Chapitre 14
- L'infirmerie est réservée aux cas très graves. On ne soigne pas les bobos, ici, maugréa Carl le Golem en guidant Daniel dans les couloirs. En ce moment, il n'y a que deux patients : un type qui a abusé de la matraque et une vieille Noire qui...
- Qui a une pneumonie, acheva sèchement Daniel. Elle s'appelle Grace.
- Comment vous savez ça ?
- Je la connais.
- Vous en connaissez, du monde, ici, dîtes-moi !
- Une pneumonie dans cet endroit humide et venteux, ce n'est pas une bonne chose. Vous avez songé à la faire hospitaliser ?
Carl eut un rire gras.
- On ne quitte pas cette île sans un papier du juge. Et elle n'a pas de papier du juge.
- Donc, vous comptez la laisser mourir faute de soins ?
- On lui donne des antibiotiques. À son âge, c'est normal que ça prenne plus de temps.
Il ouvrit la porte d'une petite pièce tiède, contenant quatre lits en fer comme dans les anciens orphelinats. Un type tellement enflé d'hématomes qu'il ressemblait à une framboise géante gisait dans l'un d'entre eux, endormi. Et dans un second, il y avait Mama, qui dormait aussi. Daniel tira un tabouret pour s'asseoir près d'elle. Carl referma la porte de l'infirmerie derrière lui.
Sur la petite table de chevet de Mama, se trouvaient ses lunettes rouges, son gri-gri et un chapelet posé sur une photo d'identité jaunie d'Astrid. Sous un drap blanc beaucoup trop fin, elle respirait difficilement, et sa poitrine se soulevait brusquement sur de douloureuses quintes de toux. Daniel, accablé, ne put qu'attendre qu'elle se réveille.
- Bonjour, Mama, murmura-t-il quand elle ouvrit les yeux.
Elle ne parût pas étonnée de le voir.
- Bonjour, Daniel.
- Je suis venu vous voir, vous et les autres. Je ne pensais pas...que tout allait si mal.
- Tu trouves que je vais mal ? sourit Mama.
Comme pour souligner l'ironie de son propos, une nouvelle quinte lui déchira les poumons.
- Oh, Mama...je suis désolé. Est-ce que je peux faire quelque chose ?
- Non, mon garçon. Mais peut-être qu'une autre couverture serait la bienvenue...
Daniel bondit sur ses pieds et se dirigea vers un placard qu'il trouva fermé.
- Carl ! appela-t-il.
Le Golem entra paresseusement.
- Quoi ?
- Il faut une autre couverture pour Grace.
- Ben voyons. Pourquoi pas une tasse de thé et des gâteaux ?
- C'est un ordre, Carl.
La brute eut une « pff » exaspéré et sortit une clé de son trousseau. Daniel put récupérer une couverture dans le placard et retourna auprès de Mama pour l'en recouvrir.
- Vous pouvez donner des ordres aux Golems ? murmura-t-elle.
- Je suis le fils...le fils de celui qui les dirige.
- Philip McRaven ?
Les yeux de Mama s'écarquillèrent. Daniel s'empressa de secouer la tête.
- Non ! De son...collègue, Axel Desmarais. Je ne l'ai appris que récemment.
- Axel Desmarais ?
- Oui, il a les cheveux gris...et un fauteuil roulant.
- La mort dans un fauteuil roulant, répéta Mama si bas que Daniel, occupé à lui verser un verre d'eau, n'entendit pas.
- Buvez.
Elle obéit docilement et avec reconnaissance : aucun Golem ne lui apportait de verre d'eau ici, hormis quand elle avait droit aux médicaments.
- Astrid ? demanda-t-elle, le souffle presque éteint.
Daniel dut répéter tout ce qu'il savait. Le visage de Mama se contracta, sans qu'il puisse savoir si c'était à cause de la douleur, de l'inquiétude ou de la joie.
- Un bébé ! Par tous les esprits !
- Il doit être né maintenant.
- Et je suis ici, à tousser comme une tuberculeuse...
Daniel prit la main de Mama et s'étonna de la trouver encore fraîche et ferme.
- Vous êtes forte. Vous serez bientôt guérie.
