Chapitre 6
Fiora hésitait entre un jean slim et un skinny quand le ridicule appareil qu'Axel l'obligeait à porter sonna. Il pouvait l'appeler comme une domestique à tout moment. Elle détestait cela, mais on ne dit pas non à Axel Desmarais. Elle le rejoignit dans son bureau où régnait toujours une chaleur digne du tréfonds des Enfers.
- Pfiou ! lâcha-t-elle en s'éventant avec la main. Comment un Canadien qui vit en Bretagne peut-il aimer cuire ainsi ?
- Pas de parole inutile, Fiora. Je suis fatigué. Il faut que je te parle de Daniel.
- Encore lui ? A-t-il au moins jeté son pull à la poubelle ?
- Tu es exaspérante. Et toi, as-tu parlé à ta mère ?
- Non, je ne l'ai pas vu.
- C'est parce qu'elle est dans les appartements de Martin. Edna Conners est dans ceux de Philip et Salvatore Umberto dans ceux d'Erwan, enfermés à double tour. Daniel et toi êtes les seuls à profiter des miens. J'espère que tu en es honorée.
- Mais oui. Honorée, c'est le mot exact. Bon, quel est le problème ?
Axel poussa un long soupir et reposa son verre de liquide rouge. Fiora s'était toujours demandé si c'était du vin ou du jus de fraises.
- Le problème est que mon fils est encore amoureux d'Astrid Cavaleri. Que son désir pour elle n'est pas encore apaisé.
- Son désir ? Carrément ? Axel, est-ce que tu parles de sexe ? Toi ?
- Daniel et toi êtes encore jeunes, il est normal que vous y pensiez. Mais vous verrez en vieillissant que c'est la chose la plus triviale qui soit. En tout cas, pour « exorciser » mon fils de cette fille, il faut qu'il la possède encore une fois. C'est essentiel. Il faut soigner le mal par le mal.
- Mais qu'est-ce que c'est que cette théorie en carton ?
- Tais-toi, Fiora. Laisse-moi parler.
- Tu comptes faire venir Astrid ici ?
- En quelques sortes. Tu vas te teindre les cheveux en noir et prendre l'accent italien.
Fiora éclata de rire.
- Moi ? Mais je ne lui ressemble pas du tout, même avec les cheveux noirs !
- C'est pour cela...que je lui ferais boire ça avant.
Axel fit apparaître dans sa main un petit flacon rempli d'un liquide incolore.
- Un aphrodisiaque très puissant, trouvé chez cette chère famille Shiro. J'y ai ajouté un petit hallucinogène qui rendra l'illusion parfaite aux yeux de Daniel.
- Tu veux sérieusement que je couche avec ton fils ?
- Il te déplaît ?
- Ben...non, enfin si ! J'aime Gonzalo, moi, c'est un homme, un vrai !
- Tu feras ce que j'ordonne. Fais-lui tout ce qu'il te demandera...ou plutôt, ce qu'il demandera à Astrid Cavaleri.
- Mais c'est dégueulasse ! s'énerva Fiora en se levant d'un bond. Hors de question !
- Oh, ma douce. J'aime quand tu crois que tu as encore le choix. Souviens-toi que ton précieux Gonzalo est à la P.I.H.S, autant dire, dans ma main.
- Tu ne lui feras pas de mal !
- Seulement si tu m'aides à guérir mon fils.
- Et si ça ne marche pas ? Parce que c'est ce qui risque d'arriver, je te préviens.
- Ce n'est qu'une étape, Fiora. Cesse de discuter mes ordres !
Axel la congédia (toujours comme une domestique) et Fiora essuya des larmes de rage avant d'obéir : elle se fit la teinture brune qui était d'ailleurs placée en évidence sur le lavabo de sa salle de bain. Elle contempla un long moment ses longs cheveux devenus corbeau et se trouva, pour la première fois de sa vie, presque laide. Le noir ne lui allait pas du tout.
Puis, son appareil sonna, signe qu'il était temps de gagner la chambre de Daniel. Avec un long soupir, elle rajusta son corsage rouge (là encore, cette couleur ne lui allait pas, mais c'était la préférée d'Astrid), se lamenta sur son sort et poussa la porte.
Elle eut un peu d'espoir : Daniel semblait dormir, mais il se redressa en l'entendant entrer. Ses yeux bleus, un peu vitreux, s'écarquillèrent démesurément et il posa une main sur sa bouche.
- Toi ! murmura-t-il. Toi ici !
Fiora fit un pas vers lui. Il avait l'air vraiment bizarre.
- Tu ne devrais pas...mon père va te tuer, trésor.
Il fallait trouver quelque chose à dire. Fiora, qui avait un don pour travestir sa voix, imita celle d'Astrid :
- Ne t'en fais pas, je ne risque rien.
