⚘30. Le supermarché
━ 1 février 2020 ━
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LE JOUR DES COURSES ÉTAIT PEUT-ÊTRE CELUI QUE J'ATTENDAIS LE MOINS DE LA SEMAINE.
En outre, même en gérant notre budget et en réquisitionnant le père de Malo ou ma mère lorsqu'ils passaient dans le coin, nous ne parvenions jamais à totalement y échapper. Alors nous devions subir, soupirant en nous emparant des sacs de congélation et autres qui traînaient dans le placard de la cuisine, espérant secrètement que tout Saint-Florian n'ait pas eu la bonne idée de se ruer au supermarché en ce samedi.
Hélas jusqu'à présent, nous n'avions jamais vu juste.
— Rappelle-moi pourquoi on n'a pas de voiture, déjà ? lança sarcastiquement Malo en soufflant sur une boucle tombée devant ses yeux.
Je levai les iris au ciel et soupirai. Nous n'étions qu'à la moitié du chemin et Malo n'avait fait que de se plaindre jusque là. Encore heureux que nos sacs n'étaient pas encore remplis : je n'osais imaginer toutes les piques qu'il allait souffler sur le chemin du retour.
— Parce que je sais pas conduire sans provoquer d'accident ? C'est bon, t'es content ? rétorquai-je avec une pointe d'agacement dans la voix. Par contre, c'est toi qui va finir par avoir un accident si tu restes au milieu de la route comme ça ! Allez, du nerf un peu !
— Oui, maman.
Je ne relevai pas le cynisme apparent de Malo et accélérai moi aussi le pas, franchissant à temps le passage piéton. Malo me rattrapa d'un pas rapide et nous poursuivîmes notre périple en direction du supermarché le plus proche, celui qui portait le nom d'un lieu réservé aux plus de dix-huit ans.
Il y avait énormément de monde comme je m'y attendais. C'était toujours pareil, je me levais tôt pour faire les courses en espérant éviter la cohue mais à chaque fois Malo, qui lui, avait un rythme de sommeil chaotique, n'émergeait pas avant dix heure du matin. Et à cette heure-ci, il était déjà trop tard pour faire marche arrière. On devait subir ces centaines de familles et leurs caddies pleins à craquer.
Le temps radieux de ce premier jour de février n'arrangeait rien à cela. Néanmoins, j'étais bien trop heureuse de voir l'astre du jour pour être fâchée après lui. Depuis que j'étais en PACES, les rayons flamboyants du soleil étaient la seule chose qui me réconfortait réellement, qui m'apaisait. Je me sentais bien quand ses caresses dorées effleuraient mes joues après une longue journée passée à réviser. Encore mieux lorsque j'apercevais le coucher du soleil, peu de temps avant de me rendre au tutorat.
En réalité, l'orbe de feu me rappelait surtout tous ces instants passés en compagnie d'Anh, le rayon de soleil.
— T'as bien pensé à prendre la liste ? demandai-je lorsque nous franchîmes les portes automatiques de la grande surface.
Pour toute réponse, Malo agita le petit bout de papier rédigé à la hâte hier soir. On y voyait mon écriture ronde et pressée mêlée à celle plus petite mais plus appliquée de mon meilleur ami. Malo rangea la liste dans sa poche de blouson avant de reprendre :
— Faut vraiment que tu déstresses, Clélie. T'es à cran en ce moment, je sais pas ce que t'as mais c'est un peu...
Malo laissa sa phrase en suspend, se contentant de balayer l'air du revers de la main. Or je la complétai sans peine dans ma tête : "c'est un peu chiant". Il avait raison. Depuis quelques temps, à vrai dire depuis le jour où j'avais appris que Malo recommençait les cours à la prépa avant ceux du tutorat, je vivais constamment avec une boule au niveau de la gorge et du ventre. Elle ne restait pas longtemps, ne se manifestait guère violemment, mais je sentais qu'elle était là, qu'elle planait au-dessus de moi comme un rapace attendant de fondre sur sa proie.
J'ignorais ce que cela signifiait, j'avais juste l'impression qu'un poids trop grand pour mes épaules reposaient sur ces dernières. Je me sentais mal, sans pour autant parvenir à mettre des mots dessus. Je me sentais vide, impuissante, mais dès que j'essayais d'en parler à Malo, à Alizé ou encore à mes parents, cette sensation d'oppression se dissipait comme chassée par mes paroles.
