Chapitre 23
On avait toujours répété à Fiora qu'elle n'était pas intelligente, alors elle avait fini par le croire et cherché à compenser en étudiant ses congénères. Elle savait maintenant repérer d'un seul coup d'œil un vice, un défaut, un secret caché. Fiora possédait un excellent instinct, et estimait que cela suffisait amplement. C'était aussi beaucoup plus utile que de connaître la date de naissance de tous les rois de France, ou de savoir résoudre des équations avec des tas de chiffres, non ?
Depuis quelques temps, la jeune femme s'était aperçue que quelque chose clochait chez les Golems. Ces grosses brutes impassibles faisaient des messes basses. Ils complotaient. L'un d'eux jouait même à Fatal Mortal Combat Zombies 9 avec Salvatore et Madeleine. Un autre, nommé Tahmil, avait critiqué Erwan et Titan : Fiora l'avait entendu derrière une porte. Depuis la mort de McRaven, tout était différent. Est-ce que ces êtres apparemment dénués de libre-arbitre seraient capables de se rebeller ?
Et surtout, Fiora devait-elle en parler à Axel ?
Alors qu'elle descendait les escaliers en métal, un sanglot attira son attention. Marcus pleurait. Mais quand la jeune femme entra dans la chambre, un Golem s'occupait déjà de lui. Elle reconnut le fameux Tahmil, qui berçait le bébé délicatement en chantant une berceuse dans une langue qui ressemblait à de l'arabe. Fiora le contempla un long moment, incrédule.
- Pourquoi es-tu aussi gentil avec lui ? dit-elle soudain.
Le Golem la fixa, les yeux mi-clos.
- Parce que c'est un bébé, répliqua-t-il.
- Depuis quand les Golems sont-ils soucieux du sort d'un gamin ?
- Il a été séparé de sa mère. C'est normal.
Fiora croisa les bras. Elle avait parfaitement saisi le ton réprobateur de Tahmil.
- Tu veux dire...que tu n'es pas d'accord avec le fait qu'il soit là ? Qu'il devrait être avec sa mère ?
Le colosse se tut, conscient qu'il venait de commettre une erreur. Fiora s'engouffra dans la brèche :
- Tu savais que Lucien, le roux, jouait à la console avec...les prisonniers ?
- Non, grogna Tahmil, s'enfermant à nouveau dans le silence.
- Qu'est-ce que vous mijotez, tous ? insista la jeune femme.
- Fiche-le-camp.
Fiora haussa les épaules et lui prit Marcus. Le bébé eut un sourire et tendit ses petites mains vers elle. Il me reconnaît ! exulta-t-elle intérieurement.
- Qu'est-ce que tu vas faire ? demanda Tahmil. Cafter ?
- Cafter quoi ? sourit la jeune femme. Ah ! Tu viens de confirmer que vous cachez bien quelque chose !
Le Golem ébouriffa ses épais cheveux noirs avec son énorme main.
- Si je te dis tout, tu ne diras rien à Desmarais ?
- Croix de bois, croix de fer !
- Bon...parmi nous, personne n'aime Titan. Alors, on n'est pas d'accord avec le fait que ce soit lui qui commande. Ensuite, on ne peut plus supporter Garanec. Il a salement torturé le vieux qu'il enferme à l'étage. On ne torture pas les vieux, surtout quand il explose les scores de Fatal Mortal Combat Zombie 9 ! Quant à la blonde...
- C'est ma mère.
- Titan a tué sa fiancée pour rien. L'Américaine.
- Oui, murmura Fiora, la gorge serrée à l'évocation d'Edna.
- Dernière chose : on ne sépare pas un bébé de sa mère, conclut Tahmil en indiquant Marcus.
- Je ne savais pas que les Golems avaient autant de morale.
- On en a juste marre d'être des esclaves.
- Qu'est-ce que vous comptez faire ?
- Le vieux...
- Salvatore ?
