CHAPITRE 22 ◈ Brûle avec elle
J'ouvris les yeux en grognant de douleur. Le souffle rauque, j'eus besoin de quelques secondes pour me rappeler ce qu'il s'était passé. L'impact avec l'eau nous avait tous bien amochés et je souffrais d'une douleur vive dans la jambe.
— Tu es enfin réveillé, mollasson ! maugréa une voix familière derrière moi.
Je me retournai avec précaution et découvris Lucifer, les bras croisés et les sourcils froncés. Ses cheveux étaient parfaitement secs, contrairement aux miens qui, trempés, tombaient sur mon front. Quant à mes vêtements, le poids de l'eau les avait alourdis au point qu'il m'était désagréable de bouger. En soupirant, je passai une main sur mon visage pour essuyer les gouttes d'eau qui ruisselaient sur mes joues.
— Où sommes-nous ? demandai-je en grimaçant de douleur.
— Des galeries souterraines. On dirait bien que Lilith ne voulait vraiment pas être trouvée.
D'un mouvement des yeux, j'explorai les environs. Les parois de terre qui nous entouraient semblaient transpirer l'humidité. Je regardai à droite puis à gauche, mais le tunnel semblait infini. Je n'avais aucune idée où aller. Angoissé, je serrai les poings et respirai doucement pour me calmer.
À quelques mètres seulement, les corps inconscients d'Éros, d'Andras et de Théa jonchaient au bord d'une large étendue d'eau. Avec un peu de chance, ils ne devraient pas tarder à se réveiller. Soudain, un détail me perturba. Un faisceau de lumière illuminait l'endroit, nous procurant de quoi voir dans l'obscurité. Je levai la tête pour voir d'où venait la lueur qui nous éclairait, mais c'est avec stupéfaction que je découvris que le gouffre dont lequel nous étions tombés se refermait sur lui-même. Vingt-cinq mètres au-dessus de nous, la surface disparaissait et la lumière avec elle.
En clopinant, je me dirigeai vers Théa pour tenter de la réveiller. Ses cheveux roux foncé recouvraient la terre sale et humide, tandis que ses paupières protégeaient ses iris ambrés. Je criai plusieurs fois son nom, mais elle ne réagissait pas du tout. Inquiet, je vérifiai son pouls. Un sourire rassuré se dessina sur mes lèvres quand j'entendis les faibles battements de son cœur. Mais je ne voyais toujours aucun moyen de la sortir de l'inconscience.
— Merci de t'inquiéter pour moi, geignit une voix grave derrière moi.
Je tournai la tête pour voir Éros qui s'étirait à côté de moi. Il regarda d'un air dépité ses vêtements trempés avant de réveiller Andras. Ce dernier ouvrit avec lenteur ses yeux de rapace avant de se relever brusquement, à l'affût du moindre danger.
— Nous sommes tous en vie, soufflai-je avec soulagement.
Mon frère hocha la tête puis s'avança vers Éros et lui tendit la main, le visage fendu par un sourire narquois. L'humain me lança un regard inquiet. Devait-il serrer la main du Diable ? Je secouai discrètement la tête pour lui faire signe de refuser. Je connaissais les intentions de mon frère. Il ne fallait surtout pas lui faire confiance, car même une simple poignée de main pouvait se révéler être un couteau empoisonné.
— Ne fais pas ça, Lucifer..., murmurai-je en posant une main sur son épaule.
Ce dernier tourna brusquement la tête vers moi et me jeta un regard noir, plein de haine. Je reculai et déglutis, effrayé par ces yeux dégoulinants d'animosité. L'ange revint vers Éros et esquissa un sourire bienveillant :
— Voyons, ce n'est qu'une poignée de main ! De quoi as-tu donc peur ?
L'homme fit un pas hésitant et se rapprocha un peu plus du Diable. Un mauvais pressentiment s'empara de moi. Je m'avançai pour les interrompre, mais c'était déjà trop tard. Éros enroula ses doigts autour de la main de Lucifer et la sera d'une poigne vigoureuse. Sous mes yeux horrifiés, une étincelle bleutée traversa le bras du Diable pour se propager chez l'humain.
