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Chapitre 5 : Tromsø

           Longyearbyen. Une ville perdue sur un bout de terre isolé en plein océan Arctique. Autrefois aussi petite qu'un village de pêcheur, la guerre y avait amené son lot de réfugiés, faisant pousser des immeubles et des quartiers entiers là où n'étaient censés vivre que le froid et la solitude.

Bien installé dans l'avion, Alphonse voyait les lumières des tours s'éteindre dans la brume. De loin, l'aéroport ne ressemblait plus qu'à un gros cube de béton. Les bâtiments commençaient à se confondre. Bientôt, il n'y eut plus que de l'eau.

À chaque fois qu'il prenait l'avion pour ses examens médicaux mensuels à Tromsø, un mélange de peur, d'excitation et d'autres sensations qu'il ne parvenait pas à nommer se joignait au voyage. S'envoler et quitter ce quotidien morne et sans couleur avait pour lui quelque chose d'irréel, même s'il l'avait déjà fait des dizaines de fois. C'était pour cela que sa mère ne l'accompagnait plus. Il devait passer la journée dans les différents services hospitaliers de la ville, faire un point sur ses traitements et sur l'avancée de sa guérison. Une ronde des professionnels de santé qu'il ne connaissait que trop bien.

Une écharpe jaune moutarde remontant haut sur le nez, Alphonse avait enfilé une paire de lunettes de soleil et rabattu sa capuche. Une jolie étudiante était assise à côté de lui. Elle tenait un livre de mathématiques appliquées sur lequel on avait collé le logo de l'université de Tromsø : deux corbeaux entrecroisés. Bien que sa tenue fût impeccable, elle avait dû se dépêcher car elle avait encore les cheveux humides. Le parfum d'un shampoing à l'abricot vint chatouiller Alphonse et, pendant un instant, il imagina enlever son accoutrement et lui parler. Ils discuteraient de tout et de rien. Tout en bavardant, elle jouerait avec ses cheveux et ils se retrouveraient alors dans un jardin d'abricotiers où il faisait beau chaque jour et où la chaleur de leurs rires suffirait à les faire pousser.

Une turbulence le ramena sur terre. Recroquevillé contre sa fenêtre, il n'osait même pas effleurer l'accoudoir qu'ils avaient en commun. Elle était à sa droite, ce qui lui permettait de cacher son mauvais profil, le plus touché par l'incendie. Malgré le réalisme de la prothèse qui avait pris la place de sa main gauche, il l'enfouit dans sa manche et rabattit un peu plus sa capuche sur son visage. De cette façon, elle pourrait le confondre avec un excentrique ou un même une célébrité voulant garder son anonymat. On pouvait toujours rêver.

Il vissa son casque sur ses oreilles, sélectionna sa playlist préférée et repensa à la nuit de la veille.

Comment une simple vidéo avait-elle pu lui faire un tel effet ? Il avait l'impression d'avoir séjourné plusieurs jours dans cette prison qui se nommait Sorgheim. Pourtant, cela n'avait pas duré plus d'une heure. Il s'étonnait encore de la facilité avec laquelle il avait accepté la réalité de ce qu'il voyait sans la remettre en question : une araignée géante, un escargot ronfleur... que signifiait tout cela ? Il se souvenait de l'intégralité de ce qu'il avait vécu, de ce qu'il avait éprouvé aussi. La morsure de la gardienne pulsait toujours dans son cou et il ne s'était jamais senti autant à l'étroit dans son propre corps.

Aucune autre vidéo n'était présente sur le profil du docteur Ólafur Tullete. Pas de description. Pas de biographie. Rien.

Après son réveil, Alphonse avait essayé de la regarder à nouveau, mais rien ne s'était produit... Quelques forums en discutaient, cependant aucun commentaire ne faisait état d'effets comparables à ceux qu'il avait ressentis. En y réfléchissant, la vidéo n'avait pas beaucoup de vues : l'algorithme ne s'était pas montré clément avec Ólafur. Ainsi, le sujet n'était pas très exploité et les intranautes digressaient rapidement vers des insultes ou des images animées de petits chatons.

