La violence de la tempête a fini par épuiser la mer dont les vagues se jettent mollement sur la jetée où Anwar attend sa camarade de bord. Malgré les conditions dans lesquelles ils se sont quittés, il sait qu'elle viendra. Il l'a vu dans ses yeux. Elle pense qu'elle le lui doit, mais lui il sait que la seule personne envers qui elle doit quelque chose c'est envers elle-même...

                Certaines personnes se sont jetées d'une falaise pour échapper à ce qu'ils sont et Mayssane a tenté de se jeter d'un phare par désespoir de n'avoir aucune réponse à sa question. Il avait cru percevoir de la terreur chez la jeune fille à la chevelure bleue quand il a évoqué cette idée et cela l'a surpris. Ne dit-on pas que les suicidants n'ont rien à perdre, donc rien à craindre ? 

           Mais quel que fut la raison de son hésitation, elle ne fut pas assez forte pour l'empêcher de se joindre à lui.

-Prêt pour la grande aventure ?

-Et toi prête à avoir ta réponse ?

             Anwar regrette instantanément sa question, c'est évident qu'elle est prête à savoir qui elle est. Elle était prête à se tuer pour cela, enfin si c'est la seule raison qui l'a menée à vouloir commettre l'irréparable...

-Je le suis et l'embarcation ?

               Le jeune homme suit des yeux le regard sceptique qu'elle accorde au petit bateau à moteur qu'il a loué pour la matinée. Son ton est empreint de sarcasme et elle tente tant bien que mal de faire comme si de rien n'était mais Anwar perçoit le tremblement de sa voix et celui de ses mains. Elle est étrange cette fille, tout en elle invite à la comprendre mais elle se comporte comme si sa vraie nature devait rester inviolée.

                Elle est compliquée. Et c'est ce qui la rend belle. Belle différemment. Mais bel et bien réellement.

               Anwar monte à bord et lui fait signe de la rejoindre. Ils doivent partir maintenant, pendant que l'océan est encore calme. Elle s'exécute d'un pas mal assuré et le visage dur et s'assoit dès qu'elle finit d'enfiler son gilet de sauvetage. Le jeune homme l'imite avant d'allumer le moteur.

             Quelques manœuvres plus tard, quand le bateau n'a plus besoin de sa vigilance totale pour avancer, il jette un coup d'œil à Mayssane. Elle est comme absente. Elle se contente de fixer l'horizon, le visage crispé. Il pressent que ce n'est pas seulement en rapport avec hier. Non, cette fois cela à l'air plus physique... La Veilleuse de l'Océan aurait-elle peur de la mer ? Cela paraît improbable, pourtant son instinct lui souffle qu'il ne se trompe pas.

              Anwar se demande s'il serait prêt lui aussi à affronter sa plus grande peur pour obtenir des réponses. Sincèrement, il ne sait pas, le courage lui manquerait peut-être... Ou alors n'est-il tout simplement pas assez perdu pour en arriver à ce point ? En tout cas, il ne l'est pas assez pour tenter d'attenter à sa vie.

-Ça fait tellement longtemps que je n'ai pas navigué...

             Le jeune homme reporte son regard sur elle et sa curiosité s'intensifie. Mais rien ne sert de la brusquer. Elle est en train de se livrer. Petit à petit. Elle lâche des bouts d'elle-même au fur et à mesure que les mots s'échappent de ses lèvres. Un peu comme lui quand ses pensées se sont transformées en parole sans qu'il ne puisse rien y faire.

-En fait ça fait exactement cinq ans. Et me voilà ici aujourd'hui, alors que je m'étais jurée de ne plus m'approcher de l'océan. Me voilà à passer l'été au bord de la mer, alors que j'ai tant haï cet endroit. Que je me suis tant haïe moi-même. Le destin... Quelle chose étrange !

             La jeune femme garde les yeux rivés sur les fonds marins, immobile et n'exprimant son mal être intérieur qu'à travers la tempête de ses boucles bleues. Sa voix est plus rauque que d'habitude, se brisant sur la fin des phrases et tremblant à leur début. Celle des premières fois, celle qu'on a quand on raconte un événement marquant dont on n'avait jamais osé parler à voix haute.

-La mer m'a tout pris. Mes jambes temporairement et ma meilleure amie à jamais. Elle garde dans ses abysses, sans même le savoir, le corps d'une personne si merveilleuse. Tellement meilleure que moi... Le genre de personne qu'on ne peut s'empêcher d'aimer et qui ont un sourire si beau et si vrai qu'on ne peut s'empêcher de sourire en retour. C'était un éclat de soleil, un morceau de bonheur à l'état pur, un petit bout de femme de rien du tout au cœur plus grand que l'océan... Elle, elle était faite pour vivre !

              Sa voix se brise sur les derniers mots, elle ne regarde plus l'horizon. Ses yeux sont plantés dans ceux du jeune homme et les larmes coulent farouchement le long de ses joues. Elle ne voit plus ni le bateau, ni Anwar. Elle la voit elle.

-On n'aurait jamais dû monter sur cette barque. C'était évident que la tempête n'aurait besoin que de quelques instants pour nous envoyer par-dessus bord. Je n'aurais jamais dû la supplier d'embarquer, je n'étais qu'une sale gosse capricieuse, je voulais naviguer donc on naviguerait et tant pis pour le danger ! Et ça lui a coûté la vie. Je lui ai arraché la vie sans même prendre la peine de mourir avec elle. Non, je devais payer le prix fort. Rester et vivre en sachant que je l'avais tué.

             Anwar sentait en elle l'amertume, la haine de soi et la souffrance. Finalement, c'était de ça qu'était faite la tempête en elle. C'est la culpabilité qui l'a poussé à vouloir en finir. Rétablir la justice. Mais la justice ne fonctionne pas comme ça...

- Elle a été emportée la première, moi une trentaine de secondes après. Le pire moment de ma vie. Trente secondes c'est assez pour comprendre que je ne la reverrais jamais, ni elle ni le prochain coucher de soleil. J'avais raison et tort... Elle est morte et j'ai survécu. Je l'ai tué et j'ai eu le culot de vivre.

                 Mayssane se retourne vers la mer, essuyant du dos de la main des larmes qui ne cessent pas pour autant de couler. Elle, la battante, elle a baissé les armes, fait tomber le bouclier et c'est son cœur qui hurle de douleur tandis que Anwar garde le silence.

                 Dans ces moments, il n'y a rien à dire. Rien à faire. Juste écouter. Pour une fois être acteur c'est savoir ne rien dire, oublier son malaise et ouvrir son cœur pour accueillir la détresse d'autrui.