⚘32. La parole libératrice
━ 5 février 2020 ━
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J'AVAIS FONDU EN PLEURS dès que ces mots étaient sortis de ma bouche et Malo, perturbé par mes récents propos, m'avait observée quelques instants sans broncher, les iris jade brillant sous la lumière jaunâtre de sa lampe de chevet. Il n'avait rien dit, il avait observé mon buste secoué de sanglots silencieusement. L'épisode de sa série tournait encore en fond et les rires des personnages avaient le don de rendre la scène tragiquement comique.
— Viens.
Malo n'avait prononcé que ce modeste mot et je m'étais exécutée, ravalant un sanglot. Je m'étais avancée d'un pas prudent en direction de son lit. Malo avait fermé son ordinateur portable et l'avait déposé sur son bureau. Puis, poussant Van Gogh du bout de la main pour qu'il aille somnoler ailleurs, il m'avait fait signe de m'asseoir à côté de lui. Ce que j'avais fait, la poitrine toujours comprimée, des perles salées se perdant le long des traits de mon visage.
— J'ai mal Malo... J'ai trop mal... Mais le pire... C'est que je sais même pas pourquoi j'ai mal, divaguai-je en me blottissant un peu plus dans les bras de mon meilleur ami, mes larmes coulant le long de son sweat-shirt bordeaux.
Malo caressait doucement mes cheveux, faisant tournoyer des boucles mordorées autour de ses phalanges en un geste lent mais réconfortant.
— Évite d'y penser, imagine plutôt que t'es sur la berge de Saint-Lac en train de dorer au soleil, conseilla le brun d'une voix calme.
Je serrai les dents de frustration. Ce n'était pas avec des paroles comme celles-ci, que j'allais tout de suite arrêter de penser à ce mal-être qui s'était épris de moi.
— Mais j'ai mal Malo... J'ai trop mal. Ça m'obsède, tu comprends ça ? Je... Je peux pas penser à autre chose. C'est pas possible.
Mes globes oculaires étaient en feu. J'avais oublié de mettre mes lunettes, aussi ma vision était limitée et la plupart des objets présents dans la pièce, ne se résumait qu'à des masses floues, informes, sans aucun intérêt. La pointe dans mon coeur poursuivait son manège, tournant et retournant sur elle-même.
— Et si tu essayais au moins ? Je... Peut-être que ça te ferait du bien ?
Je secouai négativement la tête, enfouissant davantage ma joue dans le pull trempé de larmes de Malo. J'inspirai son odeur, un mélange d'épices et de musc, un parfum chaud qui en temps normal avait le don de réconforter n'importe qui. Mais pas moi. Du moins, pas ce soir.
— Hum...
Malo se pinça les lèvres avant de reprendre :
— Est-ce que ça va en ce moment Clélie ? Je veux dire, pas là, là ça se voit clairement que tu vas pas bien, ironisa le brun et je ne pus m'empêcher de grimacer un sourire. Mais je veux dire, est-ce qu'en temps normal tu vas bien ? Est-ce qu'il y aurait pas des trucs qui pourraient te tracasser ?
Je fermai les yeux et pris une profonde inspiration. Des trucs qui me tracassaient ? Il y en avait un paquet.
— Tu... Tu te souviens du jour où tu m'as dit que la prépa recommençait avant le tutorat ?
Malo pencha la tête sur le côté, réfléchissant, mais finit par acquiescer.
— Bah ce jour... Ce jour là... T'aurais pas un mouchoir, s'il te plaît ? m'interrompis-je en reniflant bruyamment.
Mon meilleur ami attrapa un paquet de Kleenex traînant sur la table de chevet bancale. Il m'en tendit un et je le remerciai d'un faible sourire. Puis, une fois que mon nez fut libéré, je poursuivis mon récit :
— Ce jour-là, je me sentais pas bien quand j'ai appris ça, genre, j'avais l'impression que tu me trahissais en un sens, que t'avais trouvé un moyen pour être devant moi au concours, même si c'est déjà le cas.
— Je suis désolé, Clélie, chuchota Malo pour la forme.
Même s'il était sincère, je ne pouvais le croire. Quand on était en PACES, on avait beau être amis, meilleurs amis, en couple, il y avait toujours le concours qui nous rattrapait, qui nous rappelait que la place que nous souhaitions à tout prix, cette personne dont nous étions proche la voulait elle aussi. Malo ne pouvait pas être désolé sur ce point, et si j'avais été à sa place, j'aurais certainement pensé la même chose.