Alphonse s'était alors penché sur Ólafur. Cette fois-ci, ses recherches furent un peu plus fructueuses. Le docteur Tullete était un psychiatre habitant à Harstad, une ville dans le même comté que Tromsø, à une centaine de kilomètres. Sur un site de publications scientifiques, Alphonse avait retrouvé la photographie élégante d'Ólafur et une liste de ses articles : « The dynamism of », « – A narrative tool for healing purposes », « What we should not forget about Zdzisław Beksiński »... les thèmes abordés étaient plus compliqués les uns que les autres, mais un concept revenait toujours : « hypnosis ». Ainsi, il avait été hypnotisé, comme il le suspectait.

Il avait également trouvé l'adresse exacte de son cabinet ainsi que son numéro de téléphone. Peut-être Ólafur accepterait de lui donner des informations s'il l'appelait ? Il avait presque l'impression de le connaître après l'étrange séance d'hypnose qu'il avait vécue, et même s'il savait que rien de tout cela n'avait été réel, il se sentait encore coupable du sort que lui avait réservé l'araignée.

L'avion volait au-dessus de la mer de Norvège, éclairé par le soleil qui ne se coucherait que dans quelques mois. Deux heures de trajet, presque un millier de kilomètres à traverser. Alphonse s'endormit sur son siège jusqu'à l'annonce de l'atterrissage : ils arrivaient à Tromsø.


***


On craignait de plus en plus les espions. Tromsø était devenue le refuge politique de bon nombre de membres importants du gouvernement, alors l'aéroport constituait une zone particulièrement sensible. Ainsi, Alphonse dut encore une fois se soumettre à la file interminable du portique de sécurité.

Son tour venu, une dame en tenue militaire lui demanda de baisser sa capuche et d'enlever son écharpe et ses lunettes. À contrecœur, il s'exécuta.

Une surprise qu'elle n'arriva pas à dissimuler lui fit faire un léger mouvement de recul. Dans ses yeux, Alphonse lut de la pitié, de l'horreur et crut même y déceler du dégoût. Derrière lui, il sentit les gens l'épier. Peut-être que l'étudiante était là aussi. Il ne voulait pas le savoir.

— Vous ne ressemblez pas à la photographie sur votre carte d'identité, dit la militaire.

— Je sais, j'ai eu un accident, grinça-t-il.

— Il faudra la changer.

Alphonse sentit monter en lui une bouffée de colère. Il ne lui répondit pas, mais il fulminait de rage. Il aurait aimé lui faire avaler son béret ridicule. Pourquoi le regardait-elle avec cet air niais transpirant la compassion ? Il voulait crier, lui hurler dessus, ainsi qu'aux autres qui l'épiaient derrière, des obscénités que la fureur l'empêchait de formuler. Elle lui rendit ses papiers et passa à la personne suivante.

Un nœud dans le ventre, il remit sa capuche sur la tête et sortit de l'aéroport, son sac sur le dos. Il se planta dans la file pour prendre un taxi, le poing serré. Il donna l'adresse du centre hospitalier de l'autre côté de la ville, et monta à la hâte. Il était presque dix heures, son rendez-vous avec le docteur Benedikte Skram approchait à grands pas.


***


La salle d'attente était pleine de monde : une véritable Cour des Miracles. Une femme qui parlait toute seule près des magazines ; un homme qui fixait le plafond, le visage fermé ; et tout un tas d'autres énergumènes qui patientaient plus ou moins bruyamment dans l'espace étouffant où des affiches décrépies donnaient des conseils de santé que personne ne lisait. Force était de constater qu'Alphonse faisait désormais partie de cette communauté et, même si la chaleur des lieux l'angoissait de plus en plus, il ne se résolut pas à ôter ses vêtements.

Voilà près de quatre ans qu'il avait fait son entrée dans le monde des anormaux. Certains pouvaient le cacher, pas lui.

Alors qu'Alphonse avait quatorze ans, l'immeuble dans lequel il dormait avait pris feu. La cause demeura indéterminée, mais l'incendie n'avait rien d'étonnant lorsque l'on savait dans quelle précipitation la banlieue sud de Longyearbyen avait été construite. L'afflux de réfugiés après les attentats de Trondheim avait poussé les autorités à bâtir à la hâte des habitations sur les terres inhospitalières du Svalbard. Le climat sec, les vents violents et la rareté d'eau à l'état liquide représentaient une bénédiction pour les flammes. Elles s'étaient propagées en silence, grimpant sournoisement les étages avec rapidité sans même qu'Alphonse ne se réveille. Ce ne furent que les cris de ses voisins qui l'alertèrent : la fumée avait déjà submergé sa chambre. Il se souvenait surtout de la confusion face à cette marée obscure et brûlante qui pénétrait dans ses poumons. Et puis, plus rien. On lui avait raconté qu'un morceau de plafond en flamme s'était détaché et lui était tombé dessus. Les pompiers avaient fait preuve d'un courage exceptionnel pour venir le sauver et l'extirper hors du bâtiment avant que celui-ci ne s'effondre.