- Il paraît...il paraît que tu es enceinte.
Fiora masqua sa surprise. Elle ne le savait pas.
- Je suis là pour toi, lâcha-t-elle, à cours d'inspiration. Est-ce que tu m'aimes encore ?
- Oh, oui !
Daniel se leva et la prit dans ses bras avec emportement.
- Tu sais que je t'aimerais toujours...
- Moi aussi.
- Mais tu as choisi Lars...
Franchement, le comportement amoureux d'Astrid commençait à excéder Fiora. Cette fille n'avait aucune constance !
- Il est mort...et je t'aime.
Il lui donna alors un long baiser. Son haleine avait un étrange goût de plantes et ses mains tremblaient. Elle dut l'aider à se déshabiller et l'allonger sur le lit car il ne tenait plus sur ses jambes. Il répétait sans cesse le nom d'Astrid et des gouttes de sueur perlaient sur son front. Fiora l'embrassa doucement et le caressa, espérant qu'il s'endormirait avant. Elle n'avait pas spécialement envie, surtout en voyant dans quel état il était. Mais quand elle s'arrêtait, Daniel se remettait à respirer trop fort et à lancer des supplications que la jeune femme ne comprenait pas. Elle maudit Axel de leur imposer une telle chose à tous les deux.
Heureusement, cela se passa plus rapidement que Fiora ne s'y attendait. Daniel l'embrassa une dernière fois, le front ruisselant de sueur, et sombra dans un sommeil comateux.
Fiora se rhabilla en le regardant. Il avait l'air d'un petit garçon fiévreux, et la jeune femme regretta encore son Gonzalo, si viril et si fort, même quand il dormait : il poussait des ronflements à faire pâlir une locomotive. Prise de pitié, elle essuya avec un mouchoir son front dégoulinant et promit de dire à Axel que sa potion maléfique rendait malade.
- Désolée, murmura-t-elle. C'est ton père. Il est cinglé.
Daniel se réveilla le lendemain matin avec un goût épouvantable dans la bouche, transformée en carton humide, et l'impression qu'un chantier de construction avait élu domicile dans son crâne. Il tâtonna, recherchant Astrid sous les draps, mais ne trouva rien. Elle était partie.
Son estomac se souleva brusquement et il courut à la salle de bain pour vomir. L'air marin ne lui faisait apparemment pas de bien. Avait-il été malade, hier soir ? Est-ce la fièvre qui lui avait fait apparaître Astrid ? Il posa son front contre le carrelage frais et attendit que la nausée passe. Dans le miroir, il se trouva horrible et pria pour que la jeune femme ne l'ait pas vu ainsi. Où était-elle, maintenant ?
- Astrid ? appela-t-il.
Il réclamait un fantôme. Un rêve, songea-t-il, dépité. Ce n'était qu'un foutu rêve.
Il prit une douche, enfila un jean et un tee-shirt et sortit dans le couloir. Une porte entrouverte attira son attention. Il entra.
Ce n'était pas une chambre, mais une espèce de bureau. Une grande table centrale, plusieurs armoires, des tableaux en liège couverts de documents épinglés. Sur tout un pan de mur, s'étalait la plus grande carte du monde qu'il ait jamais vue. Il s'en approcha. Pratiquement chaque pays était orné d'un post-it. Il en lut certains :
« Italie : pays faible, pourri de l'intérieur. Un coup de pied dans la fourmilière suffira. »
« Allemagne : centre de l'Europe, pourri, s'écroulera bientôt »
« France : déjà pourri, habitants inconstants »
« Russie : Solovine éliminé, système corrompu »
« États-Unis : pays corrompu, système économique défaillant »
« Canada : pays satellite des États-Unis, s'écroulera en même temps »
Daniel en resta stupéfait. Ce diagnostic cynique et lapidaire sur chaque état lui fit froid dans le dos. Il n'avait pas mesuré à quel point son père avait à cœur son projet de nouveau monde. Il s'approcha d'un tableau en liège couvert de photos. Certaines étaient barrées d'une grande croix rouge : Daniel reconnut Solovine sur l'une d'entre elles, lors d'un de ces meetings politiques. En baissant les yeux, il trouva dans un tiroir ouvert un énorme dossier sur l'ancien président russe, où était noté son emploi du temps, ses habitudes, des chiffres indéchiffrables et des noms de personnes de son entourage. « Astrid Cavaleri » y était entourée trois fois en noir, à côté de « Pacte de Manfredi ».
Daniel, déjà tourmenté, dut trouver une chaise. Malgré tout, cette antre digne d'un méchant de James Bond avait un étrange attrait sur lui. Remis de sa surprise, il continua sa visite.