Son corps commença alors à s'embraser dans un tourbillon céruléen. Les flammes bleues dévoraient sa chair, se délectant de chaque parcelle de sa peau. Mais Éros ne criait pas. Il restait calme et regardait simplement ses mains se consumer d'un air perdu. Et moi, je restais là, impuissant. Le feu dansait autour du corps de mon ami, le transformant en bûcher humain. Et je ne pouvais rien faire, si ce n'était le regarder brûler.
Face à ce spectacle horrifiant, je détournai les yeux. Le visage de mon frère, lui, n'affichait aucune émotion. Il croisait simplement les bras et observait la scène d'un air impassible.
— Tu m'as été bien utile, déclara-t-il froidement. Mais je ne peux pas te laisser continuer ton chemin avec nous.
Ma rage envers mon frère s'embrasa avec ces mots. De quel droit pouvait-il décider du sort d'un homme ? De quel droit pouvait-il se permettre de tuer un humain, de lui ôter la vie qui lui a été donnée ?
En voyant l'air dévasté sur mon visage, Éros m'adressa un sourire confiant et sincère. Sa barbe hirsute était dévorée par les flammes tandis que sa peau brûlée se liquéfiait sous la chaleur insoutenable. Des lambeaux de sa peau calcinée se détachèrent de ses bras et de son visage. Mais il gardait le menton haut, l'air fier et impavide face à la mort.
— Je suis en train de mourir, n'est-ce pas ? Je ne ressens pas de douleur, mais je sens la vie qui me quitte. Ce feu est doux, comme une caresse, un vent chaud qui me traverse.
Je me précipitai vers lui en hurlant son nom. Incapable de traverser les flammes bleues, je saisis toutefois les mains de l'humain et plongeai mon regard dans ses yeux turquoise. Le feu brûlait mes doigts, mais je ne lâchai pas les bras d'Éros pour autant. Il m'avait redonné l'espoir de la rédemption ! Par de simples mots, il avait sauvé mon âme d'une solitude mortelle, je ne pouvais pas le laisser mourir !
— Tiens bon ! Je t'ai promis de ramener ta femme et je le ferai !
— Danael, ça va aller, répondit l'humain en secouant la tête. Psyché m'attend là-haut, il est temps que je la rejoigne.
Une larme coula sur sa joue et je ne pus savoir si c'était dû au chagrin ou à l'espoir. Mais s'il y avait une chose dont j'étais sûr, c'était que l'Éther réservait bien des surprises aux humains et que ceux qui pensaient aller au Paradis finissaient parfois leur chemin en Enfer.
— Je prierai pour que le Purgatoire te juge comme il se doit, murmurai-je en contenant la rage qui cherchait à imploser à l'intérieur de moi.
— Promets-moi... Promets-moi que tu veilleras sur Andras. Il a besoin d'un guide, ne le laisse jamais redevenir démoniaque.
— Je te le promets.
Soudain, Éros ouvrit la bouche et afficha un air choqué :
— Voilà que je ne sens plus rien. Les flammes ont atteint mon cœur. Il ne reste plus que ce mélange de froid et de chaud dans mon corps, c'est très étrange.
Le feu était si ardent que le corps d'Éros fondait comme une braise dans une cheminée. Sa peau liquéfiée coulait sur la terre pour former une plaque de magma. Son visage défiguré ne laissait voir plus qu'un œil, qui devint une bouillie écarlate quelques secondes plus tard.
Dans un silence morne, je m'agenouillai devant les restes de l'humain, Enragé, je frappai violemment le sol avec mon poing. Je frappai, encore et encore, jusqu'à tacher la terre de mon sang. Et d'un coup, je hurlai aussi fort que je le pus.
Je ne sentis même pas Andras s'approcher près du cadavre brûlé de son maître. Je n'entendis ni ses sanglots ni son chagrin. J'étais seul avec ma rage. Je serrai les poings pour la contenir, mais c'en était trop. Je me relevai et m'avançai dangereusement vers Lucifer.
— Pourquoi ? vociférai-je en le frappant violemment au visage. Pourquoi l'as-tu tué ?
Lucifer essuya sa joue en grimaçant et alors que je m'apprêtais à donner un nouveau coup, il arrêta mon poing d'une seule main.