Et elle ne refaisait surface que sous forme d'irritabilité et de remarques emplies de sarcasme.
Malo s'approcha des paniers rouges mis à disposition et je déposai au fond nos sacs vides. Nous passâmes devant le vigile posté à l'entrée mais ce dernier ne nous accorda aucun coup d'œil, visiblement trop occupé à débattre avec une adolescente au regard farouche qui "menaçait d'appeler son grand frère".
— Alors... Il faut : des pâtes, des boîtes de conserve, de l'encre pour l'imprimante, des croquettes pour Van Gogh, du jambon, des poireaux... Sérieusement, Clélie ? Des poireaux ? Tu veux m'intoxiquer ou quoi ? commenta Malo en se tournant vers moi.
— Une bonne fondue de poireaux ça ne te fera pas de mal : c'est beaucoup mieux que la pizza, tu verras.
Malo grommela et s'empara d'un lot familial de coquillettes, qu'il laissa par la suite tomber dans le panier à roulettes. De mon côté, je me chargeai des conserves de haricots verts, de petits pois et même de ratatouille. Le brun tenta discrètement d'ajouter un paquet de chips mais je parvins à l'intercepter à temps : si on commençait à acheter des cochonneries de la sorte, on allait finir par prendre une dizaine de kilos avant le concours.
Nous poursuivîmes notre périple au rayon des fruits et légumes, où je récupérai un sachet de pommes et laissai Malo choisir les avocats — il avait toujours aimé choisir les fruits et les légumes, cela lui rappelait les jours de marché à Saint-Lac. Nous fîmes un crochet près de la boucherie et attrapâmes de quoi nourrir un régiment en jambon et steak haché. Ce ne fut que lorsque nous arrivâmes près des caisses que Malo s'empara de mon bras.
Je fronçai les sourcils, m'apprêtant à lui demander ce qui lui prenait quand mon meilleur ami m'intima de me taire.
— Non, Noé. Même si je pige pas un mot d'allemand, je suis presque sûr que quand un groupe de filles rit à ton passage, ça ne veut pas forcément dire qu'elles ont un crush sur toi.
J'arquai un sourcil et questionnai Malo du regard. Néanmoins, mon meilleur ami n'y prêta pas attention et revint sur ses pas, m'entraînant dans son sillage. Nous remontâmes l'allée principale et tournâmes à l'angle du coin des gâteaux. Il n'y avait personne dans ce rayon, personne à l'exception d'un adolescent au téléphone dont les mèches brunes étaient retenues en arrière par un bandana.
Il ne me fallut que quelques secondes pour reconnaître Ulysse Anvers, un ami skateur de Malo qui habitait dans le village voisin du nôtre, Montdesbois. Le jeune homme ne nous avait pas aperçus et je fus tentée de faire demi-tour avant que cela soit le cas : je ne le connaissais pas plus que cela et n'avais par conséquent rien à lui dire. Néanmoins, Malo, beaucoup trop heureux de tomber sur une de ses connaissances, l'avait déjà interpellé.
— Ulysse ! Mec, qu'est-ce que tu fais là ?
Ulysse sursauta et ses orbes émeraude cherchèrent pendant quelques instants la source d'un tel raffut. Un sourire illumina son visage juvénile lorsqu'il tomba nez à nez avec Malo et il raccrocha dans la foulée.
— Malo, ça fait super longtemps ! s'exclama Ulysse en serrant la main de mon meilleur ami. Salut, ajouta-t-il timidement à mon égard.
Je lui rendis ses salutations par un rapide signe. Nous n'étions pas amis, Ulysse était un garçon plutôt réservé aussi ne me sentis-je pas de côté. Je me serais plutôt inquiétée s'il m'avait prise dans ses bras et m'avait embrassée les deux joues.
— Mais tellement ! En plus, je crois pas t'avoir vu à l'anniversaire de Barnabé au mois d'octobre ? poursuivit Malo en lâchant mon bras.
— J'y suis pas allé, c'est pour ça sûrement. Avec la prépa c'est assez compliqué d'avoir du temps libre et dès que j'en ai, j'en profite pour dormir ou aller au skatepark de Saint-Florian.
— M'en parle pas ! Les cours surchargés on connait avec Clélie ! rit Malo en se tournant vers moi.
