Chapitre 1
Il existe, au bord de la Méditerranée, à côté de Naples, en Italie, un tout petit village nommé San Gennaro. Et, un peu à l'écart de ce village, il y a une grande maison jaune, avec un jardin surplombant la mer. Dans cette maison, la Villa Gialla, vit une famille à présent saccagée.
Si l'on remonte le chemin poudreux qui relie la Villa à San Gennaro, on tombe, à côté d'une voiture abandonnée, sur une flaque de sang que le sable n'a pas encore asséchée, et si l'on tourne son regard vers la mer, on distingue un îlot rocheux, surnommé « Le caillou », qui est devenu un cimetière.
Le ciel de décembre, grisâtre, recouvre ce paysage sali d'une lumière triste. Les gens de San Gennaro ont pour la plupart fermé leurs volets, s'attendant à ce qu'une tempête s'abatte bientôt. Ce qu'ils ne savent pas, c'est que pour Astrid Cavaleri, la tempête dévastatrice est déjà là.
La jeune femme est comme hors d'elle-même. Installée dans un fauteuil du salon de la Villa, elle contemple avec un mélange d'horreur, de terreur et de haine l'homme face à elle.
Elle revoit sans cesse, à travers lui, le corps de l'être qu'elle aimait, avec qui elle était prête à fuir, fauché en pleine poitrine, tomber sur le sol. Elle réentend ses propres cris, ses propres supplications, elle revoit la mort qui éteint la vie dans ses yeux si bleus.
- Lars, murmure-t-elle de temps en temps, comme si ce prénom la hantait déjà.
L'homme en face d'elle est dans un fauteuil roulant. Ses cheveux sont gris acier, comme ses yeux nuageux dissimulés derrière des lunettes en métal. Il doit avoir environ soixante ans. Sa mâchoire carrée, les plis aux coins de ses paupières, rappellent à Astrid un autre homme. Elle réagit alors, soudainement, et un autre nom meurt sur ses lèvres :
- Daniel...
L'homme repose la tasse de thé qu'il lui a demandée et qu'elle a préparée mécaniquement. Tout est gris chez lui, songe Astrid. Minéral. Métallique.
- Soyez aimable de me prévenir quand votre esprit sera revenu parmi nous.
Sa voix est aussi sèche que le reste. Comme Astrid écarquille les yeux, il soupire :
- Les explications que j'ai à vous donner sont longues et mon temps est précieux.
Il ne parle pas italien, mais un anglais parfait. Je pourrais le tuer, réalise la jeune femme. Il est faible, il n'a pas de jambe. Je pourrais venger Lars. Mais l'arme posée sur les genoux de l'homme et ses longs doigts blancs qui s'agitent devant son regard fixe la rappelle à l'ordre.
- Vous pouvez parler, lâche-t-elle.
- Vraiment ? Vous avez encore l'air absent.
Astrid cligne des yeux à plusieurs reprises.
- Quel est mon nom ? siffle alors l'homme.
- Axel Desmarais, répond-t-elle.
- Bien.
Un sourire infiniment cruel se dessine sur sa bouche :
- Qui ai-je tué ?
Astrid a l'impression d'entendre une seconde fois les coups de feu mortels. Ses yeux clignent encore plusieurs fois, presque secoués de spasmes.
- Qui ai-je tué ? répète-t-il, implacable.
- Lars Wolfgang.
Axel Desmarais approuve d'un signe de tête, repose sa tasse de thé, arrange la cuillère assortie avec un geste maniaque, et dit :
- Nous pouvons commencer.
***
Axel Desmarais posa l'arme, celle qui avait tué Lars, sur la table près de la tasse de thé. Il se sentait bien. Dans son élément. La fille, cette fameuse fille, était à sa merci. Ses yeux noirs, un peu trop grands sont éteints, mais attentifs.
- Je suis le père de Daniel, annonça Axel, guettant la réaction de surprise attendue.
- Le père de Daniel s'appelait Jacques, fit Astrid.
- Son père adoptif s'appelait Jacques, corrigea-t-il. Je suis son père biologique.
La jeune femme frémit. La ressemblance qu'elle avait déjà remarquée lui parût plus forte soudain, et cela la pétrifia : comment cet homme, ce monstre, pouvait-il avoir engendré Daniel, si gentil, si doux ?
- Vous mentez ! protesta-t-elle.
- Regardez-moi bien, et jugez par vous-même.
Astrid secoua la tête. Oui, elle était là, la ressemblance. Non, elle ne pouvait plus rien nier.