— Je n'avais pas le choix, répondit-il le regard fuyant. Il ne pouvait pas venir avec nous, sans quoi Père aurait fouillé sa mémoire un jour et découvert mon plan pour l'anéantir.
— Tu as donc pris sa vie uniquement pour tes propres intérêts ? Tu ne réalises pas à quel point c'est égoïste ? Ouvre les yeux, Lucifer !
— Tu le sais très bien, Danael ! rugit-il en compressant ma main. Je suis prêt à tout pour atteindre mon objectif ! S'il le faut, j'arracherais même ton propre cœur et laisserais ton cadavre pourrir sur Terre ! Père nous manipule, il n'est pas digne d'être le dieu de ce monde !
J'étais choqué par ses mots. Jamais je n'aurais pensé que Lucifer était capable d'aller si loin.
— Parce que toi tu l'es peut-être ?
— Oui. Quand je prendrai sa place, je créerai un monde meilleur où chacun sera libre, où nous aurons tous droit au libre arbitre.
— Tu n'as même pas de compassion pour les autres ! Cesse de te noyer dans ces désillusions ! hurlai-je en sentant une puissante vague de rage me traverser.
Aussitôt, Lucifer fit un pas en arrière, l'air surpris. Il semblait presque effrayé.
— Danael, tes yeux..., murmura-t-il en reculant.
Je fronçai les sourcils et me tournai vers le point d'eau à côté de moi. J'observai mon reflet quand un détail me frappa. Mes yeux brillaient d'une lueur rouge. Un feu ardent semblait habiter mes pupilles. Comment était-ce possible ?
— On dirait que tu as plus de ressources que nous le pensions, déclara Lucifer. Cela ne faisait pas partie du plan...
— Quel plan ? demandai-je confus.
L'ange ne répondit pas et se contenta de se diriger vers Théa. Toujours inconsciente, elle agitait néanmoins ses paupières dans son sommeil. Lucifer s'accroupit et enroula une mèche de ses cheveux roux autour de son doigt.
— Lilith ne doit plus être très loin. Allons la trouver.
— Et comment sais-tu dans quelle direction il faut aller maintenant que tu as tué notre guide ? m'écriai-je furibond.
— Tes sens ont vraiment régressé, ricana Lucifer. J'entends les pas de quelqu'un se rapprocher depuis notre arrivée.
— Espérons que ce ne soit pas un ennemi...
Je passai une main dans mes cheveux et regardai avec peine le corps en lambeaux d'Éros. C'était ma faute. Je lui avais demandé de nous aider quand il était réticent. Puis je lui avais ordonné de sauter dans le gouffre en sachant qu'il ne pourrait plus remonter. Je n'aurais jamais dû lui demander tout cela.
— Je suis désolé. Tellement désolé...
Je serrai les poings et mordis ma lèvre inférieure. Si seulement je n'avais jamais perdu mes pouvoirs. Si seulement tout ceci n'était jamais arrivé ! J'avançai à contrecœur vers le cadavre de l'humain et le souleva avec précaution. Les flammes l'avaient défiguré au point qu'il en était méconnaissable.
— Je reviens, lançai-je à Lucifer d'un ton glacial. J'ai quelque chose à faire. Veille sur Théa, je ne serai pas long.
Son regard transperça le mien et il lut dans mes intentions. L'ange hocha la tête d'un air désolé et me laissa partir avec la dépouille d'Éros. Andras me suivit sans dire un mot, rongé par le deuil.
~✻~
Nous marchâmes une trentaine de minutes dans les couloirs sombres des galeries souterraines, dans la direction opposée à Lucifer. Il n'y avait qu'un seul chemin, aucun croisement, aucun risque de se perdre.
Finalement, j'ordonnai d'un signe de main à Andras de s'arrêter.
— Ici, dis-je simplement en indiquant le sol.
Le démon s'agenouilla et commença à creuser. Je déposai le corps d'Éros à côté pour aider l'homme-oiseau dans sa mission. On grattait avec nos ongles la terre sans jamais se relâcher. Après un long moment, la tombe était prête.
