Chapitre 8
Chapitre 8
- Astrid, la visite est dans une demi-heure !
- Je sais, j'arrive !
La jeune femme enfila à la hâte son manteau crème et dévala les marches. Daniel l'attendait en bas. Quand il la vit, un beau sourire se dessina sur son visage. Mon Dan.
La mort était toujours présente, mais cela n'empêchait pas la vie de continuer ; alors le couple avait décidé de chercher un appartement à Naples. Cela ne réjouissait guère Salvatore, qui était encore plus protecteur que d'habitude. Au passage d'Astrid, ce dernier rajusta le col de son manteau.
- Surtout, ne prends pas de décision à la légère. Ne laisse pas Tremblay t'influencer.
- Il s'appelle Daniel, et lâche-moi un peu les baskets, tu veux ?
- Ne parle pas comme ça à l'homme qui a essuyé ta morve avec ses propres doigts.
- Ça, c'est vraiment répugnant.
- Allez, à ce soir.
Il l'embrassa sur le front et lança un regard d'avertissement à Daniel avant de tourner les talons.
Le couple avait rendez-vous avec leur agent immobilier qui avait soi-disant trouvé « le bien idéal », pas très éloigné de l'université Federico II.
Un mois s'était écoulé depuis la mort d'Antonio, et il avait fallu organiser l'intérim : Mattia gérait pour l'instant les affaires les plus urgentes, mais il ne se jugeait pas capable de s'occuper d'un tel empire. Il allait donc falloir trouver un remplaçant. Salvatore assurait qu'il était trop vieux. Il avait donc, lui mais aussi Mama, Ernesto et Xiu, écrit à des candidats potentiels, des amis et collaborateurs d'Antonio. Beaucoup allaient venir la semaine prochaine. Astrid faisait partie du jury, qui allait décider lequel serait le meilleur. Comme dans Italia's Got Talent ! Antonio aurait adoré.
L'appartement présenté par l'agent immobilier se révéla être véritablement « le bien idéal », spacieux, lumineux et rénové. Bien que la fenêtre de la chambre donnât sur une artère fréquentée, l'agent immobilier assura que c'était du double vitrage et qu'ils n'entendraient presque rien.
Le soir même, Daniel et Astrid l'achetaient.
Le lendemain, Xiu, Mama Bayou et Ernesto partaient en voyage. Comme tous les cinq ans, ils retournaient chacun dans leur ville d'origine (respectivement Shanghai, La Nouvelle-Orléans et La Havane) pour deux mois. Cette année, ils avaient proposé d'annuler mais Astrid avait assuré que rien ne devait changer. Au pire, elle les appellerait pour leur demander de rentrer. Et puis, ils ne faisaient pas partie du jury. Ils n'avaient pas d'obligation, eux.
Malgré tout, elle était un peu inquiète, notamment pour Xiu. Mais la vieille dame était moins fragile qu'elle en avait l'air. Cette petite bonne femme était une force de la nature.
Quand ils partirent, tôt le matin, ils souhaitèrent tous les trois « bon courage » à Astrid et lui demandèrent de bien choisir le remplaçant d'Antonio. Elle leur assura qu'elle y veillerait.
- Prends-en un jeune et beau, conseilla Ernesto.
- Plutôt intelligent et diplomate, répliqua Mama.
- Sage et juste, précisa Xiu dans sa langue des signes personnelle.
Astrid commença à emballer des affaires. Elle hésita en prenant son cadre-photo préféré :
devait-elle le laisser ou l'emporter ? Le cliché représentait Salvatore, Antonio et Alvaro en smoking. Ils avaient environ trente ans tous les trois. Astrid passa son doigt sur le visage d'Antonio, puis sur celui de son père.
- Vous me manquez...
Ils étaient très beaux : Antonio, malgré ses quelques kilos en trop, Salvatore, le brun ténébreux, et Alvaro, avec son sourire charmeur. Antonio disait souvent : "Salvatore était beau, Alvaro était charmeur, et moi, j'étais intelligent !". Puis il riait toujours aux éclats...
- Astrid, mon amour, il faut que je te parle.
Salvatore se glissa jusqu'à elle. Il avait un pli inquiet entre les sourcils.
- Qu'est-ce qui se passe ?
- Mattia...
- Quoi ?
- Il est mort, bébé. Je suis désolé.
Astrid encaissa le choc. Sa main se crispa autour du cadre.
- Comment ?
- Un coup de feu. Tireur inconnu.
- Mon dieu... Il venait d'avoir trente et un ans.
- Oui...il faudrait peut-être retarder ton déménagement.
Même s'il semblait réellement affecté par la mort de Mattia, il y avait une note d'espoir dans cette dernière phrase. Ah, mon Salva ne perd pas le nord.