- Et vous revenez maintenant ? souffla la jeune femme.
- Oui. Je veille sur mon fils, discrètement, depuis son enfance. J'ai jugé que ce qui venait de se passer était trop grave pour que je n'intervienne pas.
- Ce qui venait de se passer ?
- Vous avez échoué au test.
- Mais quel test ?
- Vous comptiez enfin sérieusement épouser mon fils. J'ai donc décidé de vous faire passer un test de fidélité. Je sais que vous avez une tendance à...la frivolité. Mon fils en a tellement souffert...J'ai contacté Lars Wolfgang, et je lui ai permis de revenir à la Villa. Je savais qu'il ferait tout pour vous récupérer. Il a réussi : vous avez perdu. Vous n'imaginez pas à quel point je suis déçu.
- Vous avez tué Lars...parce que j'ai perdu un test ?
- Vous avez en effet perdu ce test, mais pas seulement. Vous avez définitivement perdu mon fils. Cela fait longtemps que je m'en doute, mais vous ne le méritez pas.
Astrid sentit un long frisson lui parcourir la colonne vertébrale. L'idée que cet homme très probablement psychopathe les surveille, elle et Daniel, depuis le début de leur relation, lui donnait une monstrueuse impression de viol.
- Pourtant je sais à quel point il vous aime, ajouta Axel. C'est pour cela que je vous ai protégée.
- Protégée ?
- Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi vos deux pires ennemis se sont, comme par hasard, suicidés ? Vous pensiez à une simple coïncidence ?
- Je...je n'y ai jamais songé.
Axel la dévisagea et se pencha en avant.
- Je suis puissant, Astrid Cavaleri. Assez pour pousser quelqu'un au suicide. De plus, Simon Solovine et Yumi avaient un point commun qui était une grande faiblesse : un sens exacerbé et ridicule de l'honneur. L'honneur ! « Plutôt la mort que la souillure » comme disent mes chers Bretons...
Il eut un rire sans joie. Cet homme ne doit jamais rire de joie.
- Le Russe m'a donné plus de mal. Figurez-vous que quand je l'ai rencontré, il m'a assuré qu'il voulait vous protéger lui aussi.
- Il l'a fait, avec l'araignée rouge, se souvint Astrid, troublée, comme d'habitude, par l'évocation de Solovine.
- Oui...il se sentait obligé de le faire, à cause de son grand-père qui aurait signé le Pacte de Manfredi...enfin, de toute façon, il me gênait. Je lui ai donc offert une seule porte de sortie : mourir de sa main, mourir dignement. Comme Yumi Shiro. Son amoureux transi, Daisuke Yamada, a voulu la suivre en Enfer...tant mieux. Ils n'étaient plus un risque pour vous. Car je sais que Daniel n'aurait pas supporté de vous perdre. Vous étiez sa vie. Vous l'êtes toujours, malheureusement. Mais je saurais lui apprendre à survivre sans vous. Il le faut.
Astrid encaissa. Toutes ces informations tournaient dans sa tête, bousculant son cerveau, lui donnant presque mal au crâne.
- En repartant d'ici, je passerai chercher Daniel en Allemagne, et nous rentrerons chez nous. Il va vivre avec moi désormais.
- Il sait que vous êtes son père ?
- Oui. Comme il sait que vous lui avez préféré Lars.
La jeune femme sentit son corps entier se mettre à trembler. Axel le remarqua et haussa un sourcil :
- Je ne pensais pas vous causer autant de surprise...vous ne comptiez pas assumer votre relation avec Lars ?
Elle ne lui répondit pas, sous le choc. Axel continua alors :
- Autre chose...la P.I.H.S a été rénovée par mes soins, et les nouveaux gardiens sont des Golems. Cette délicieuse prison accueille cinq nouveaux détenus depuis hier : Kate et Ernesto Mensueda, Grace LaFonte, Claudiu Popa et Gonzalo Erizo.
Cette fois, Astrid gémit. Sa famille était enfermée dans la Forteresse de la Terreur, le pire endroit qui soit, la prison qui avait traumatisée Lars ! Mais il manquait un nom dans cette liste :
- Salvatore ? émit-elle.
- Il est toujours au commissariat. Je vous le laisse, lâcha Axel avec un geste négligeant.
