Chapitre 1.4 : Alamo
Dans l'épisode précédent... après avoir été surprise par un inconnu nommé Lee Scoresby, Kathleen décide de se joindre à lui pour l'aider à sauver le Texas. Alors qu'ils se mettent en route, ils sont interrompus par un craquement de branche, qui met à jour leur absence de plan. Ils décident d'en élaborer un.
— Et maintenant ?
— Maintenant, on n'est plus très loin, donc on réfléchit à un plan.
༄
Dans une chorégraphie toute maîtrisée, tant et si bien que je me demandai même s'il ne le faisait pas un peu exprès pour frimer, il fit pivoter son revolver entre ses doigts pour le caler dans son étui, avant de se laisser tomber sur le sol en tailleur. Alors qu'il écartait les feuilles, je m'installai à ses côtés, toujours concentrée à ne pas m'emmêler les pieds dans ma jupe.
— Alors, je sais pas si tu as déjà traîné dans le coin, mais notre Alamo, ça ressemble à ça, m'exposa-t-il, traçant un rectangle sur le sol à l'aide d'un bâton.
Il mit tant d'énergie dans son dessin qu'il appuya trop fort sur ledit bâton, qui se brisa dans un craquement sinistre.
— Lee, en plus d'être un idiot, tu es une brute, commenta le geai moqueur.
— Boucle-la, Hester.
Geronimo roucoula, tandis que j'esquissai un sourire. Même s'il partageait mon amusement, Lee n'en arrêta pas son petit numéro. Désinvolte, il jeta la branche brisée dans son dos pour en récupérer une autre. S'il ne ratait jamais une occasion pour plaisanter, il y avait certains sujets sur lesquels Lee n'aurait pas l'audace de badiner : la guerre en faisait partie. Son air sérieux me poussa à me reconcentrer sur ses explications.
— Ce sont des vraies ruines. Personne ne sait d'où elles viennent. Nous, on dit que c'est Alamo.
J'avais déjà entendu parler de cette vieille forteresse perdue à mi-chemin des deux villages, sans pour autant l'avoir jamais vue de mes propres yeux. Tout le monde y allait de son petit commentaire pour justifier son existence, des explications les plus rationnelles et richement documentées aux élucubrations les plus fantaisistes.
— Mon grand-père dit que ce sont les Vikings.
— Et moi...
Une ombre passa sur son visage. Je clignai des yeux, mais déjà la lumière était revenue.
— Moi, je dis que ce sont les Indiens.
Lee, la langue tirée comme les artistes qui se concentrent trop, ajouta sur son dessin des traits sur l'une des longueurs du rectangle.
— De ce côté-là, on peut escalader, parce que les pierres ne sont pas très hautes. Ici, poursuivit-il en désignant une largeur, il n'y a plus rien du tout, c'est open bar.
— Et de l'autre côté ?
— Les murs sont encore debout, et un bout du plafond tient encore. On s'en sert pour tendre nos tentes et pour s'abriter quand il pleut. À moins de tout faire exploser, on n'y peut rien.
— Et on n'a pas d'explosifs, conclus-je.
— Encore heureux ! soupira Hester.
Je me penchai au-dessus du dessin, pour essayer de mieux visualiser le bâtiment qu'il était censé dépeindre. Cette tentative fut un échec cuisant. Au lieu d'aviser le plan plus ou moins précis d'une forteresse, je me retrouvai face à un étrange soleil rectangulaire, autour duquel rayonnaient des formes hybrides, mi-flèches oscillantes, mi-lignes brisées. Si pour ne pas vexer l'artiste je tentai de filtrer ma surprise, Geronimo, perché sur mon épaule, ne se retint pas pour lâcher un sifflement.
Les sillons creusés dans la terre fraîche ne se distinguaient pas facilement les uns des autres, tant et si bien que je dus froncer des sourcils pour discerner au mieux ceux qui relevaient du dessin, et les accidents de parcours de son crayon de fortune. Le schéma de Lee était assurément très schématique. Dans une grimace, j'espérai qu'il serait un meilleur tireur – il ne pouvait, au fond, pas vraiment faire pire. Je m'obstinai néanmoins et après un effort d'imagination, une image de notre objectif s'imprima dans mon esprit.