Astrid ne connaissait Mattia que depuis un mois et demi, et elle avait déjà atteint son plus haut degré de deuil, alors elle ne se sentait pas vraiment différente. Elle hocha lentement la tête.
- Je vais en parler à Daniel. Je...
- Hé...ça va. Ça va aller. Viens là.
Salvatore l'attira contre lui et la serra. Astrid ne lâcha pas le cadre.
- Oh, tu regardais cette photo...
- Oui. Vous étiez tellement beaux.
- "Étiez" ? Je ne le suis plus ?
- Si, sourit Astrid. Bien sûr que si.
- Allez, ne pleure pas. Ne pleure pas.
La jeune femme essuya ses larmes et se releva. Elle reposa le cadre sur sa commode. Repose en paix, Mattia. Tu salueras Antonio. Et papa et maman...
***
Une table avait été installée sous le plus grand olivier du jardin. Les trois membres du jury, Salvatore, Astrid et Daniel y étaient assis. Le premier candidat était un français, spécialisé dans l'escroquerie, nommé Armand Saccombes. Il était plutôt beau, brun, mais affichait un air prétentieux qui déplût à Astrid.
- Bien sûr, je sais diriger des hommes. Je ne suis pas du genre à me laisser marcher sur les pieds.
En plus, il s'écoute parler. Salvatore et Daniel, eux, semblaient très intéressés. Astrid commença à dessiner un petit bonhomme sur le coin de sa feuille.
- Ma collaboration avec Antonio a été très fructueuse, vous le savez, monsieur Umberto...
Elle ajouta des moustaches à son bonhomme. Quand elle releva les yeux, Armand la regardait.
- Je vous ennuie, mademoiselle ?
- Astrid, voyons, qu'est-ce que tu fais ? siffla Salvatore.
- Monsieur Saccombes parle depuis un bon quart d'heure, il serait peut-être temps de passer à un autre candidat, répliqua la jeune femme en arborant un sourire hypocrite.
- Tu n'es pas concentrée, Astrid, lança Salvatore quand Armand fut parti.
- Il est nul.
- Non, moi je le trouve très bien.
- Moi aussi, ajouta Daniel, ce qui lui valut un coup d'œil furieux d'Astrid.
- Franchement, ce blanc-bec n'arrive même pas à la cheville d'Antonio, cria-t-elle.
- Personne n'arrive à la cheville d'Antonio ! Il faut faire avec les moyens qu'il nous reste. Fais au moins semblant d'écouter, par respect pour ces hommes qui sont venus de loin.
- Voilà autre chose de nul : « ces hommes » ! Il n'y a même pas une seule femme !
- Les femmes ne sont pas faîtes pour ça.
- Et Bianca Manfredi ?
C'était la première, et unique, chef mafieuse d'envergure internationale, née en 1901. Elle était connue pour avoir créé le Pacte de Manfredi, que tous les criminels connaissaient.
- Elle a été la première et la dernière, répondit Salvatore avec une pointe de machisme.
- Qu'est-ce que tu en sais ?
Enervée, Astrid dut tout de même écouter les paroles tantôt arrogantes, cruelles, idiotes, ou même à la limite de la psychopathie des autres candidats. Seul le onzième attira son attention.
Il ressemblait beaucoup à Antonio. Il avait une barbe et des cheveux gris, avec un air de Père Noël méditerranéen, et des lunettes devant des yeux noirs et chaleureux. Il s'appelait Georgios Thessaris, et apparemment, c'était un grec spécialisé dans le blanchiment d'argent. Quand il serra la main d'Astrid, il la garda plus longtemps que nécessaire dans la sienne.
- Je suis sincèrement heureux de faire votre connaissance, Astrid.
Enfin un qui ne me traite pas comme un être inférieur.
Il répondit aux questions de Salvatore avec intelligence et humilité. Qualités rares ces temps-ci.
Souvent, Georgios regardait Astrid dans les yeux, et elle y lisait quelque chose comme...de l'affection, de la curiosité, comme s'il la connaissait depuis longtemps sans jamais l'avoir vue.
À la fin de l'entretien, elle était troublée. Et déterminée.
- C'est lui qu'il nous faut ! Quelqu'un de simple et de cultivé.
- Il ressemble à Antonio, chuchota Daniel
- Un faux air, oui, je l'avais déjà remarqué, fit Salvatore. Mais il n'a aucune expérience. Ce n'est qu'un gros nounours qui dirige un hôtel de luxe.
- Tu préfères Saccombes, évidemment.
- Oui, et c'est lui que nous allons choisir.
- Je fais aussi partie du jury, je te signale ! Si tu veux que ce soit Saccombes, c'est parce qu'il est exactement comme toi ! Un prétentieux égoïste !
- Pardon ?