— Et c'est seulement à cause de ça ? Parce que si y a que ce problème, je peux te prêter mes cours de la prépa...
— Non... Y a aussi le jour où j'ai revu mon père. On est allé au lac, tu sais ? C'était sympa, j'étais vraiment contente jusqu'à ce qu'il recommence à me parler de l'archéologie, de ce soi-disant talent que je gâchais avec ce concours. Je l'ai mal pris, tu me connais, alors je lui ai répondu peut-être un peu méchamment et je suis partie.
Je marquai un temps d'arrêt, inspirant profondément. Les larmes avaient cessé de couler, laissant mes iris rougeoyantes et toutes desséchées.
— Et ce soir, Alizé et Léo m'ont pas gardée de place, achevai-je simplement.
Malo caressait toujours mes cheveux, du même mouvement lent mais je commençais à m'y habituer, et tout le réconfort que ce geste avait pu m'apporter tendait à diminuer. C'était comme si cette partie de mon visage était anesthésiée, comme si mes sensations avaient disparu. Je me sentais vide, comme un coquillage. Et même si je possédais une perle désormais, je ne parvenais à combler le trou qui se creusait dans ma poitrine.
— Je crois que ça a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, commenta Malo en soupirant, son bras glissant le long de mon dos.
Nous restâmes quelques instants silencieux, dans cette chambre à la tapisserie gaufrée et au parquet grinçant. Van Gogh avait fini par déserter les lieux, vexé de ne plus être au centre de l'attention. Dehors, par les stores pas totalement fermés de Malo, on pouvait discerner les rayons argentés de la lune ainsi que le chatoiement faiblard des lampadaires de l'avenue. Quelques voitures glissaient sur l'asphalte sombre et par instant, des bribes de musiques modernes se faisaient entendre.
— T'sais, j'en viens à me demander si la PACES c'est vraiment fait pour moi ou pas. Si j'aurais pas dû suivre les traces de mon père et rentrer dans cette fichue fac d'histoire... Je me demande... Je me demande si je suis pas ici parce que j'ai l'impression de devoir quelque chose à quelqu'un, d'être redevable en un sens...
Malo fronça les sourcils, perdu.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? Comment ça être redevable ?
Je pris une profonde inspiration. Les larmes me montaient déjà aux yeux, comme bien souvent lorsque j'abordais ce sujet ou que quelqu'un m'en parlait. J'ignorais parfaitement pourquoi j'agissais ainsi. Avais-je honte ? Me sentais-je différente ? Pas normale ? Pas tout à fait humaine ? Toujours était-il que je ne pouvais faire machine arrière désormais, j'en avais trop dit pour reculer.
— Tu... Tu vois ce que c'est la FIV ?
— La Fécondation In Vitro ? Ouais..., répondit avec prudence Malo.
Nouvelle inspiration. Nouvelle expiration. Une larme qui roule, vite dispersée par le revers de la main.
— Mes parents... Avant que je naisse, mes parents étaient déjà ensemble depuis presque une dizaine d'années et durant tout ce temps, ils ont essayé d'avoir un enfant. Sauf qu'à chaque fois, le test de grossesse était négatif et ils ont découvert plus tard que... Qu'il y avait un problème. Je te passe les détails, mais mes parents ne pouvaient pas avoir d'enfant de manière classique, pas comme la plupart des gens : il fallait un coup de pouce... Une petite aide de la science.
Malo laissa échapper un "hum" et son bras se resserra autour de moi.
— Je... Comment dire ? repris-je en pesant mes mots. J'ai été... créée ? Oui, j'ai été créée grâce à une méthode qu'on appelle l'ICSI, ou Injection Intracytoplasmique de Spermatozoïde. En gros, on a injecté en laboratoire un spermatozoïde de mon père dans un ovocyte de ma mère. On m'a créée avant de me réimplanter dans l'utérus de ma mère et cette fois-ci, ça a marché.
— Mais... Mais c'est génial ça, Clélie ! Pourquoi tu pleures ? s'enquit Malo en constatant que mes joues luisaient de larmes.
Je n'avais pu me retenir, encore une fois.
— Je sais pas... C'est toujours comme ça... J'aime pas en parler, après j'ai l'impression de pas être normale aux yeux des autres, d'être un peu comme une expérience tout droit sortie d'un laboratoire quelconque.
