Chapitre 16
Quelques heures auparavant, alors que les habitants du manoir ne s'était pas encore aperçu de la disparition de Daniel, Fiora discutait avec Erwan. Ils s'étaient retrouvés dans la grande pièce. Ces deux-là se connaissaient sans se connaître : ils se croisaient, se saluaient, sans jamais entamer une discussion approfondie. Pourtant, cette fois, le petit haut Prada de Fiora attira l'attention du très stylé Breton.
- Il est magnifique ! J'ai toujours trouvé que tu avais un goût vestimentaire divin.
- T'es pas mal non plus, répliqua mollement la jeune femme en inspectant l'impeccable costume blanc taillé sur mesure.
- Ah ! Ça me fait plaisir !
Erwan lissa ses cheveux blonds artistiquement ondulés. Il eut un sourire étincelant.
- Nous devrions discuter plus souvent, tous les deux ! Pour parler mode !
Il lui saisit le bras et le cala sous le sien. Fiora se laissa faire. Le Breton l'intriguait. Tout particulièrement le fait qu'il ait réussi à terrifier Salvatore Umberto à ce point.
- Vous n'êtes pas avec...votre nouvel ami ? demanda-t-elle.
- Salvatore ? Ce vilain garçon ? Oh, le voir me déprime. Il continue à ne pas vouloir de moi...répondit Erwan d'un air de diva outragée.
- C'est normal, s'il est hétéro. C'est comme si vous, on vous forçait à aimer une fille.
- Moi, ce n'est pas pareil ! Je ne suis pas un homme comme les autres !
Fiora ne releva pas. Ils passèrent devant le portrait de Roland Alexandre puis la grande tapisserie du Moyen-Âge représentant les Cavaliers de l'Apocalypse. Le visage du Breton se ferma soudain.
- As-tu appris la sombre nouvelle ?
- Non...
- Philip ! Il a été sauvagement assassiné. Étranglé, pour être exact. Axel est dans tous ses états !
- McRaven ? Mort ?
Fiora en resta bouche bée. Cette brute épaisse increvable, sosie raté de Rambo, ami d'Axel par-dessus le marché, mort étranglé comme un poulet ?
- Mais qu'est-ce qui s'est passé ?
- C'était à la Villa Gialla ! Figure-toi qu'Astrid Cavaleri avait un garde du corps ! Un ancien Golem, le Métis.
- McRaven est allé à la Villa ?
- Oui ! Il devait ramener l'enfant.
- L'enfant ? Celui d'Astrid ?
- Un garçon nommé Marcus, apparemment.
- Il est ici ?
- Eh bien, dans les appartements de Philip, justement. Les anciens appartements, se corrigea Erwan.
Une autre personne, censée occupée ces fameux lieux, se rappela à la mémoire de Fiora.
- C'est Edna qui veille sur lui ?
- Edna ?
- Tu sais, l'Américaine...
- Ah, mon dieu ! Je l'avais oublié celle-là ! Allons voir !
Erwan la fit presque courir à travers la pièce jusqu'à une grande porte. Il la poussa et ils entrèrent dans un vestibule sans aucune décoration : une simple table avec une coupole remplie de papiers froissés et de mégots de cigarettes. Fiora remarqua tout de suite un battant entrouvert.
- C'est sa chambre, confirma le Breton.
La jeune femme déglutit : elle venait d'apercevoir une silhouette immobile, allongée sur le lit. Son horrible pressentiment se confirma : c'était bien Edna. Vêtue d'une simple nuisette blanche, une main repliée près de la tête, elle était morte. Elle avait des traces mauves sur le cou et deux plaies rouges sur le flanc droit.
Fiora ne put s'empêcher de pousser un hurlement. Puis, le cœur affolé, elle s'approcha : le visage d'Edna paraissait étrangement paisible. L'Américaine avait toujours été très belle, et elle l'était encore. Elle avait l'air d'une vedette foudroyée en pleine gloire. Un mélange de Katharine Hepburn et de Marilyn Monroe. Fiora sentit les larmes lui monter aux yeux. Sans se l'avouer, elle avait toujours admiré Edna. Comme ne pas l'apprécier ? Elle était belle, sérieuse mais drôle, fidèle, courageuse. Fiora recoiffa mécaniquement une mèche de cheveux châtain-roux et murmura :
- Je suis désolée.