Trois coups frappés à la porte annoncèrent que « la visite » était terminée. Daniel, poussé par l'admiration et l'affection qu'il avait toujours eu pour elle, se pencha pour embrasser Mama sur la joue. Elle l'agrippa soudain par l'épaule.
- Ce qui a diminué le père sauvera le fils, émit-elle contre son oreille. C'est le Baron Samedi qui me l'a dit, et je crois que cela te concerne.
Avant de partir, Daniel vérifia qu'elle n'avait pas de fièvre. Mama s'était déjà rendormie, mais ses paroles restèrent gravées dans son cerveau, sans néanmoins qu'il ne s'y attarde.
Dans le couloir, Axel et Erwan avaient rejoint Carl.
- C'est l'heure du déjeuner, annonça joyeusement le Breton. Et comme tu sembles beaucoup les aimer, nous allons manger avec les prisonniers !
- À l'écart, précisa Axel. Et eux ne nous verrons pas. Nous sommes dans la pièce voisine.
Erwan haussa les épaules. Il se mit à parler d'un « charmant petit trafiquant » qu'il trouvait à son goût. Daniel, encore trop préoccupée, eut la chance de ne rien entendre de plus.
Une table simple avait été dressée dans ce qui ressemblait à une réserve des cuisines, entre des sacs de pommes de terre et de riz. Erwan s'y installa comme dans un restaurant trois étoiles et demanda où se trouvait le couteau à poisson. Une cuisinière aussi féminine que Carl leur apporta une marmite de lentilles accompagnées de saucisses huileuses. Le sourire d'Erwan s'effaça.
- Tu voulais manger local, te voilà servi, sourit Axel.
- C'est ignoble !
Daniel, par ce qui ressemblait à un passe-plat, pouvait apercevoir une partie du réfectoire et les prisonniers qui se jetaient sur la nourriture. C'est alors qu'il remarqua, à une table isolée, Ernesto et Kate, assis sans la moindre assiette devant eux. Il se souvint que Carl les avait privés de repas. Le Cubain louchait sur la marmite de lentilles la plus proche et sa femme, l'air épuisé, contemplait ses ongles en serrant les dents.
Daniel prit rapidement une décision. Il se servit une généreuse assiette et se leva.
- Où vas-tu ? fit Axel.
- Je vais donner à manger à Ernesto et Kate. Ils ne méritaient pas d'en être privés.
- Ce sont les règles, mon fils. Rassieds-toi.
- Non.
- Je prendrais ça comme une provocation, et une humiliation.
- Si vous saviez comme je m'en fiche.
Le visage d'Axel devint un masque de cire. Ses doigts se mirent à pianoter sur la table.
- Repose cette assiette, Daniel.
- Si tu as un peu de respect pour ton père, mon grand, je te conseille d'obéir, fit Erwan. Ou alors, c'est que tu craches sur ton propre sang.
Daniel haussa les épaules et poussa la porte qui le séparait du réfectoire. Il traversa les allées sous le regard perplexe et haineux des prisonniers et rejoignit la table d'Ernesto et Kate.
- Voilà pour vous, sourit-il en posant l'assiette fumante.
Contre toute attente, le couple ne réagit pas, et même, le Cubain repoussa les lentilles.
- Nous ne voulons pas de ça, dit-il gravement.
- Pourquoi ?
- Nous ne voulons pas de ta pitié, Daniel Tremblay, siffla soudain Kate, avec son air revêche. Tu es là à te pavaner et tu ne lèves pas le petit doigt pour nous ! Nous pensions que tu venais nous sortir de là, mais non, tu restes ici sans rien faire.
- Je...je n'ai pas encore les moyens de vous faire sortir, mais je vous promets...
- Pas de promesse en l'air !
- Kate, s'il vous plaît. Mangez.
- Elle a raison, bougonna Ernesto. Nous ne voulons pas de ta pitié ni même de ton aide. Si Astrid te voyait !
Cette remarque fit mouche. Daniel se rendit compte que ses doigts crispés sur l'assiette tremblaient et quand il parla, il trouva sa voix pathétique :
- Je comprends, mais il faut me laisser du temps...je...
- Et après quoi ? Tu viendras nous libérer ? Fiche le camp, avec tes lentilles !
Daniel se sentait comme un poisson hors de l'eau. Il supplia une dernière fois le couple du regard mais Ernesto avait croisé les bras et Kate s'était détournée.