Ils se levèrent d'un bond tous les deux. Daniel passa son bras autour des épaules d'Astrid.
- Calme-toi, trésor. Ce n'est pas le moment de se disputer. Je pense aussi que Saccombes...
- J'en ai assez de vous ! Je ne suis pas une jolie poupée qui parle et que personne n'écoute !
- Astrid...
- Toi aussi, laisse-moi, Daniel. J'ai besoin d'être seule. Je vais aller dormir à l'appartement.
Elle fit demi-tour et traversa le jardin à grandes enjambées et, après avoir récupéré quelques affaires, prit la voiture pour aller jusqu'à Naples. Je n'en peux plus... Je ne veux plus les voir.
Cette nuit-là, elle dormit sur un matelas à même le sol, au milieu des cartons, et put constater que, malgré les doubles vitrages, on entendait encore la circulation. Arnaqueur ! J'irai me plaindre à l'agence ! Elle pleura un bon moment, et, quand elle s'endormit, rêva que Georgios passait la chercher avec un traîneau tiré par des rennes et qu'ils allaient ensemble dans les nuages, où se trouvaient Antonio et Mattia.
***
Une semaine plus tard, Armand Saccombes convoqua Salvatore dans son bureau.
- Je n'arrête pas de recevoir des coups de fil et des messages d'une certaine Kate Brady, qui me harcèle pour que je lui envoie quelqu'un. Une femme de ménage, ou quelque chose comme ça. D'après elle, la Pension tombe en ruine...je ne sais même pas ce que c'est !
- La Pension, oui...à Frosinone, c'est ça ?
- Kate Brady, ça vous dit quelque chose, oui ou non ?
Salvatore ravala une réplique cinglante. Encore une fois, Astrid avait raison. Ce n'est qu'un petit coq insolent. Je devrais me fier à son instinct, pas au mien, qui n'est plus ce qu'il était.
- La Pension est une grande maison qu'Antonio a construite pour loger des amis ou des membres de leurs familles qui ne peuvent plus retourner dans leur pays d'origine car ils sont menacés. Il y a affecté un garde du corps, un belge, je crois, et une bonne à tout faire...
- Visiblement, celle-ci est partie sans demander son reste, et il lui faut une remplaçante.
- Il suffit d'en engager une nouvelle et...
- À vrai dire, je pensais y envoyer Astrid.
- Quoi ?
- Elle ne fait rien, elle ne vient même pas m'aider...
- Elle fait des études, et...
- Bah, l'université, elle pourra reprendre ça plus tard.
- Vous n'avez pas le droit, Saccombes. Je vous interdis de...
- Les interdictions sont terminées, monsieur Umberto, je suis le chef maintenant.
Il avait l'air d'un petit garçon vainqueur d'une bagarre.
- Astrid ira à Frosinone, s'occuper de ces gens qui ne servent à rien. De toute façon, j'ai cru comprendre qu'elle ne voulait plus vous voir...
Regarde ce que tu as fait, Salvatore. Astrid va devoir partir à plus de cent kilomètres parce que tu as encore voulu prouver ton autorité. Imbécile. C'était la voix de sa mère qui résonnait dans sa tête.
- Comment se nomme ce belge ? Oh, attendez, je dois l'avoir quelque part...Oskar Van Buk, c'est ça ? Je vais l'appeler et il viendra chercher Astrid dès ce soir. Vous pouvez disposer.
Aux environs de dix-neuf heures, un gaillard trapu aux cheveux couleur de rouille se présentait devant la porte de l'appartement d'Astrid.
- Cavaleri, c'est toi ? fit-il dans un italien teinté d'accent flamand.
- Oui, c'est moi. Vous êtes... ?
- Oskar, de la Pension. Tu dois venir avec moi. Ordre du nouveau patron, le petit français.
Astrid avait vaguement entendu parler de la Pension ; elle haussa les sourcils.
- Pourquoi ?
- Le français a dit que tu serais notre nouvelle bonniche. Alors bouge tes petites fesses et viens avec moi.
- Alors là, hors de question. Dîtes à Saccombes qu'il peut aller...
- Il a dit aussi que je devais t'emmener de force, s'il le fallait.
Astrid soupira. Evidemment, Armand avait bien vu qu'elle ne l'aimait pas, et il voulait l'éloigner de lui pour ne pas qu'elle ne lui mette des bâtons dans les roues.
- Où est-elle, cette Pension ?
- À Frosinone. Fais tes valises et on y va.
Frosinone était une ville moyenne, entre Naples et Rome. Astrid n'y avait jamais mis les pieds. Elle soupira ; elle ne parlait plus ni à Daniel ni à Salvatore, et apparemment, ces deux-là n'avaient rien fait pour empêcher Armand de l'envoyer dans le Latium.
- J'arrive.