Astrid respira un peu mieux. Elle ne serait pas complètement seule pour affronter les temps à venir, qui s'annonçaient difficiles...et pire encore :
- Je vous permets de continuer à vivre dans votre maison, ici. Mais je ne vous garantis pas que ce sera en paix. À partir de maintenant, votre vie sera un cauchemar. J'attaquerai par surprise, je détruirai tout ce que vous tenterez de construire. Si j'en ai envie, je ruinerai aussi l'existence de ceux que vous aimez. Par exemple...oh, oui, ce petit réalisateur turc...
- Ahmet, balbutia Astrid, pétrifiée par ce discours.
- Je suis sûre que la presse serait ravie d'apprendre qu'il est sodomite. Ou alors, ce pirate, votre ami, pourrait perdre son nouveau-né. C'est si fragile un enfant.
Un afflux de salive, qu'Astrid ne pouvait plus déglutir depuis un moment, la fit presque baver. Elle n'avait, sans le moindre doute, jamais rien entendu de pire dans sa vie.
- Et Salvatore...oh, il souffrira autant que vous l'aimez. Ce sera une longue, très longue agonie.
- Arrêtez ! rugit soudain Astrid, épouvantée. De quel droit ?
- Celui du plus fort. Je suis le plus fort. Et bien sûr, si vous tentez d'approcher Daniel, je vous tuerai. Tant pis s'il souffre, tant pis s'il me hait. J'aurais fait ce qu'il fallait.
- Quel genre de monstre êtes-vous ? cracha Astrid.
- « Et je regardai, et je vis paraître un cheval de couleur pâle ; et celui qui était monté dessus se nommait la Mort, et l'Enfer le suivait », récita alors Axel Desmarais d'une voix sinistre qui acheva les dernières résistances de la jeune femme et la fit éclater en sanglots.
Elle connaissait cette phrase : c'était un extrait du Nouveau Testament, à propos des Cavaliers de l'Apocalypse.
- Je suis Axel Desmarais, je suis Death. La mort.
Il la regarda une dernière fois et fit rouler son fauteuil jusqu'à la porte. Là, il dit d'un ton presque tendre :
- Je vous souhaite un joyeux Noël, Astrid Cavaleri.
Il sortit, et la jeune femme continua à pleurer tant et si bien qu'elle finit par glisser de son fauteuil. Elle pleura à s'en dessécher, et c'est roulée en boule sur le tapis que Björn la trouva, deux heures plus tard.
Le Suédois n'était pas en meilleur état. Il avait reçu un appel de Philip McRaven en personne qui lui annonçait de son horrible voix moqueuse que sa future femme, son amour, Leïla, était morte en même temps que son armée et celles des Amazones et de Benedict de Castelbury. Se trouvant à Hambourg, où il était allé à la demande de Lars, qui voulait simplement, par amitié, l'éloigner du massacre, il avait accouru à San Gennaro dans un état second. Là, il avait vu des Golems, depuis « le caillou », jeter les derniers cadavres à l'eau. Björn était tombé à genoux, foudroyé, et avait poussé le hurlement le plus douloureux de sa vie. Sans réfléchir, il s'était raccroché à la seule chose encore familière, la maison jaune qui s'élevait un peu plus loin.
- Astrid !
La voix de Björn fit se relever la jeune femme. Il lui tomba dans les bras en criant de douleur.
- Elle est morte ! Leïla est morte !
Astrid le serra de toutes ses forces, pleurant encore plus, détruite tout autant que lui. Accrochés l'un à l'autre, il fallut, cette fois, l'arrivée de Salvatore pour leur réinsuffler un peu de vie.
- Astrid, bébé ! Qu'est-ce qui s'est passé ?
Ses yeux tombèrent sur le couple enlacé, effondré et sanglotant. Il se précipita, saisit Astrid à bras le corps, l'arrachant un peu brutalement de Björn, et la prit contre lui.
- Mais qu'est-ce qui se passe ? gémit Salvatore en voyant dans quel état se trouvait la jeune femme mais aussi le Suédois.
- Lars...Leïla...les armées...ils sont tous morts...Daniel ne reviendra pas...son père...
- Quoi ? Quoi ? Je ne comprends rien, respire, mon amour, s'il te plaît !
Astrid prit une grande inspiration, et, après de nombreux hoquets, parvint à relater son entrevue avec Axel Desmarais. Salvatore garda son sang-froid : avant tout, il fallait remettre Astrid et Björn sur pied. Il installa ce dernier dans un fauteuil, essuya le visage de la jeune femme avant de l'allonger sur le canapé. Il prépara du café fort, leur servit, reprit Astrid contre lui pour la bercer, sans se rendre compte que ses mains à lui tremblaient aussi...
Merci <3
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