Deux personnes seulement avaient perdu la vie dans cet immeuble où plus d'une centaine de résidents habitaient. Un véritable miracle. Dominika et Natalia étaient de sortie, évènement rarissime pour ces deux femmes casanières : on les avait invitées à la commémoration des soldats tombés au combat et elles n'avaient pas pu refuser. Alphonse pensait avoir échappé à une soirée particulièrement ennuyeuse en argumentant qu'il avait un contrôle important le lendemain et devait se coucher tôt. Triste coup du sort qui avait fait naître une question qui le hantait lorsqu'il n'arrivait pas à trouver le sommeil : comment des choix aussi insignifiants pouvaient-ils avoir des conséquences aussi graves sur une vie ?

Alphonse avait été brûlé au troisième degré sur une grande partie du côté gauche. Mais il avait survécu. Et on lui répétait que c'était le plus important.

On l'avait expédié en urgence à Oslo au Centre de Traitement des Brûlés qui, avec la guerre, avait l'habitude de soigner ce genre de patients. Là, on l'avait plongé dans un coma artificiel pendant plusieurs semaines, un trou temporel qu'il avait encore du mal à appréhender et qui avait pour but de laisser le champ libre aux chirurgiens pour sauver les bouts de peau que le feu avait dévorés. À son réveil, il avait retrouvé sa mère en pleurs, qui semblait avoir vieilli de plusieurs années.

Et c'était là, le véritable traumatisme. L'incendie était arrivé si vite qu'il n'avait pas eu le temps de le craindre. Son réveil avait été le début de son cauchemar : les bandages sur le visage et sur le corps ; cette sensation froide d'embaumement mêlée à la chaleur des œdèmes et des boursouflures ; l'odeur âcre de la chambre, subtil mélange de désinfectant et des émanations de ses plaies ; le flot continu des alarmes sur les machines qui l'entouraient et les allées et venues incessantes des soignants dans les couloirs ; les différentes chirurgies qui s'ajoutaient greffe après greffe, prélevant ses propres tissus aux endroits épargnés par les flammes ; la surinfection de sa main et enfin, son amputation.

Sa mère lui rendait visite une fois par semaine dans cette chambre que l'on surchauffait pour éviter le déficit thermique de son corps brûlé. Et même s'il ne le disait pas, lorsqu'elle se trouvait près de lui, elle lui apportait une bouffée d'air frais indispensable. La société de construction avait gracieusement dédommagé les victimes et leurs familles, mais il fallait quand même que quelqu'un reste à la boutique, alors il ne voyait que très rarement sa sœur. Ils se parlaient au téléphone et elle lui envoyait des images rigolotes pour le distraire.

Aux bains pour nettoyer ses plaies et aux soins quotidiens qui le harcelaient, vinrent se rajouter les cours par correspondance. Il demeura ainsi une année entière au Centre de Traitement des Brûlés d'Oslo. Puis, on l'autorisa à rentrer à la maison. On lui laissa quelques mois de répit et on l'obligea à reprendre l'école. C'était surtout sa sœur qui avait insisté. Mais il n'était plus le même.

Alphonse s'était toujours senti à l'écart, bien avant que les flammes ne viennent ravager sa vie. Ce n'était pas quelqu'un de particulièrement sociable et le décalage qui existait entre lui et les autres jeunes s'était encore plus creusé dans son nouveau corps. Il y avait bien évidemment ce masque de compression, sorte de plastique transparent qui lui écrasait le visage pour éviter que sa peau ne devienne plus aberrante qu'elle ne l'était. Beaucoup de lycéens en avaient peur et c'était bien compréhensible. Les vêtements compressifs le faisaient se déplacer comme un vieillard et il se sentait rigide, autant dans son corps que dans ses réactions avec les autres.