Frosinone était à environ cent-cinquante kilomètres de Naples. Pendant deux heures, Astrid dut supporter la compagnie d'Oskar Van Buk et sa conversation excessivement virile.
- Ouais, toute façon, j'ai toujours dit que la Juventus, hé ben, c'était pas gagné pour elle...tu m'écoutes ?
- Non.
- Ah ouais. T'es du genre à dire tout ce qui te passe par la tête, toi, crevette.
- Je ne suis pas une crevette. Dis-moi plutôt combien de personnes habitent à la Pension.
- Alors, il y a les quatre gamins, le vieux cinglé, Theresa et Kate. Sept donc, plus moi.
« Le vieux cinglé »...ça s'annonce bien.
- Qu'est-il arrivé à l'ancienne femme de ménage ?
- Elle s'est tirée du jour au lendemain. Va savoir pourquoi. Personne l'aimait, toute façon.
Ils arrivèrent enfin et se garèrent devant une longue bâtisse plate, au toit en tuiles. Quand ils entrèrent, Astrid remarqua que l'endroit avait dû être construit pour accueillir beaucoup plus que sept personnes, et qu'il n'était pas très bien entretenu.
- J'ai fait des réparations, l'autre jour, mais ça manque d'un bon coup de balais...viens, je t'emmène voir ta chambre. Kate l'a nettoyée exprès pour toi.
Il ouvrit grand une porte qui révéla une petite pièce neutre, avec un lit, un bureau, une commode et une salle de bain attenante. La décoration était minimaliste : un cadre au mur représentant le Colisée en noir et blanc. On dirait une chambre d'hôtel.
- Installe-toi, et ramène-toi vite pour le dîner.
Astrid soupira et rangea ses quelques affaires dans la salle de bain et la commode. Elle consulta son téléphone et éprouva quand même une petite satisfaction en voyant que Salvatore et Daniel l'avaient appelée trois fois chacun. Puis, la jeune femme traversa le couloir jusqu'au réfectoire.
Une femme aux cheveux roux, avec des lunettes mauves posées sur le bout du nez, une mâchoire carrée et un air autoritaire vint à elle. Elle devait avoir une cinquantaine d'années.
- Kate Brady. Je viens d'Irlande. J'espère que tu pourras te mettre au travail dès demain.
- Bien sûr, madame, répondit Astrid, impressionnée.
Un petit homme, en costume démodé et nœud papillon, avec cette fois des lunettes rondes et rouges et un visage de rongeur bondit de sa chaise.
- Je suis le docteur P. Comme Popa. C'est mon nom. Je suis roumain, et si vous voulez, j'ai des tas d'inventions à vous montrer.
Sûrement le vieux cinglé.
- Moi, c'est Theresa. Je suis danoise.
C'était une dame âgée, avec un chignon blond et un sourire très doux.
- Ahmet Öztürk, d'Istanbul. J'ai dix-huit ans.
Le beau garçon brun et gracile, à la peau lisse, lui adressa un sourire franc.
- Reine Obalambo. Mais appelle-moi Queen. J'ai dix-sept ans. Je suis congolaise.
L'adolescente à la peau sombre et au crâne rasé piqua un brocoli d'un air boudeur.
- Lui, c'est Juan, indiqua Kate en montrant un petit garçon aux boucles brunes et aux yeux noirs.
- J'ai neuf ans et demi ! lança-t-il joyeusement. Je suis espagnol !
- Moi aussi, sourit Astrid, un peu rassurée.
La dernière personne était une belle jeune femme orientale, qui, quand elle se retourna, dévoila quelque chose qui horrifia Astrid : tout le côté gauche de son visage était sillonné par de multiples et profondes cicatrices, qui formaient comme une toile d'araignée. Elle aurait pu être si belle. Que lui est-il arrivé ?
- Leïla Muhammad, se contenta-t-elle d'annoncer d'une voix grave et mystérieuse.
Elle ne dit pas d'où elle vient, remarqua Astrid.
- Alors euh...moi c'est Astrid Cavaleri, j'ai vingt-deux ans et je viens de San Gennaro, juste à côté de Naples.
La jeune femme alla s'asseoir entre le docteur P et Juan. Toutes ces nouvelles personnes lui changeaient agréablement les idées. Kate lui servit une assiette de brocolis. Tout le monde parlait italien, et Astrid se sentit vraiment mieux.
- Vous viendrez avec moi tout à l'heure, siffla le docteur P en lui tirant la manche. Je vais vous montrer mes souris.
Astrid se força à sourire et baissa les yeux pour se concentrer sur ses légumes un peu brunâtres. Soudain, une autre personne apparut et vint s'asseoir à côté de Theresa. Astrid sentit un frisson lui remonter le long de la colonne vertébrale.
C'était Lars Wolfgang.
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