Il inspecta une photo d'Axel, Erwan, Philip McRaven et d'un quatrième homme, qui devait être le fameux Martin : un homme chauve, portant une grosse moustache qui lui donnait l'air d'un morse, vêtu tout de noir.
Daniel trouva aussi tout un dossier intitulé « Mon fils » : des clichés, des photocopies de ses diplômes, de son carnet de santé, de ses bulletins scolaires, de ses pièces d'identité. Où Axel avait-il pu trouver tout cela ? Sûrement en menaçant une ou deux administrations.
Il dénicha un tas de vieilles coupures de presse, des articles sur la mort de Solovine, la crise économique, les guerres en Afrique et au Moyen-Orient, sur les deux cadavres s'étant infligés le seppuku dans une rue d'Iga, sur des actes mafieux en Italie, sur un corps retrouvé dans la mer aux alentours de San Gennaro, et un beaucoup plus récent sur un attentat « à la rose piégée » pendant un concert à Naples. Daniel le lut et découvrit avec un mélange d'horreur et d'étonnement que la victime n'était autre que Domenico Sorabella. Heureusement, l'article précisait qu'une « jeune femme brune » l'avait sauvé à temps.
- Astrid, murmura Daniel. Oh, trésor.
La porte du cabinet secret s'ouvrit soudain et Daniel se figea, pris la main dans le sac. C'était Erwan, qui eut un mouvement de surprise en le voyant.
- Toi, mon grand ? Oh, mais ce n'est pas un endroit pour toi.
- Je...je sais. Excusez-moi, je vais...
- Ne t'inquiète pas ! Axel te l'aurait montré un jour ou l'autre.
Le langoureux Breton alla ranger un dossier et revint prendre Daniel par les épaules.
- Je te cherchais, justement. Je me sens si seul...Philip n'est pas là et Martin non plus, quant à ton père, il est toujours si occupé...bon, il y a bien Salvatore Umberto, mais je crois qu'il ne m'aime pas beaucoup. Quelle misère !
- Salvatore ? Est-ce que...je pourrais le voir ?
- Oh, mon grand, bien sûr...que non. Cet homme n'a pas le droit de sortir de mes appartements. Il a fait quelque chose de très vilain. Je cherche encore comment le punir.
- Le punir ? s'étrangla Daniel. Monsieur Garanec, je...
- Pas de monsieur ! Erwan ! Ne te fais pas de souci pour lui. Si je l'abîme, ce sera uniquement temporaire. On ne déforme pas un corps et un visage sculpté par les anges de l'amour.
Daniel eut envie d'appeler à l'aide, de fuir en courant et en hurlant. Mais Erwan le tenait bien.
- Je voulais te proposer quelque chose. Tu sais que je suis Conquête.
- Oui...et ça vous va...à la perfection.
- Oh, merci ! Je vais donc inviter des gens ici, des gens importants. Cela te plairait-il d'assister à ces rendez-vous ?
- Je ne voudrais pas déranger...
- Ton père insiste pour que tu y sois. Tu as un beau visage qui inspire la confiance. En revanche, tu devras servir le thé et les petits gâteaux. Ah, je ne te propose pas de devenir majordome, rassure-toi ! Mais de fuir l'ennui qui, malheureusement, règne parfois dans ce manoir...alors, ça te dit ?
- D'acc...d'accord.
- Tu as peur, mon grand ? Je comprends, c'est un peu gros à avaler d'un coup.
Erwan éclata de rire, comme si c'était une blague particulièrement fine.
- Ne me dis pas que tu t'inquiètes pour ce cher Salvatore ? Ces hommes du Sud sont de vraies bêtes sauvages, on n'en vient pas à bout facilement. Je suis sûr qu'il a déjà vu pire qu'un très séduisant Breton, non ?
- Euh...oui.
- Tu dois te dire que tu es tombé chez les fous, n'est-ce pas ? Axel n'a jamais été très doué pour les relations humaines...
Erwan gloussa et Daniel lui lança un regard navré.
- Je plaisante ! Ton père n'est pas fou ! C'est même l'homme le plus lucide et le plus sain d'esprit que je connaisse. Ne te fie pas à ces allures de cactus en soutane.
Nouveau gloussement. Erwan se faisait rire lui-même, la plupart du temps.
- Ah, Axel ! On pourrait écrire un bouquin sur lui. Tu aimerais que je t'en parle un peu ?
- Avec plaisir.