C'était sa sœur qui l'avait fait tenir bon. Et lorsqu'il était parti supplier sa mère pour arrêter les cours, Natalia n'avait pas lâché le morceau. Natalia n'avait jamais baissé les bras. Contrairement à sa mère.

Au départ une véritable attraction pour les autres lycéens, on cessa de venir vers lui au bout de quelques mois. Les quelques téméraires qui continuaient à essayer de l'intégrer au groupe se lassèrent et on se comporta comme s'il n'était pas là. C'était de toute façon la seule chose qu'il souhaitait.

Cette dernière année, alors que le port du masque ne devint plus que nocturne et les soins à la crème moins nombreux, Alphonse crut que les choses allaient s'arranger. Il s'ouvrait un peu plus aux autres, et même si cela ne consistait qu'en des échanges brefs avec des voisins de table, il commençait à reprendre goût à son quotidien. C'est alors que dans les couloirs du lycée, un sifflotement apparut dans son sillage. Au début, Alphonse le remarqua à peine, mais il se rendit compte petit à petit qu'il y avait une ou plusieurs personnes qui profitaient de la cohue, aux heures de sortie des classes, pour démarrer cet air mystérieux. Cet oiseau insidieux l'accompagna jusqu'à la fin de l'année sans qu'il comprît si c'était une nouvelle mode ou si cela le concernait personnellement. Lorsqu'il questionna l'un de ses voisins de table, celui-ci prit une moue gênée et prétendit ignorer de quoi il parlait. Alphonse avait bien essayé de repérer l'élève à l'origine de la mélodie, mais il se volatilisait aussi vite qu'il était venu dans les couloirs noyés de monde.

Ce n'est que le dernier jour des cours qu'il eut sa réponse. Une notification sur son svartphone lui indiqua qu'il avait reçu un mail d'une adresse inconnue. Le corps du message disait : « Les toilettes de l'aile B, troisième cabinet. » La photographie d'une mouette moqueuse était en pièce jointe. D'abord sur ses gardes, Alphonse vérifia que personne ne l'attendait dans les toilettes, et il ouvrit alors la porte pour découvrir les paroles qui collaient parfaitement avec l'air qui ne l'avait plus lâché depuis plusieurs mois.

« Alphonse, il est brûlé... »

La blessure était encore ouverte et il n'en avait parlé à personne. Les mots avaient été méticuleusement choisis pour l'atteindre, lui et pas un autre. Et surtout, cela confirmait que tout espoir de vie normale serait voué à l'échec. Les choses allaient empirer de plus en plus avec le temps et il ne voyait pas vraiment d'issue à ses problèmes.

Un homme à la barbe épaisse, aux reflets argentés, portant de grosses lunettes circulaires, le salua :

— Alphonse ? Bonjour, comment vas-tu ? C'est à nous.


***


Benedikte Skram était l'un des psychiatres référents en lien avec le Centre de Traitement des Brûlés d'Oslo. Il suivait Alphonse depuis son retour à la maison et le voyait désormais une fois par mois.

Comme d'habitude, il était en retard. Et il avait l'air encore plus fatigué qu'à sa dernière visite.

Ils pénétrèrent dans un cabinet étroit qu'Alphonse connaissait bien : des livres médicaux jusqu'au plafond, un bureau abîmé, encombré de dossiers épais, et les deux chaises en cuir, craquelées sur les côtés.

Alphonse garda sa capuche baissée, mais enleva son écharpe et ses lunettes de soleil.

— Comment vas-tu, depuis la dernière fois ? demanda le docteur Skram.

— Ça va, dit Alphonse.

— C'est un petit « ça va », plaisanta le docteur.

Il passa une main dans sa barbe et poursuivit d'un air dégagé :

— Alors, quoi de neuf ?

— Pas grand-chose.

— As-tu essayé de faire les exercices dont nous avions parlés ?

— Non. Je sais à quoi je ressemble, pas besoin de mieux regarder.

— Et as-tu eu le temps de réfléchir à notre projet ?

— C'est-à-dire ?

— La dernière fois, nous avions évoqué l'idée de la vie après le lycée. Des pistes ?

— Non, pas vraiment.

— Je vois.