Loin de me presser, Lee attendit au contraire que je termine ma brève analyse pour poursuivre son exposé. Nous savions, l'un comme l'autre, qu'une bonne connaissance du terrain constituait l'une des premières marches sur l'escalier de la victoire.
— Nos compatriotes sont retenus prisonniers au milieu. Il y aura des gardes tout autour.
— Comment tu peux en être sûr ?
— Parce que c'est comme ça que j'aurais fait. Il y a deux buts : prendre le camp ennemi entier en otage – il faut les attraper, les faire tomber, les blesser, les menacer – et surtout...
Sans retenue, il ajouta une immense croix au beau milieu du rectangle. Le trait déborda largement sur les autres figurés du plan, désormais incompréhensible – pour peu qu'on l'eût considéré comme compréhensible avant ce drame.
— Le drapeau. Il faut récupérer notre drapeau. Maintenant que les Nouveaux-Français ont gagné le siège, pour gagner, il faut qu'une armée revienne délivrer les prisonniers.
— Ça fait beaucoup de « il faut », remarqua Geronimo, perplexe.
Je n'étais pas vraiment convaincue non plus, jusqu'à ce que Lee rétorque :
— Ça fait autant de « nous pouvons ».
Nous relevâmes la tête l'un vers l'autre dans un même élan, comme si le même courant ambarique avait couru de la source de ses paroles jusqu'à leur embouchure, mon cœur. À cet instant, Lee dégageait un tel enthousiasme intrépide que j'aurais pu le suivre avec fougue jusqu'aux Enfers et en revenir triomphante, rien que pour avoir le plaisir de raconter cette aventure sur la place du village. Geronimo, pour une fois, laissa tomber ses doutes pour me suivre dans cette effusion de joie : un pépiement approbateur accueillit la poursuite de notre élaboration stratégique :
— Et que pouvons-nous faire, Monsieur Scoresby ?
— La question est surtout de savoir ce que vous allez faire, Miss Honermann.
— Tu me vouvoies, maintenant ?
— C'est toi qui as commencé ! s'indigna-t-il.
— En revanche, ça serait bien que vous finissiez !
Heureusement que Geronimo était pour là pour nous remettre les pieds sur terre : sinon, nous nous serions chicanés jusqu'à la nuit tombée, et le Texas aurait pu agoniser pendant plusieurs éternités avant que nous ne daignions aller le sauver.
— Qu'est-ce que je peux faire, alors ? repris-je.
Cette fois, il n'y avait plus de « Monsieur Scoresby », de « Miss Honermann » ou de marques de politesse dévoyées : il n'y avait plus que la patrie, l'honneur et notre mission-suicide.
— Le but, ça serait de les distraire. Loyalement, ajouta-t-il devant le regard exaspéré de son dæmon.
— Pour qu'on puisse se faufiler, délivrer nos copains... complétai-je, toute à mon rôle de stratège.
— Pour qu'on sème la pagaille...
— Pour que quelqu'un se faufile jusqu'au drapeau...
— Pour qu'on gagne...
— Pour que le Texas naisse !
Sans accroc, les séquences de notre plan se succédaient au fil de nos parole, dans un mélange d'euphorie et d'ardeur combattive. Nous nous trémoussions d'impatience et je n'avais pas besoin de lire dans les pensées de Lee pour savoir que, tout comme moi, il nous imaginait déjà victorieux, brandissant le drapeau sous les hourras de nos compagnons.
— Par contre, les artistes, désolée d'interrompre les célébrations, mais comment vous comptez vous y prendre ?
La remarque d'Hester ne suffit pas à doucher notre enthousiasme. Lee balaya le problème d'un haussement d'épaules.
— On se débrouillera.
— Alors, c'est à ça que sert notre plan ? À chaque question, on répond par un « on se débrouillera » ?
— On est débrouillard, oui ou non ?