- « Il dort dans le soleil, la main sur la poitrine, Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit », cita lyriquement Erwan en observant les plaies.
- Qui a fait ça ? articula Fiora.
- Sans doute Titan, pour venger Philip...
À ce moment-là, un sanglot parvint à leurs oreilles. Le Breton et la jeune femme virent, dans une sorte de nid d'épaisses couvertures à même le sol, un bébé d'à peine deux mois.
- C'est Marcus ?
- Mais oui ! Ils auraient pu le mettre dans un lit ! pesta Erwan. Pauvre petit !
Fiora renifla discrètement. Elle venait de réaliser que sa mère, Madeleine, ne savait sûrement pas encore qu'Edna avait été tuée.
- Tu peux partir, tu sais, fit le Breton. Je m'occupe du bébé et du cadavre. Pas de la même façon, bien sûr.
- Elle s'appelait Edna, siffla Fiora, furieuse.
Néanmoins, elle sauta sur l'occasion pour sortir en coup de vent. Elle reprit sa respiration au milieu de la grande pièce, puis fixa l'autre porte, derrière laquelle vivaient sa mère et Martin Farkasova. C'est moi qui dois lui annoncer.
Elle leva son poing et frappa. Une, puis deux et trois fois. Comme personne ne venait, elle décida d'entrer. Martin semblait absent, mais Fiora trouva Madeleine avachie dans un fauteuil, en robe à fleurs ringarde.
- Maman ?
L'interpellée sursauta, et se retourna, les yeux plissés, observant intensément sa fille.
- Tu es là, toi ? Tu as le droit d'entrer ?
- Non. Mais...c'est un jour...particulier.
- Qu'est-ce que tu as ? Tu es blanche comme un yaourt !
- Maman...
- Oh, j'ai horreur que tu m'appelles comme ça ! Cela annonce toujours une mauvaise nouvelle !
Elle ne croyait pas si bien dire. Fiora s'assit près d'elle et pour la première fois, la jeune femme eut pitié de sa mère.
- C'est Edna.
Madeleine se raidit et pâlit tout autant que sa fille.
- Quoi ?
- Maman...je suis désolée...
- Non ! Non ! cria sa mère en se relevant d'un bond. Non, arrête, tu mens !
- Je ne mens pas. Erwan et moi l'avons retrouvée morte.
- Non !
Madeleine se détourna. Ses frêles épaules tremblaient comme une feuille, et Fiora la vit serrer les poings. Elle pensa qu'elle pleurait, mais sa mère resta silencieuse, jusqu'à ce qu'elle s'effondre, évanouie. La jeune femme l'installa sur son fauteuil et attendit. Le réveil fut brutal et bruyant :
- Qui l'a tuée ? Cette espèce de fils de...
- McRaven est mort avant. C'est Titan qui a assassiné Edna.
Une gifle vint lui couper la respiration. Fiora se propulsa en arrière pour éviter sa mère qui frappait à l'aveugle.
- Je vous hais ! Je vous hais tous !
- Je n'ai rien fait ! protesta la jeune femme.
- Tu es avec eux ! Depuis le début, tu obéis au doigt et à l'œil à ce Desmarais, et tu te comportes comme une salope simplement parce qu'il te l'a demandé ! Oui, je sais pour toi et Tremblay ! Moi qui croyais que tu avais au moins un peu de dignité ! Tu me fais honte !
- Tu ne m'as jamais aimée de toute façon ! répliqua Fiora, folle de rage. Il fallait bien que je trouve quelqu'un pour s'occuper de moi à ta place !
- Et tu as choisi un psychopathe !
- Tu en es une aussi !