J'escaladai le trou et échangeai un regard mélancolique avec Andras. Ensemble, nous jetâmes le corps brûlé d'Éros dans la fosse. On la recouvrit rapidement puis j'arrachai un morceau de mon t-shirt et écrit avec mon sang :
« 𝒜̀ 𝓁𝒶 𝓂𝑒́𝓂𝑜𝒾𝓇𝑒 𝒹'ℰ́𝓇𝑜𝓈 𝒞𝓎𝓇, 𝓇𝑒𝓈𝓉𝑒́ 𝒷𝓇𝒶𝓋𝑒 𝓂𝑒̂𝓂𝑒 𝒻𝒶𝒸𝑒 𝒶𝓊 𝒟𝒾𝒶𝒷𝓁𝑒. 𝒬𝓊'𝒾𝓁 𝓇𝑒𝓅𝑜𝓈𝑒 𝑒𝓃 𝓅𝒶𝒾𝓍 𝒶𝓊𝓍 𝒸𝑜̂𝓉𝑒́𝓈 𝒹𝑒 𝓈𝒶 𝒻𝑒𝓂𝓂𝑒 𝑒́𝓉𝑒𝓇𝓃𝑒𝓁𝓁𝑒, 𝒫𝓈𝓎𝒸𝒽𝑒́ 𝒞𝓎𝓇. »
Pendant une minute, aucun de nous ne dit un mot ou ne fit le moindre bruit. Nous prions son âme, partie trop tôt pour être jugée. Andras rompit finalement le silence d'un ton amer :
— Je ne pensais pas les anges si mauvais.
— Lucifer peut sembler cruel, mais au fond nous le sommes tous. Nous avons tous une ombre, un côté sombre et éternel que personne ne peut chasser.
— Mais je vois lumière en toi.
Je souris, amusé. Je n'avais jamais entendu quelque chose d'aussi ridicule, surtout venant d'un démon.
— Ce n'est sûrement qu'une illusion. Je suis un monstre, un meurtrier...
— Non, poursuivit fermement Andras. Tu as lumière pure. Tu as amour.
Lumière pure ? Amour ? Les flammes de Lucifer avaient dû cramer le cerveau de cet oiseau, je ne voyais pas d'autre explication.
— Danael, je veux demander une faveur.
J'arquai un sourcil pour lui faire signe de continuer. Le démon posa alors un genou à terre et s'inclina devant moi. Il chercha ses mots pendant quelques secondes avant de relever la tête et de demander fièrement :
— Éros était mon ami et mon maître. Mais il est mort. J'ai besoin d'un nouveau guide. Sois-le pour moi.
Surpris, je ne réagis pas tout de suite. Je ne m'attendais pas à ce qu'il me fasse cette demande lui-même. Certes, il s'agissait de la dernière volonté d'Éros, mais quand bien même ! C'était une mission délicate. Je craignais que ses souvenirs démoniaques ressortent à tout moment. Son âme se remplirait alors de haine et de souffrance sans aucun moyen d'être sauvée !
Je m'arrêtai à cette pensée. Et si la solution était justement de guider son âme ? Même s'il souvenait un jour des Enfers, il n'oublierait ni moi ni Éros. C'était un coup risqué, mais je le devais bien à l'humain. Je le lui avais promis. Je remplirais la tâche qu'il m'a confiée avant de mourir et guiderais ce démon.
Je me redressai pour prendre une posture digne d'un maître et déclarai solennellement :
— Andras, je te promets de te guider, d'aujourd'hui jusqu'au jour où tu seras prêt. J'ignore si la voie que je te montrerai sera la bonne, mais sache en tous cas qu'Éros sera fier de ce que tu deviendras.
Je crus déceler un sourire à travers le bec du démon. Ce dernier se leva et, ému, me serra dans ses bras. Je lui rendis son étreinte et souris à mon tour.
~✻~
Voilà ! Comme promis, nouveau chapitre ! Assez long d'ailleurs, il fait plus de 2500 mots 😅N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé ! Le prochain chapitre "devrait" sortir le 2 octobre (dans deux semaines).
Je vais vraiment essayer d'écrire toutes les semaines environ 1000 mots, pour publier toutes les deux semaines. Ça fait plus d'un an que Danael et les autres sont dans les bois à cause de mon rythme extrêmemeeent lent, il est temps qu'ils bougent un peu pour passer à la deuxième partie de l'histoire !
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