— Le plan, c'est de ne pas avoir de plan ? résumai-je, aussi sceptique que son dæmon.
Mon père m'avait appris la prudence et l'anticipation, mais j'aurai sûrement une meilleure occasion de revenir sur ce que mon père m'avait appris.
— Le plan, c'est de ne pas rater notre coup. Le reste suivra. De toute façon, à la guerre comme à la guerre, rien ne se passe jamais comme prévu.
Et il dut lui revenir une anecdote croustillante, puisque tout content, il se retourna vers moi et s'apprêta à babiller :
— Je t'ai déjà dit que...
— Non, tu ne lui as pas dit, et tu n'as pas le temps.
Heureusement qu'Hester était là pour lui faire entendre la voix de la raison : sinon, nous nous serions déjà racontés les onze premières années de nos vies, et nul doute que nous en serions encore là onze ans plus tard.
Une dernière interrogation, une ultime possibilité, que nous n'avions pas encore envisagé – était-elle seulement envisageable ? – me triturait encore les méninges. Alors que Lee se relevait déjà, d'un bond dynamique, et me tendait sa main pour me remettre debout, je me résolus à formuler à voix haute l'hypothèse infâmante :
— Et s'ils nous attrapent ? On a perdu ?
— Non, c'est le Texas qui est perdu.
Nous nous immobilisâmes, et à nouveau, la même expression naquit, brilla, se refléta et s'évanouit dans nos regards respectifs : la peur. Le simple fait de partager cette inquiétude la rendait tout à coup plus consistante. Lee avait beau le nier, les circonstances jouaient contre nous : nous n'étions que deux, dont une toute nouvelle recrue, mal équipés, et épuisés.
Mais, comme toutes les armées acculées au pied du mur, nous avions avec nous l'espoir, et aucun autre rêve que la victoire.
Nous esquissâmes un sourire déterminé, et chacun vit les nuages disparaître dans les yeux de l'autre. Le regard de Lee n'était plus qu'un ciel dégagé, clair et sans nuage, comme celui que nous masquaient les épais branchages, comme celui à travers lequel nous voltigerons des années plus tard. Pour l'heure, nous devions affronter, ensemble, notre première vraie bataille. Alors nous nous mîmes en marche, en silence. Plus que jamais, je pris garde au moindre de mes mouvements. Nous nous rapprochions du danger en même temps que le danger se rapprochait de nous. Loin de m'inquiéter, cette aventure me propulsait dans un mélange de jubilation et de trac : déjà, l'Histoire braquait ses yeux sur nous. Si le destin avait un pouls, je le sentais battre en moi, je l'entendais résonner dans nos pas synchronisés et dans les acrobaties aériennes de nos dæmons, discrets éclaireurs – tellement discrets que jamais je n'avais vu le plumage de Geronimo aussi terne : il ne distinguait d'Hester plus que par les furtifs éclats diamantés que la pénombre autorisait à peine.
On a coutume de dire que le temps passe vite lorsque l'on s'amuse. C'est faux. Lorsque l'on s'amuse vraiment, le temps n'a plus la moindre importance et l'on est bien incapable de le sentir filer entre nos doigts ou s'étirer indéfiniment entre nos pas. On le ressent à peine, tant il est condensé dans l'intensité du moment. Lorsque l'on s'amuse vraiment, seul l'espace compte : l'espace entre deux éclats de rire, entre deux sourires. De ces dernières marches avant de monter sur la scène, de nous révéler à la lumière du champ de bataille, seule subsiste une poignée de sensations évanescentes : il y avait le vent frais de la forêt, il y avait les battements de mon cœur, et il y avait les échos de nos pas décidés. Il y avait le silence, il y avait la présence rassurante de Lee, il y avait l'aventure et l'audace. Il y avait tout ce qu'il n'y a plus aujourd'hui, et il y avait tout ce, tous ceux que j'aimais.
Et il y eut le bras de Lee qui m'empêche d'avancer, Hester et Geronimo postés sur une branche comme deux marins à la proue d'un navire.
Nous y étions.
Alamo.
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