Madeleine se figea, puis porta une main à sa bouche pour contenir un sanglot. Fiora la crut calmée et se rapprocha, mais sa mère la repoussa en hurlant :
- Fiche le camp ! Je l'aimais, tu comprends ? Je l'aimais !
***
Erwan avait demandé à deux Golems de s'occuper du corps d'Edna, mais hésitait à leur confier le bébé. Finalement, il décida de l'installer lui-même dans la chambre réservée aux « amis ». Il n'aimait pas vraiment les nourrissons mais malgré cela, leur faire du mal ne faisait pas partie de ses vices préférés.
Il l'avait à peine posé sur ses couvertures qu'il se mit à hurler. Mais au même moment, on sonna à l'entrée. Erwan regarda par la fenêtre. Son invité était là avec une heure d'avance ! Une honte ! Une insulte au savoir-vivre !
Kidokoro Sukemasa, un très riche entrepreneur japonais spécialisé dans la technologie, se tenait très droit devant la porte. Tiré à quatre épingles, les cheveux poivre et sel, ses longs yeux derrière des lunettes de marque, il tenait une mallette.
- Fiora ! hurla Erwan en retournant en courant dans la grande pièce. Ramène-toi, ma grande !
La jeune femme apparut, les joues rouges et l'air furieux.
- Quoi ?
- Occupe-toi du gamin ! Moi, j'ai à faire !
Fiora voulut protester mais le Breton ouvrait déjà grand le battant. En apercevant le Japonais, la jeune femme poussa un long soupir et suivit les pleurs désespérés de Marcus jusqu'à la chambre. Monsieur Sukemasa s'inclina devant Erwan, une main sur la poitrine.
- Ohayou gozaimasu.
- Oui, oui, ohayou, Kidokoro. Vous êtes là bien tôt.
- Pardonnez-moi. Je peux repasser plus tard.
Le Breton se calma. Il retrouva son maintien habituel se sourit de toutes ses dents.
- Mais non ! Je m'étonnais simplement ! Entrez, entrez !
Erwan appela à grand cris le seul Golem d'origine japonaise.
- Okami ! Okami, prépare du thé ! Tu sais, le matcha ! Je suis désolé, j'ai été très occupé et les en-cas seront fait à la va-vite...
- Cela sera parfait.
Ils s'installèrent dans les causeuses couleur "cuisse de nymphe émue". Kidokoro ouvrit sa mallette qui contenait la toute dernière version de tablette tactile des plus grandes marques.
- Voilà ce qui règne à présent sur le monde, annonça-t-il sentencieusement.
- Je veux bien le croire, répondit Erwan. Je ne peux plus lâcher mon smartphone ! Il y a de petites applications absolument géniales !
- Imaginez que tout cela disparaisse. Ce serait la panique.
- Je l'espère. Vous connaissez notre plan, Kidokoro.
- Je peux vous assurer qu'un défaut de fabrication très grave, causant jusqu'à des décès, fera chuter les bourses. Le temps passera, puis il y aura une nouvelle salve de malfaçons. Finalement, on annoncera qu'un composant présent dans tous les appareils électroniques du monde en est la cause.
- Parfait ! Absolument parfait ! s'enthousiasma Erwan. Mais comment tous les appareils du monde peuvent contenir le même composant ?
- Avec l'argent que vous nous verserez, le groupe Sukemasa rachètera chaque usine de fabrication du composant A6B22. Il sera donc partout conçu sur le même modèle. Le nôtre...
- Mais votre groupe sera alors mis en cause et condamné ?
- Il se trouve que je ne suis pas le directeur du groupe Sukemasa. Seulement le conseiller très secret de mon cher demi-frère. Lui et lui seul sera désigné responsable.
- Vous ne l'aimez pas beaucoup ?
Kidokoro eut un sourire de prédateur qui aurait terrifié n'importe qui.
- Je le hais.
- La haine est le sentiment le plus fabuleux et le plus puissant qui soit.
Les deux hommes se serrèrent la main. L'arrivée d'Axel brisa ce moment de franche camaraderie.