- Je suis désolé, murmura-t-il, honteux. Vous avez raison.
Il tourna les talons et croisa le regard d'une mégère qui ricana :
- Je veux bien de tes lentilles, moi, mon joli.
- Oui, viens jouer le Bon Samaritain avec nous ! gloussa une seconde.
Axel et Erwan étaient sortis de leur salle à manger privative et le contemplaient avec un mélange de reproche et de peine. Cela exaspéra Daniel, qui, d'un geste furieux, envoya l'assiette de lentilles s'écraser contre un mur et quitta le réfectoire à grands pas.
Réfugié dans sa chambre, il donna un grand coup de pied dans son lit avec un cri de colère et de frustration. Il savait qu'Axel n'allait pas tarder à frapper à sa porte. Il eut envie de se barricader et de faire le mort, mais les coups retentirent encore plus tôt que prévu. Son père entra sans même y être invité.
- Dure journée pour l'orgueil, aujourd'hui, commenta-t-il en s'approchant de la fenêtre.
- Allez-y, faîtes-moi votre sermon, et sortez.
Axel redressa ses lunettes qui avaient glissées sur son nez fin. Ses yeux gris fouillèrent ceux bleu foncé de Daniel qui ne cilla pas.
- Tu résistes, mon fils, encore et toujours. À mon autorité mais aussi à mon amour de père.
- Votre amour ? répéta Daniel, qui n'en revenait pas.
- On dirait que tu refuses tout ce que je te propose. Par provocation ou par pudeur ?
- Écoutez...j'aime ces gens et les voir traités ainsi me révolte.
- Donc...tu les préféreras toujours à moi ?
- Il n'y a pas de préférence ou je ne sais quoi. C'est ainsi.
- Le sang est pourtant le plus fort, tu sais.
- Je ne suis pas de cet avis.
- Donc, savoir qui est ta mère t'importe peu, puisque tu as Viviane.
- Je n'ai pas dit ça !
- Nous partirons demain, conclut Axel. Prépare ta valise.
Il avait encore gagné le duel oral. Cela semblait si simple pour lui. Daniel, plus bas que terre, ne put s'empêcher de lui crier :
- Vous passez votre temps à me rabaisser et vous prétendez m'aimer !
- Je t'aime, oui. Plus que ma propre vie.
Mensonge ! s'exclama intérieurement Daniel en se laissant tomber sur son lit. Il croisa les bras sous sa tête et, en laissant ses pensées s'évader, rêva d'Astrid. Il la revit dans les moments les plus beaux de sa vie, la première fois qu'elle l'avait rejoint dans sa chambre d'hôtel avec ses joues et sa robe rouges, quand elle avait accepté de l'épouser ou lors de leurs nombreuses retrouvailles. Finalement, il s'endormit tout habillé.
La nuit était déjà avancée quand il émergea avec un mal de tête épouvantable et une envie de vomir comme s'il sortait d'un tambour de machine à laver. Il sortit, et mené par un étrange reflexe, se dirigea vers les cellules. Il croisa alors un duo composé d'un Golem et de Gonzalo. Le premier tenait les menottes du second et le traînait pratiquement, car le Sud-Américain renâclait comme un taureau qui voit rouge.
- Bouge-toi, Erizo ! beugla le Golem.
Gonzalo venait de stopper net en apercevant Daniel. Soudain, un sourire mauvais se dessina sur son visage : il bouscula brusquement le Golem et bondit sur Daniel. En à peine quelques secondes, il avait passé les bras autour de son cou et serrait ses menottes contre sa gorge.
- Approche-pas, toi ! vociféra Gonzalo au Golem. Ou j'étrangle le gentil fils du patron !
Le colosse hésita, puis se mit à appeler à l'aide.
- Je sais que tu es le rejeton du connard qui nous a enfermés ici, souffla Gonzalo contre l'oreille de Daniel. Et que tu n'as rien fait pour l'en empêcher. Les nouvelles vont vite, n'est-ce pas ? Crois-moi, tu vas payer pour nous avoir trahis.