Il voulait me faire participer à la conversation, j'avais toujours apprécié cette qualité qu'avait Malo, celle de ne jamais laisser les autres de côté. Alors j'hochai la tête, appuyant ses dires.
— Mais, t'es en prépa finalement ? Tu devais pas partir à la fac ?
— Si, de base je devais aller à la fac de langues mais mon dossier a finalement été accepté en Hypokhâgne, en prépa littéraire si tu préfères, informa Ulysse en remontant la bretelle de son sac à dos. Et vous ? Vous faîtes quoi ?
— PACES ou l'année de la mort qui tue si tu préfères, ironisa Malo.
Cette remarque eut le mérite d'arracher un rire à Ulysse et le jeune Montdesboisien reprit :
— Vous faîtes comme Noé, du coup. À part que Noé est parti en Allemagne faire ses études.
Noé était le meilleur ami d'Ulysse. J'avais eu sa mère en professeur de mathématiques quand j'étais en première au lycée Saint-Edgard d'Éxupéry de Saint-Lac et de mémoire, sa petite-sœur, Luna, était elle aussi dans cet établissement — même si elle avait un an de moins que moi. Le père de Noé était allemand, ce qui expliquait pourquoi il avait décidé de partir faire ses études au pays des bretzels.
— Tous dans le même bateau on dirait !
Les deux garçons poursuivirent leur conversation et le sujet dériva bientôt vers le skateboard. Malo s'étonnait de ne pas avoir su plus tôt où se trouvait le skatepark et Ulysse lui promit qu'il l'y emmenerait un de ces jours. Pendant ce temps, j'observais d'un air plus ou moins intéressé les différents paquets de biscuits posés sur les rayons, priant pour que la pipelette qui me servait de meilleur ami cesse son manège au plus vite.
Toutefois, leur conversation s'éternisait et Malo ne paraissait guère décidé à l'achever. Je jetai un coup d'œil en direction de mon téléphone et constatai qu'il était midi passé : moi qui comptait manger tôt, c'était une fois de plus raté. Aussi commençai-je à trépigner sur place, me balançant d'un pied sur l'autre, ruminant. Et Malo parlait. Et Ulysse parlait. Ils ne s'arrêtaient plus et cela commençait profondément à m'agacer.
Je m'avançai discrètement de mon meilleur ami et tirai discrètement sur la manche de son blouson. Or il n'y avait rien à faire, Malo était bien trop absorbé par ses histoires de ollie, de heelflip ou encore de googy pour prêter attention à moi.
— Hum... Malo ? tentai-je finalement, profitant du blanc s'étant installé entre eux.
Malo sursauta, comme s'il avait oublié ma présence l'espace d'un instant. Ulysse quant à lui m'adressa une moue désolée : je l'avais vu m'observer durant leur échange et il devait sûrement être gêné de m'avoir involontairement mise de côté.
— Ah oui ! Les courses, j'avais oublié ! se souvint Malo en jetant en coup d'œil en direction de notre panier. Ça m'a fait grave plaisir de te revoir, Ulysse. Si jamais t'as besoin d'un truc ou que tu cherches quelqu'un pour aller skater avec toi, je suis ton homme !
Ulysse rit et remercia mon meilleur ami pour sa proposition. Puis nous rebroussâmes chemin en direction des caisses.
— Tu savais toi qu'il était là, Ulysse ? me demanda Malo alors que je déposais les cartouches d'encre sur le tapis roulant.
— Non, pas du tout, répondis-je en haussant les épaules. Mais ça fait bizarre de voir des gens de Montdesbois ici.
En général, les personnes de nos villages n'allaient pas en faculté à Saint-Florian, préférant de loin Montpellier, Marseille ou encore Toulon. Je n'avais jamais compris pourquoi, d'autant que Saint-Florian n'était pas si loin du Var que cela.
— Moi je trouve ça cool, ça rappelle de bons souvenirs.
J'hochai la tête et Malo rangea le panier à roulettes. Toutefois, il se stoppa brusquement dans ses mouvements et ses yeux jade s'écarquillèrent soudainement.
— Qu'est-ce qui se passe ? m'enquis-je alors que notre tour arrivait.
Malo me regarda gravement et déclara d'une petite voix :
— On a oublié les croquettes du chat.
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