- Daniel a disparu !
***
Erwan laissa Axel s'activer pour retrouver son fils. Lui avait d'autres projets beaucoup plus drôles. Retournant dans la chambre d'amis, il y retrouva Fiora et Marcus.
- Tu peux prendre du repos, lança-t-il à la jeune femme. C'est à mon tour de jouer au baby-sitter !
- Tu es sûr ? s'inquiéta Fiora.
- Enfin, tu ne me fais pas confiance ? Donne-moi cet adorable petit ange ! Je vais le montrer à quelqu'un qui a très envie de le voir...
Il prit Marcus dans ses bras. Le bébé poussa un gazouillement et tendit ses minuscules mains. Il avait encore du lait sur les lèvres.
- Il a fait son rot ? Je ne voudrais pas qu'il me vomisse dessus !
- Oui, grogna Fiora.
- Parfait ! Allons-y !
Le Breton remonta les escaliers en métal pour atteindre ses appartements. Il trouva Salvatore dans le même fauteuil que d'habitude, figé dans la contemplation du paysage par la fenêtre. L'ennui et l'épuisement se lisaient sur ses traits. Pourtant quand il aperçut Erwan et Marcus, ses yeux clignèrent plusieurs fois et il secoua la tête, l'air ébahi.
- C'est...
- C'est Marcus ! ronronna Erwan en berçant le bébé. L'adorable enfant d'Astrid Cavaleri.
Salvatore se leva, en poussant des deux mains sur les accoudoirs.
- L'enfant d'Astrid ! répéta-t-il. Dio mio !
- Reste assis, lui ordonna Erwan.
- Mais je veux le voir ! D'ailleurs, vous ne devriez même pas le toucher ! Donnez-le moi ! Et où est Astrid ? Qu'est-ce que vous lui avez fait ?
- Trop de mots dans la même tirade, mon cher ! Astrid Cavaleri va bien. Nous lui avons simplement emprunté son fils. Et non, je ne te le donnerai pas.
- Mais pourquoi ? murmura Salvatore qui observait Marcus, l'air torturé.
- Parce que lui et moi, nous nous entendons très bien. N'est-ce pas, l'asticot ?
- S'il vous plaît...
Erwan savoura l'expression de supplication de l'Italien et fit courir ses doigts sur l'avant-bras du bébé, comme des pattes.
- Tu aimes les insectes, petit Marcus ? Ça te dirait de rencontrer mes copines les fourmis ?
- Non !
Salvatore avait hurlé sans s'en apercevoir. Ce que venait de sous-entendre le Breton était la pire chose qu'il puisse entendre.
- Vous n'avez pas le droit de faire ça ! C'est un bébé !
- Et alors, tu es bien une personne âgée !
- Je...
Toujours sans s'en rendre compte, il tendait les bras vers celui qu'il considérait désormais comme son petit-fils. Erwan jubilait.
- Tu quoi, mon cher ?
- Je ferais ce que vous voulez ! Mais ne lui faîtes pas de mal !
Le Breton fit mine de se sentir mal comme une courtisane du dix-neuvième siècle.
- Depuis le temps que j'attendais cela ! Tu entends, Marcus ? Papi va faire tout ce que je veux !
- Je vous en prie...laissez-moi au moins le voir de près...
Erwan était très fier de sa nouvelle torture « Très près mais inaccessible ». Le visage de Salvatore affichait presque un air de soumission. Enfin !
- Tu l'as assez vu, je crois, soupira le Breton, triomphant. Si tu me l'avais demandé à genoux, peut-être...
Il se détourna, serrant Marcus contre sa poitrine, et se dirigea vers la porte. Derrière lui, il entendit quelque chose qui ressemblait nettement à un sanglot, et ses lèvres s'étirèrent en un sourire de pure satisfaction.
Merci <3
Si vous savez le titre et l'auteur de la citation d'Erwan, vous êtes officiellement un génie de la littérature française. (bon c'est facile en vrai)
Et après Naranbaatar, RIP mon Edna bien sûr.
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