- Oui. Son nom est beaucoup trop long...bref. Il a dit que la fille allait venir, qu'elle aurait besoin de notre aide. Donc, on va l'attendre.
- Mais quelle fille ?
Fiora avait du mal à suivre. Tahmil lui reprit Marcus, le déposa dans son petit lit et expliqua, l'air exaspéré :
- Ben, sa mère à lui ! T'es débile ou quoi ?
***
Durant les deux minutes trente qu'il passa à l'extérieur, Erwan souffrit le martyre sous l'implacable soleil de Dubaï. Il était par conséquent de très méchante humeur et hurla sur le chauffeur responsable de ce désagrément.
- Vous êtes en retard !
- Pardon, monsieur, s'excusa servilement l'homme.
Erwan se laissa tomber sur la banquette de la voiture avec un soupir. Alors que défilait derrière la vitre l'architecture extravagante de la ville, il se calma en imaginant ses vengeances à venir. Déjà, il s'occuperait de Salvatore Umberto. Il s'amuserait avec lui puis le pendrait par les pieds jusqu'à ce que sa tête explose comme une pastèque. Ou alors, il utiliserait les instruments de torture médiévale que lui avaient prêtés Isaac. L'Italien le supplierait de l'achever, il le filmerait et enverrait la vidéo à cette petite garce de Cavaleri. Et à Daniel aussi. Erwan estimait qu'il était temps de donner une bonne leçon à ce gamin. Enfin, évidemment, il retournerait acheter des fourmis balle de fusil.
Ils arrivèrent devant le gigantesque hôtel luxueux où le Breton avait réservé une chambre. Immense hall tout en marbre, lustres en cristal, statues dans des alcôves, fontaines chantantes, clientèle aux vêtements plus chers qu'une voiture. Erwan aimait cette atmosphère enfin digne de lui. Car depuis quelques temps, son manoir n'avait plus le même standing...
- Bonjour, monsieur Garanec, le salua le réceptionniste, qu'il connaissait bien.
- Bonjour, Ali. Est-ce que mon...ami est là ?
- Il vous attend dans le petit salon numéro trois.
- Celui avec la fontaine de champagne ?
- Bien sûr.
Erwan avait rendez-vous avec un propriétaire de plusieurs clubs de football richissime, Manuel Bento Conçalvez. Rien que son nom rebutait le Breton mais il n'avait pas le choix. Il fallait bien se rendre à l'évidence : avoir le monde du football dans sa poche permettait d'aliéner la moitié de l'humanité.
Ensuite, Erwan retrouverait Kidokoro Sukemasa à Tokyo, un homme qu'il ne supportait pas non plus mais qui était, il le reconnaissait, aussi intelligent que lui.
Manuel était un type trapu à la coiffure improbable, rasé sur le haut de crâne et tresses africaines sur la nuque. Il n'avait même pas eu la décence d'enfiler un costume et portait un tee-shirt de son club de football le plus rentable.
Comble de l'horreur, il ne serra pas la main d'Erwan et lui assena une grande bourrade virile.
- Ravi de vous rencontrer enfin, dit-il avec un fort accent. Vous êtes intéressé par mes clubs, hein ?
- Mais oui, assura le Breton avec un sourire très forcé. Combien en possédez-vous, déjà ?
- Trois en Amérique du Sud, six en Afrique, cinq en Europe et deux aux Émirats. Ça fait seize, répondit fièrement Manuel.
- Tout à fait. Vous vous souvenez de notre conversation téléphonique ?
- Ouais ! Avec votre argent, je vais pouvoir racheter tous les autres clubs importants !
- Et nous en serons propriétaires ensemble, dit Erwan en insistant sur le dernier mot.
Manuel acquiesça :
- Vous pourrez prendre toutes les décisions cruciales. Changer la couleur des tee-shirts, les entraîneurs, les logos...
- Oui, oui, lâcha le Breton, agacé. Alors, marché conclu ?
