylor ! Vous voilà ! Je vous en prie asseyez-vous !
— Je n'aime pas qu'on me vouvoie, et appelez moi juste Taylor, a répondu ce type d'un ton un peu hautain ».
Le maire s'est excusé, puis l'a invité à s'asseoir, avant de commencer à discourir :
« Très chers représentants, j'ai une grande nouvelle à vous annoncer ! Nous avons l'immense honneur d'accueillir parmi nous Taylor. Ce jeune homme dispose d'un tas de projets, qui j'en suis sûr, ne peuvent être que bénéfiques pour notre ville.
— Bien sûr, a repris ce Taylor, j'ai avec moi de tous nouveau modèles d'usines. Plus performantes, plus puissante, plus impressionnante que n'importe quelle fabrique qui ait existée ! Je vous explique : Mes usines seront installées directement dans le bois, ce qui évitera une énorme perte de temps dans le transporte des matériaux. Ensuite... »
Le jeune continuait de déblatérer ses projets « révolutionnaires », toujours de son ton hautain, je ne l'écoutais qu'à moitié. Tous ses concepts sont bien trop compliqués pour moi. Je regardais, à côté de moi, le crâne de monsieur Sägewerk devenir de plus en plus luisant. D'ailleurs, profitant d'une pause dans le monologue du Taylor, celui-ci demanda timidement au maire :
« Mais, monsieur le maire, vous n'allez pas laisser cet homme construire de nouvelles usines n'est-ce pas ? Je veux dire... Nos bonnes fabriques ont toujours été là, et...
— Monsieur Sägewerk ! a coupé le maire. Voilà exactement ce qui nuit à notre belle ville ! Votre attitude antiprogressiste ! Ce jeune homme est l'occasion pour nous de vivre un nouvel élan économique ! Il incarne la nouveauté, la jeunesse, le renouveau. Aujourd'hui vos vieilles manufactures de pacotille sont dépassées !
— Si je peux me permettre, notre production est huit fois plus importante que l'ensemble des trente villes alentours réunies, a insisté monsieur Sägewerk.
— C'est bien cela le problème ! Huit ! Il y a plus de doigts sur mes mains !
— Je suis bien d'accord avec vous, a enchaîné Taylor, moi je vous promets vingt-cinq fois plus de rendement ».
J'avais du mal à suivre la discussion. Monsieur Sägewerk se faisait de plus en plus petit, jusqu'à ce qu'il ne dît plus rien du tout. Le maire a repris :
« Je vois donc que tout le monde est partant pour ce projet ! Parfait ! Alors dans ce cas, le chantier des nouvelles usines débutera le plus tôt possible.
— Il se situera où déjà ? ai-je demandé.
— Ah oui, j'ai failli oublier. Les usines de Taylor seront dans le bois. Justement monsieur Beil c'est pour cela que je vous ai fait venir. Il s'agit de défricher la place nécessaire à la construction des bâtiments. Combien de temps vous faut-il ?
— Bien, tout dépend de la quantité, ai-je répondu.
— Je débuterai modestement, m'a dit Taylor, pour mon premier jet, cinq hectares suffiront ».
Modestement qu'il a dit, non mais. Enfin, autant en finir rapidement, me suis-je dit. De toute manière cela ne devrait pas être trop difficile. J'ai annoncé :
« Alors avec nos moyens, il faudrait deux à trois semaines.
— Mauvaise réponse, m'a piqué le Taylor ».
Décontenancé, je me suis tourné vers le maire qui m'a expliqué :
« En fait, nous aimerions mettre le tout en place au plus vite. Et trois semaines, c'est un peu... vous voyez ?
— Monsieur le maire, a repris Taylor, il semblerait que vos bûcherons ne soient plus à la hauteur de notre nouvelle ville. Qu'importe ? Nous n'avons pas besoin d'eux. Passons au plan B ».
À ces mots, nous avons tous demandé des explications. Le maire a commencé à s'expliquer :
« Eh bien, dans le but de gagner du temps. Nous nous sommes dit que l'on pourrait défricher une partie du bois par calcination.
— Comment ? me suis-je écrié. Vous ne parlez pas sérieusement !? Vous voulez foutre le feu à notre forêt ?
— Ce n'est pas la peine d'être jaloux car mon idée est plus efficace, m'a encore piqué le Taylor.
— Je vous interdis formellement de faire ça ! Tu n'y connais rien au bois. Si je te laisse faire ça tu vas tout faire cramer !
— Voyons monsieur Beil, m'a calmé le maire, je ne doute pas une seconde de votre expérience. C'est pour cela que nous vous laisserons vous en charger ».
Je n'ai pas rêvé. Il m'a bien demandé d'aller cramer notre forêt. Je me suis offusqué :
« Il n'en est pas question ! On ne défriche pas juste pour le plaisir de défricher ! Chaque arbre a une histoire, et aucun ne brûlera de la sorte. Vos cinq hectares seront coupés, puis envoyés dans les usines de Sägewerk, comme cela l'a toujours été ! »
Monsieur Sägewerk a relevé les yeux vers moi, tandis que le Taylor insistait :
« Mais ne vous en faites pas, vous serez largement dédommagé, de plus...
— Je me fiche bien de l'argent, ai-je répondu, c'est avant tout une question d'honneur ! Les bûcherons ont toujours coupé le bois pour lui rendre hommage. Notre association tisse un lien respectueux avec lui. Alors jamais, au grand jamais, nous ne nous permettrons de faire cela ! »
Soudain, la voix de monsieur Sägewerk s'est élevée timidement :
« Et pourquoi ne pas implanter vos usines dans les champs, en bordure de bois ? Cela pourrait régler le problème.
— On ne touchera pas à un brin d'herbe des champs ».
Le silence s'est fait. Une voix rauque et affirmée était sortie comme de nulle part. On a fini par comprendre qu'elle venait du coin d'ombre, là où se tenait le paysan. Il était toujours dans la même posture, c'est comme s'il avait parlé sans bouger les lèvres. On a attendu mais il ne disait rien de plus.
« Eh bien... a repris doucement le maire, nous disions donc que nous voulions brûler une partie du bois.
— Je disais que je m'opposais à ce qu'on brûle une partie du bois, ai-je corrigé.
— Bon monsieur Beil, s'est emporté le maire, si vous refusez de collaborer, les choses n'avanceront jamais. Puisqu'il en est ainsi, ce seront les maçons qui iront brûler le bois.
— Monsieur le maire ! Vous n'y pensez pas !? »
Face à son absence de réaction, j'ai bien vu qu'il ne plaisantait pas. Le maçon continuait de sourire dans le coin. Cette fois, il n'y avait plus d'échappatoire. J'ai eu beau réfléchir, tout était fichu. J'ai donc dû me contraindre à quelque chose que je regretterai toute ma vie.
« Très bien. Laissez-nous creuser les sillons. Et dans deux jours vos cinq hectares auront brûlé ».
Le visage du maire s'est éclairci. Il a alors conclu la réunion :
« Parfait ! Cela me fait vraiment plaisir que vous vous investissiez tous dans ce projet ! »
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