Partie 1 sans titre
Le bateau est magnifique. Enorme, et pourtant, en fendant les flots il donne une impression de finesse et de légèreté. Seuls les voiliers parviennent à ce résultat.
Le vent est frais, agréable, mais il suffit à nous faire décoller, mi-poisson mi-oiseau, jusqu'aux étoiles. Enfin, j'exagère, l'ivresse de la vitesse me fait exagérer. Mais sur cette merveille, je suis prête à croire à toutes les magies.
Le monde n'est plus qu'un tourbillon dans lequel nous dansons au son des vagues, furieuses d'être brisées par notre élan irrépressible. La pleine lune veille sur nous, et la perfection de cette seconde est telle que si j'avais bu je déclamerai des vers, seul rempart possible contre la force brute de l'instant.
Cependant, je finis par redescendre de mon petit nuage de poétesse amatrice pour m'intéresser un peu à mes compagnons. Nous sommes nombreux à avoir été invités, et bien que je ne connaisse personne, je ne vais pas snober toute cette brillante compagnie pour profiter du voilier.
Apparemment, je ne suis pas la seule à être non-accompagnée. Les gens se regardent, se guettent, hésitant à former les petits groupes communs dans ce genre de soirée avec des inconnus. Mais un personnel parfaitement stylé fait circuler nourritures et boissons sur le large pont et signale que tous les invités peuvent descendre dans la salle de bal dès qu'ils le souhaitent. Une salle de bal sur un bateau ? Je veux voir ça !
Ici l'ambiance s'est déjà réchauffée. Il y a des jeunes, des moins jeunes, quelques enfants. Nous sommes sans doute plusieurs centaines au total, le navire est tellement immense. Je tente une excursion vers le bar.
Sirotant un bloody mary, j'écoute les conversations. A ma droite, deux hommes, l'un ayant trente ans de plus que l'autre, parlent de leur santé. Plein de sollicitude, le plus jeune essaye de rassurer l'autre : « Le matin, quand on a cinquante ans, si on n'a mal nulle part, c'est qu'on est mort. » Le malheureux quinquagénaire approuve tristement.
Je cherche du regard quelqu'un qui aurait remarqué également ce duo comique, histoire que nous en riions à plusieurs, quand je remarque que l'un des passagers ressemble extraordinairement à Victor Hugo. Je suis surprise, puis amusée. Et, au fur et à mesure que je le regarde, intriguée.
Ce n'est pas un banal sosie, c'est le clone du grand Victor. Il en a l'emphase, l'assurance. Même ses proches doivent se sentir troublé par cette similitude. A moins qu'ils ne se disent, en voyant le portrait du poète, « Tiens, c'est fou comme ce type ressemble à Papa ! »
Une dame, près de moi, le fixe également. J'en profite pour engager la conversation, en lui faisant remarquer d'autres sosies surprenants, Molière discutant avec Edit Piaf, à coté d'Alain Bombard. Elle m'en signale d'autres dont je ne connaissais pas le visage, Galilée, Baudelaire, Christophe Colomb. Nous rions ensemble de cet étrange assemblage de célébrités.
Je me présente, elle aussi. Elle s'appelle Marie Curie. A ce nom, bêtement, je lui demande : « Comme la physicienne ? » Oui, me répond-elle, elle est effectivement physicienne. J'ai honte de ma réaction, on a déjà dû la taquiner des milliers de fois avec ça, surtout dans le métier qu'elle exerce. Et comme disait l'autre, les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures. Du coup, je m'éclipse aussi poliment que je le peux.
Revenue sur le pont, je m'accoude au bastingage pour profiter encore une fois de la sensation du voilier. Un serveur me fait sursauter. Comme tous les autres, il est sans visage et parfaitement silencieux, je ne l'avais pas entendu arriver. Pour tromper le froid de plus en plus vif, je lui prend une double vodka. C'est étrange, il n'y a personne pour manœuvrer les voiles. Il devrait y avoir au moins un marin, au cas où le vent change de direction, non ?
Mon serveur a déjà disparu. En fait, je suis totalement seule sur le pont. Ça se comprend, il fait un froid polaire à présent. Je me réfugie à l'intérieur, et me met en quête du capitaine. Après tout, je ne l'ai pas salué, alors qu'il m'a invité. Ou elle. C'est étrange, je suis totalement incapable de me rappeler comment et par qui j'ai été invitée à bord du Charon.
Je croise d'autres invités, mais je fais un geste pour les éviter. Voir tous ces gens avec le visage des morts ne m'amuse plus du tout, maintenant. Après tout, moi aussi je suis célèbre. Après ma mort, on se souviendra longtemps de moi, de mes œuvres, de mon visage. Je me met à courir le long des couloirs. Les serveurs se font plus nombreux, ils sont de plus en plus flous, de plus en plus gris. Enfin, le poste de commandement.
J'entre en furie, hors d'haleine, et la porte claque bruyamment. C'est immense, évidemment. Au milieu des ordinateurs et des instruments de navigation de tous âges, le maître de céans peut surveiller tout son navire. En m'entendant entrer il se tourne lentement vers moi, profitant du coup de théâtre.
C'est une femme. Elle aussi est célèbre. Beaucoup plus d'ailleurs que je ne le serai jamais. On trouve ses portraits à profusion. Elle participe à toutes les histoires. En notre honneur, elle a remplacé la traditionnelle robe noire par un uniforme de commandant, la casquette vissée sur son crâne lisse. La Mort me souris, même si c'est vrai qu'elle n'a pas tellement le choix.
Je lui demande juste : « Où va-t-on ? »
Elle me réponds : « Détends-toi. Profite du voyage. On arrive bientôt. »
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