Daniel avait pris sa décision quand il s'assit en face d'Erwan dans le petit salon de l'étage. Il ne quitterait pas ce manoir en laissant Salvatore, Madeleine et Edna derrière lui. S'il devait fuir, ce serait avec eux. Pour le moment, il devait faire bonne figure et gagner la confiance du Breton, et, par la même occasion, celle de son père. Il pourrait aussi, peut-être, contrarier leur terrifiant projet apocalyptique. Daniel avait conscience que c'était David contre Goliath, et que la plupart du temps, ce n'était pas comme dans le combat biblique : c'était le plus fort, et non le plus petit, qui gagnait à la fin. Néanmoins, il tâcherait de sauver tout ce qui pourrait encore l'être.
- Je suis beaucoup plus jeune que ton père, commença Erwan, le dos de la main sur le front. J'ai cinquante-deux ans. Sois gentil et dis-moi que je ne les fais pas.
- Vous ne les faîtes pas.
Le Breton eut un grand sourire et lui lança un clin d'œil :
- Merci, mon grand. Un peu de kouigh-amann ?
Il lui indiqua le célèbre gâteau luisant, déjà découpé en tranches, posé sur la table basse.
- Je suis au régime, mentit Daniel.
- Oh ! Ce n'est pourtant qu'un peu de beurre avec un peu de sucre...tu te plais, en Bretagne ?
- Oui, c'est magnifique.
- Et je suis né là, parmi les menhirs, au son du biniou. Je plaisante. Ma famille descend de celle d'Anne de Bretagne. Regarde l'écusson, au-dessus de la cheminée !
Il lui montra du doigt le linteau orné d'une hermine sculptée dans la pierre grise. Daniel comprit qu'au lieu de parler d'Axel, Erwan allait principalement parler de lui.
- Oui...j'ai du sang noble dans les veines. Mais ne sois pas impressionné.
Je ne le suis pas le moins du monde.
- J'ai pourtant vécu comme tout le monde, du moins au début...j'ai quitté ma terre natale pour aller dans une grande école à Paris. Et là-bas j'ai rencontré, un beau, un délicieux, un exquis produit du sirop d'érable et des caribous...bref, un Québécois du nom de Rémy. Je l'ai suivi au bout du monde, sur sa terre gelée...
Erwan aurait fait une belle carrière en tant que troubadour, songea Daniel, mi amusé, mi consterné.
- Il m'a, malheureusement pour lui, quitté...À Montréal, j'ai rencontré ton père, un avocat terne et presque sans histoire. Nous étions très différents, mais tous les deux savions que nous n'étions fait que pour une chose : imposer notre divine personnalité au monde.
- Vous pensez que...Philip McRaven a une divine personnalité comme vous ?
- Lui ! Non, c'est un mufle. Mais il a une aura guerrière, et un talent inouï pour faire croître la haine et la violence...il nous a hypnotisés, quand nous l'avons rencontré à Miami, où Axel et moi, surtout moi à vrai dire, étions sur la trace d'un beau, d'un délicieux, d'un...
- Exquis ?
- Oui ! Un produit des oranges et des alligators de Floride...il s'appelait Mike. Mais je l'appelais Mickey. Il était charmant...lui aussi m'a quitté trop vite...
- Et...le dernier ? Martin ?
- Martin Farkasova, le croque-mort de Bratislava ! Il est Slovaque. Sa personnalité n'est pas rayonnante comme la mienne, insidieuse comme celle d'Axel, ou brutale comme celle de Philip...non, elle est...je dirais...indéchiffrable. Mystérieuse. Ce qui fait de lui un être fascinant. Il n'a aimé qu'une chose : sa femme. Elle est morte, la pauvre enfant. Nous avons fait sa connaissance à l'aéroport Charles-de-Gaulle. Voici notre quatuor achevé ! Alors oui, j'ai plus d'affinités avec Axel. Je lui ai donc offert mon manoir comme résidence permanente, pour qu'il puisse rester près de toi, en France...jusqu'à ce que tu déménages en Italie, hein, petit voyou !
Daniel ne releva même pas.
- Axel est mon ami, mon frère. Je suis donc un peu ton oncle !
- J'en suis...enchanté.
- Cela fait de toi un Garanec. Comme tu le sais, à la base, nous avions une particule : nous étions marquis de Garanec. Mais la Révolution a ruiné notre noble famille...comment ces cafards sortis de la fange ont-ils pu renverser un monarque ? La question reste sans réponse...
- Le peuple avait faim, fit remarquer Daniel. Il souffrait.
- Mais le peuple est fait pour souffrir ! Bref, ne nous étalons pas sur ce sujet, cela me contrarie, et la contrariété fait vieillir prématurément...regarde-toi, mon grand !
Daniel, vexé, préféra se lever. Il estimait en avoir assez vu et entendu.
- Merci de m'avoir raconté tout cela, Erwan. Je vais prendre l'air.
Il alla enfiler une tenue de sport, et partit courir sur la plage à perdre haleine...
Merci <3
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