J'avais toujours gardé cela pour moi, n'en parlant avec personne d'autres que mes parents. Etre née de cette façon, c'était un peu la raison pour laquelle je ne supportais pas de décevoir mes parents, pourquoi je voulais à tout prix qu'ils soient fiers de moi. Ils avaient tant donné, ils avaient tant sacrifié pour m'avoir que je ne pouvais décemment pas gâcher ma vie. Je ne pouvais pas gâcher la chance que la science m'avait donnée, celle d'être en vie.
Celle d'exister.
— Je me sens redevable envers la science, je suis un peu l'incarnation de l'adage : "il faut rendre à César ce qui appartient à César" en quelque sorte, avouai-je entre deux sanglots. C'est la science qui m'a permise d'être là, de te parler et d'être à tes côtés : sans elle, je serais rien. Au sens littéral du terme.
Malo ne répondit pas, préférant garder le silence. En douze ans d'amitié, je ne lui avais jamais parlé aussi sincèrement qu'en cet instant précis. Il ignorait tout de cette histoire, il la découvrait ce soir-là, alors que je ruminais et me trouvais au plus mal. Mais étrangement, j'avais l'impression qu'un poids s'était levé de ma poitrine depuis que je m'étais mise à lui parler.
Après tout, Freud avait peut-être raison : la parole était libératrice.
— Moi je trouve ça beau, Clélie. Et je suis content que la science t'ait créée, ajouta Malo et je me redressai, lui faisant face.
Des larmes perlaient au coin de ses paupières, menaçants d'inonder ses ravissants orbes jade. Une lueur de sincérité brillait dans son regard et je voyais qu'il se sentait spécial, qu'il se sentait flatté par toute la confiance que je possédais envers lui. Aussi lui attrapai-je les mains et les serrai fort dans les miennes, en gage de reconnaissance.
— C'est la plus belle déclaration d'amitié qu'on m'ait faite, confiai-je en accrochant son regard.
Malo sourit, son éternel air espiègle refaisant surface sur ses traits fins.
— À part ça, y a autre chose dont tu voulais me parler ?
Je jetai une œillade en direction de mon poignet. C'était l'occasion ou jamais.
— Anh et moi on s'est embrassé... À deux reprises. Et... je crois que je l'aime bien...
— Je me disais aussi... Le comportement de Jasmine était pas normal ces derniers temps, divagua Malo en se pinçant la lèvre inférieure.
Je grimaçai, confirmant ses dires. Jasmine n'était pas vraiment la reine de la discrétion : c'était un exploit que Malo n'ait pas été au courant avant.
— Tout ça pour dire que ce soir j'ai vu Anh et...
— Passe les détails s'il te plaît ! Ce serait comme entendre ma propre soeur parler de ses relations intimes ! me coupa Malo d'un air dégoûté et je lui donnai une tape sur le bras.
— Espèce d'idiot ! Anh c'est un gentleman, il est pas du genre à faire ce genre de choses.
— Hum... Ça reste à voir ça...
Je levai les yeux au ciel : je vous jure.
— Et du coup ? demanda tout de même mon meilleur ami, piqué par la curiosité.
— Il m'a invitée à fêter la Saint-Valentin avec lui Vendredi.
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Un chapitre chargé en émotions et en révélations sur tout le poids qui pesait sur les épaules de cette petite Clélie. Un chapitre où on en découvre un peu plus sur son histoire et ses motivations.
J'espère qu'il vous aura plu, qu'il vous aura touché et vous aura aidé à mieux comprendre les agissements de notre petite brunette. Comme le chapitre précédent, celui-ci a aussi été difficile à écrire et j'y ai sans doute mis toute mon âme (et quelques pleurs aussi) en le rédigeant.
Alors vraiment, j'espère que vous l'avez apprécié et qu'il parviendra à vous marquer dans un sens. N'hésitez pas à me faire part de vos retours, c'est toujours très important pour moi !
Promis, les prochains chapitres risquent d'être plus légers et plus agréables à lire, mais c'était selon moi inconcevable d'écrire cette histoire sans passer par ces moments clés de l'arc de Clélie.
En espérant vous voir nombreux jeudi ! Il ne reste plus que six chapitres avant la fin et je suis déjà triste à l'idée que cette histoire se finisse...
Bonne journée / soirée à vous !
capu ton cygne ✶
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