La vie après le lycée était un sujet qui le hantait chaque jour même s'il n'en parlait pas et faisait semblant de ne pas s'en soucier. Ses camarades qui avaient échappé au service militaire obligatoire par dérogation étaient déjà inscrits à la faculté de Longyearbyen ou de Tromsø, mais Alphonse n'avait toujours fait aucune démarche. Se confronter à nouveau aux autres, cette fois-ci dans une perspective encore plus sérieuse, professionnelle, le paralysait. Il préférait ne pas y penser.

— Et comment va ta maman ? Je l'ai eue au téléphone avant que tu n'arrives, elle avait l'air contrariée. Il parait que tu as fait un nouvel achat ?

— Elle vous a parlé du masque, j'imagine ?

— Et si toi, tu m'en parlais ?

— Il est cool. Je vois pas ce qu'il y aurait à en dire.

— Il est sympa, je suis d'accord avec toi, répondit le docteur Skram, mais il y a une symbolique derrière, n'est-ce pas ? J'ai fait un peu de recherches, le démon Hannya ? La colère ? La jalousie ? La vengeance ?

— Non, il est juste cool.

— Je vois.

Le psychiatre eut un moment de réflexion.

— Cela va peut-être te paraitre ridicule, mais... as-tu déjà songé que ta maman pouvait penser que tu lui reprochais... d'une certaine manière, l'accident.

— Lui reprocher l'accident ? C'est elle qui vous l'a dit ?

— Non, c'est une hypothèse comme ça. Elle pourrait penser que tout est de sa faute et que tu lui en voudrais pour cela.

— C'est effectivement ridicule, comment pourrait-elle être fautive ?

— Le rôle d'une mère est de protéger ses enfants et tu t'es retrouvé seul face aux flammes. C'est pour ça que tu lui en veux ?

Alphonse hésita :

— Je ne lui en veux pas.

— Alors, d'où proviennent ces éclats de colère dont elle me parle ? Ils ont principalement lieu lors de vos échanges.

— Vous ne seriez pas en colère, vous, si le monde s'écroulait du jour au lendemain, sans aucune raison ? Qu'on vous regardait dans la rue, comme une bête ?

— Ta colère est légitime, Alphonse, et elle doit s'exprimer, mais de ce que j'ai cru comprendre, tu la dirigeais d'abord vers ta maman, pourquoi ?

— Parce qu'elle a baissé les bras, lâcha-t-il.

— Pourquoi penses-tu cela ?

— Parce que c'est vrai, vous vous rappelez l'article qui est sorti après l'incendie ?

— Je m'en rappelle.

— Tout est dans le titre.

Juste après l'accident, sa mère avait été interviewée par le Bjørneposten, principal quotidien de Norvège. Il enquêtait sur la responsabilité de la société privée qui avait bâti l'immeuble incendié et avait ainsi recueilli le témoignage de sa mère. C'est l'une de ses citations qui servit de titre à l'article : « Mon fils n'a plus d'avenir. »

— Tu penses que ta mère ne croit pas en toi ? Tu lui as parlé de cet article ?

Le téléphone sonna sur le bureau. Avec agacement, le docteur Skram décrocha :

— Oui, oui, oui, je suis en consultation, nous reverrons cela plus tard.

Il raccrocha.

— Lui en as-tu parlé, Alphonse ?

— Non.

— Peut-être qu'elle ne se rend pas compte que cela t'a fait du mal, peut-être que c'est sa façon à elle de te protéger. Ce que tu prends pour du défaitisme pourrait tout simplement être le fait qu'elle te donne de l'espace pour faire tes propres choix.

Alphonse laissa échapper un petit rire.

— Tu n'es pas d'accord ? demanda le docteur Skram.

— Vous savez ce qu'elle m'a dit, la semaine dernière ?

— Non ?

— Elle m'a proposé de venir travailler au magasin, la rentrée prochaine. Elle ne m'a pas parlé d'étude, de fac, ou autre, non, elle veut me cacher dans un coin de sa boutique, comme si je n'étais pas capable de quoi que ce soit.

— Alors, pourquoi ne pas lui prouver le contraire ? Fais tes recherches, trouve une filière qui t'intéresse et montre-lui que tu peux être plus que ce que tu penses qu'elle voit en te regardant. Mais cela nous fait revenir à notre projet initial. N'est-ce pas ?