Il se leva, prit une flûte posée devant lui et alla la remplir de champagne. Manuel fit de même, mais avec beaucoup moins d'élégance, laissant son verre déborder et s'éclaboussant la manche.
- Marché conclu ! rugit-il en trinquant.
Erwan expédia la fin du rendez-vous et gagna sa chambre, où il alla se reposer dans son jacuzzi. Dans vingt-quatre heures, il serait à Tokyo.
Décidemment, conquérir le monde était épuisant.
***
Daniel, en rentrant dans la chambre d'amis qu'il occupait après une balade rafraîchissante sur la plage, ne trouva pas Marcus. Son cœur s'accéléra. Il tenta de se rassurer en se disant qu'il était avec Fiora. Mais non, la jeune femme était partie faire du shopping. Daniel attrapa donc le premier Golem qu'il croisa.
- Où est le bébé ?
- Dans la chambre.
- Non, il n'y est plus !
Le colosse fronça les sourcils, puis haussa les épaules.
- Je ne sais pas...Tahmil s'en occupait tout à l'heure, quand vous étiez sorti...
Daniel chercha donc le Golem oriental et le trouva dans la salle de sport, en train de soulever des haltères.
- Où est le bébé ? répéta le Canadien.
Le visage de son interlocuteur se ferma. Il semblait contrarié.
- Monsieur Desmarais est passé le prendre il y a dix minutes.
- Le prendre ?
- Il l'a emmené dans son bureau, je crois.
Daniel ne remercia même pas Tahmil et grimpa les escaliers à toute vitesse. Et en effet, son père, posté comme souvent devant sa fenêtre, tenait Marcus dans ses bras.
- Que faîtes-vous ? demanda Daniel sans parvenir à réfréner son inquiétude.
- Je fais connaissance. Il était grand temps.
Il posa une main froide sur le front de l'enfant qui dormait. Daniel trouva, sans bien savoir pourquoi, ce geste terrifiant. Il fit un pas et tendit les bras :
- C'est l'heure de son biberon, mentit-il. Donnez-le-moi.
Les doigts d'Axel glissèrent jusqu'à la gorge de Marcus, qui s'agita. Daniel avala sa salive.
- Je n'ai jamais tenu d'autre bébé que toi dans mes bras, tu sais ? continua son père, l'air absorbé.
Sa main remonta jusqu'au petit crâne et l'enserrèrent comme un étau. Daniel eut un hoquet de frayeur.
- Qu'est-ce que vous faîtes ?
- Tu as peur que je lui fasse du mal ?
Le père et le fils se regardèrent dans les yeux. Le second passa de la peur à la colère.
- Rendez-moi immédiatement Marcus !
Axel eut une moue qui donna à son visage une expression de parfait assassin d'enfant.
- Je ne suis pas un monstre, Daniel.
Oh si, vous l'êtes. Un monstre et un fou. Je vous hais comme je n'ai jamais haï quelqu'un. Il revit Astrid, suppliante, rongée par l'angoisse, dans la cave où elle était venue le voir. La souffrance dans ses yeux noirs, sa voix qui tremblait, lui demandant de veiller sur son fils.
Daniel récupéra alors l'enfant d'autorité : heureusement, Axel se laissa faire.
- Marcus Olofsson...murmura ce dernier. Et non pas Tremblay.
- Qu'est-ce que vous voulez dire ?
- Il n'est pas de ton sang, et il ne le sera jamais. Même si tu retournes vivre avec Astrid Cavaleri, il restera une souillure pour toi, une barrière, un obstacle.
- Un enfant n'est pas un obstacle ! cria Daniel, furieux.
Axel fronça les sourcils, s'apprêta à répliquer, mais son fils lui coupa la parole :
- Sauf pour vous ! Ceux de votre sang, vous les abandonnez dans la rue !
- Tu oses ? souffla son père, les traits contractés.