Il serra la chaîne en métal qui reliait ses menottes contre le cou de Daniel qui eut alors beaucoup de mal à respirer. La mort ne lui avait jamais paru aussi proche, mais il se surprit à l'espérer. Elle ne lui faisait plus peur : il avait envie que tout s'arrête. À quoi bon continuer à vivre ainsi, dans l'impuissance et le rejet ?
Une escouade de Golems venait d'arriver, menée par Carl, matraque à la main.
- Tu vas crever, Tremblay, fais-moi confiance. Je n'ai plus rien à perdre, de toute façon.
Moi non plus.
- Gonzalo !
Chose étonnante, Carl venait d'ordonner d'un geste de faire sortir Ernesto et Kate de leur cellule. Le Cubain venait de crier, stupéfait.
- C'est votre ami, cracha Carl. Alors dîtes-lui de lâcher le fils de Desmarais. Maintenant !
- Gonzalo, répéta Ernesto, à quoi tu joues ?
- Je nous venge !
Daniel était presque en apnée. Il sentait la froide morsure du métal contre sa pomme d'Adam.
- Ne fais pas l'idiot, fit Kate. Même si tu le tues, ils te tueront juste après.
- Je m'en fous ! Vous ne vous rendez pas compte que de toute façon, nous allons tous crever ici ? Alors, autant partir en entraînant ce traître avec moi !
Il y eut un silence. Daniel expira le peu d'air qui lui restait.
- Ce n'est pas un traître, lâcha finalement Ernesto. Laisse-le partir, Gonzalo. Il est en train de mourir.
- Tant mieux !
Un réflexe de survie poussait Daniel à se débattre. Son visage changeait de couleur et l'oxygène avait définitivement vidé ses poumons. Ernesto se précipita en avant, mais le monde se brouillait, et Daniel perdit connaissance.
***
- Daniel ? Daniel, tu m'entends, mon fils ?
L'angoisse marquait les traits d'Axel, penché au-dessus de lui. Allongé dans un lit, Daniel reconnut l'infirmerie. Il inspira profondément une grande goulée d'air et voulut écarter les draps.
- Tu es hors de danger, le rassura Axel. Tout va bien.
- Où est Gonzalo ?
- Lui qui venait d'en sortir, il est retourné au cachot. Il paiera chèrement cet acte.
- Ernesto et Kate ?
- Le Cubain t'a sauvé, avoua Axel, visiblement à contrecœur. Tu étais au bord de l'étouffement, mais il a réussi à repousser Erizo juste à temps.
- Je veux le voir. Pour le remercier...et lui dire au revoir.
- Après ce qui vient de se passer, tu désires encore parler à ces gens ?
- Vous venez de dire qu'Ernesto m'a sauvé la vie.
- Très bien...mais reste au lit et ne fais pas de mouvement brusque.
Contre toute attente, Axel passa une main presque affectueuse dans les cheveux de son fils et s'éloigna. Quelques instants plus tard, Ernesto et Kate apparurent.
- Sans vous, je serais mort, Ness, murmura Daniel. Je ne sais pas si je dois vous remercier.
Le Cubain eut un sourire, un vrai sourire d'Ernesto, joyeux et malicieux.
- Katie et moi, nous avons été un peu durs avec toi. On sait bien que tu n'es pas un traître, et que tu veux sincèrement nous aider.
- Mais je ne peux pas...je vous demande pardon.
- Tu l'aimes encore ? fit soudain Kate.
- Qui ? bredouilla Daniel.
- Astrid ? Est-ce que tu l'aimes encore ?
- Oui...évidemment. Je ne pense qu'à elle.
- Alors, l'histoire se finira bien.
Ernesto sourit de nouveau et embrassa sa femme. Daniel se redressa dans son lit et vérifia que personne d'autre ne pouvait les entendre.
- Vous êtes ma famille. Tenez le coup, pour Astrid...et pour moi.
Le Cubain tapota le bras de Daniel avec, dans ses yeux noisette, une petite larme brillante.
- Je crois aussi que tout finira bien. Bien sûr que nous tiendrons le coup...c'est plutôt à toi que nous devrions dire ça...ton père n'a pas l'air d'être facile.
Après les « au revoir », Daniel, Axel et Erwan quittèrent la P.I.H.S. Alors que l'île disparaissait derrière eux, un timide rayon de soleil pointa à l'horizon.
Merci <3
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