- J'ose. Mais ce n'était pas un reproche. Au contraire. Je remercie chaque jour votre lâcheté sans laquelle j'aurais dû vous supporter chaque jour ! Oui, merci !
Daniel, serrant Marcus contre lui, quitta le bureau en se jurant de ne plus jamais y mettre les pieds.
***
La jeune femme retenait son souffle. Étroite ombre dans une rue noire. Personne ne la voyait, elle était fondue dans l'obscurité. Elle était l'obscurité. Elle était la mort et la vengeance. Une traqueuse guettant sa proie.
La proie en question déboucha d'une rue parallèle. Un visage régulier mais arrogant, derrière lequel se dissimulaient le vice et la cruauté. Des cheveux d'un blond faux, un costume hors de prix. Il n'était accompagné que d'un seul colosse à l'air peu amène. Mais la jeune femme n'avait pas peur. Tokyo vibrait comme un cœur autour d'elle. Chaque bruit, chaque lumière attiraient son attention. Mais dans cette rue, elle en était sûre, personne ne verrait ni n'entendrait la mort frapper.
La jeune femme passa une main dans son dos pour récupérer l'arme qu'elle portait : un arc superbe, en métal noir, fabriqué spécialement pour elle. À côté, un carquois rempli de flèches d'acier aussi tranchantes qu'un couteau. Son genou posé sur la gouttière ne tremblait pas, ni son bras quand elle banda son arc.
Le trait tueur transperça la gorge du colosse, qui s'effondra avec un gargouillis morbide. Le blond poussa un cri de surprise et de peur, qui s'arrêta net quand une flèche le frappa à son tour au niveau de l'épaule.
Erwan Garanec se mit à jeter des regards autour de lui, fou de rage.
- Sors de ta cachette et affronte-moi en face !
Une nouvelle flèche fendit l'air et s'enfonça dans sa cuisse. La jeune femme put lire la peur sur l'odieux profil. Erwan essaya de s'enfuir mais un quatrième trait d'acier atteignit son autre jambe.
- Non ! hurla-t-il, réalisant qu'il ne pouvait plus s'échapper.
Une franche terreur déforma sa bouche. Le pire pour Erwan Garanec était de réaliser qu'il allait mourir dans cette rue sombre et sale.
- Espèce de lâche ! rugit-il. Tu ne sais pas à qui tu t'en prends !
- Je le sais très bien, au contraire, chuchota la jeune femme en bandant encore son arc.
La flèche se planta dans la poitrine, et le Breton bascula sur le dos. Au-dessus de lui, il n'y avait ni lune ni étoile.
- Je veux voir ton visage ! Montre-toi, pourriture !
Le dernier trait vint traverser sa gorge. Le sang jaillit, et Erwan sentit la vie le quitter. Il allait rejoindre l'Enfer où on l'attendait impatiemment. Hoquetant, il aperçut pourtant une silhouette de femme apparaître devant lui. Une femme avec une queue-de-cheval et un arc.
- Démon ! cracha-t-il.
Ce fut son dernier mot. Une flaque rouge se formait autour de sa tête, lui dessinant une horrible auréole.
La jeune femme eut un rictus satisfait. Il lui faudrait appeler son ami Kidokoro pour le remercier d'avoir attiré Erwan Garanec dans ce piège.
Elle se faufila comme l'ombre qu'elle était dans les rues, s'éloignant de la scène de crime, se noyant dans cette ville si grande qui saurait l'avaler sans laisser de trace.
La jeune femme était rentrée dans son abri quand la sonnerie aigrelette de son portable se fit entendre. Une voix d'homme en coréen dit :
- Mademoiselle, je vous téléphone à cette heure tardive car j'ai une grande nouvelle : votre amie est sortie du coma ! C'est un miracle !
La traqueuse eut, pour la première fois depuis longtemps, un immense sourire.
Pour elle, Sook, l'ancienne chef des Amazones, c'était assurément une excellente journée.
Merci <3
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