Le téléphone poussa un nouveau cri. Irrité, le psychiatre s'en saisit, écouta le message et claqua le combiné contre l'appareil.

— Est-ce que vous croyez à l'hypnose, Docteur ?

— Croire ? Eh bien, ce n'est pas vraiment une croyance, c'est un domaine qui existe et qui a fait ses preuves. C'est quelque chose qui t'intéresse ?

— Pensez-vous qu'avec de l'hypnose, on puisse arrêter de souffrir ?

Le docteur Skram posa son stylo sur le bureau et regarda Alphonse droit dans les yeux.

— Cela dépend ce que tu veux dire par arrêter de souffrir. Des séances d'hypnoses peuvent te soulager d'un traumatisme, par exemple.

— Mais on souffrira toujours après ?

— Tu veux dire pour les problèmes à venir ?

— Oui.

— J'ai bien peur que oui, nous souffrons tous un jour ou l'autre, c'est ce qui fait de nous des humains, c'est une composante avec laquelle on peut apprendre à vivre, mais je ne crois pas que l'on puisse, ou si d'ailleurs ce serait une bonne chose de la supprimer.

Le téléphone fixe sur le bureau tenta encore de les interrompre, mais le psychiatre fut plus rapide, il pressa le bouton rouge et le mit en silencieux.

— Dis-moi, Alphonse, dernièrement, as-tu songé à mettre fin à tes jours ?

— Non, Docteur, je vous rassure.

— Bien.

Il marqua une pause.

— Il parait que tu as arrêté tes séances avec ta psychologue à Longyearbyen, pourquoi ?

— Elle ne servait à rien.

— Comment ça ?

— Cela fait deux ans qu'elle me suit et j'ai l'impression d'en être au même point.

— Je vois. Peut-être qu'un autre thérapeute te conviendrait mieux ? J'en parlerai à ta maman si tu le souhaites ?

— Pourquoi pas...

— Bien, je crois que cela va être tout pour aujourd'hui. Je te fais une prescription et je te laisse prendre rendez-vous au secrétariat pour le mois prochain.

Il l'accompagna au-dehors, lui mit une petite tape sur l'épaule, et Alphonse se retrouva seul dans le couloir qui empestait l'antiseptique, son ordonnance à la main.


***


Assis sur un banc qui donnait sur le port, Alphonse mangeait un sandwich, soucieux. Un sentiment sourd d'abandon n'arrivait pas à le quitter. Qu'allait-il se passer, à présent ? Il regarda le sachet de médicaments qu'il venait de récupérer à la pharmacie et se demanda s'il allait vivre ainsi toute sa vie. Il y avait surtout une idée fixe qui tournait dans son crâne sans qu'il parvînt à la chasser : personne ne pouvait réellement l'aider.

Après être sorti de chez le psychiatre, il avait terminé sa tournée des spécialistes et s'était retrouvé sur le port, perdu.

Tromsø était situé sur l'île de Tromsøya et, de son banc, l'on pouvait contempler le continent, de l'autre côté du fjord, avec ses montagnes vertes et ses habitations. Là-bas, la Cathédrale Arctique, assemblage d'énormes triangles blancs en béton, veillait sur les environs depuis plus d'une décennie. Le pont Sandnessund permettait de la rejoindre et des navires immenses passaient en dessous, longeant les terres entre les petites îles pour descendre jusqu'au sud de la Norvège. Les anciens express côtiers tant appréciés par les touristes s'étaient convertis en moyens de transport de marchandises et de populations. C'était le Sud qui nourrissait les réfugiés au Nord et les grands bateaux de plaisance d'autrefois assuraient l'acheminement de tout un tas de vivres et de produits moins nécessaires.

Alphonse aimait bien venir ici pour observer les navires s'en aller vers des destinations qu'il ne pouvait qu'imaginer. Il y trainait des heures, et lorsqu'il se lassait, il rentrait à l'hôtel, toujours le même. Le nombre de vols avait été considérablement réduit depuis quelques années, et très souvent, l'avion de retour était prévu pour le lendemain. Alors, il s'allongeait sur le petit lit inconfortable qu'il avait loué et regardait de vieilles séries jusque tard dans la nuit avant de s'endormir complètement épuisé.

Mais ce jour-là, alors qu'il allait rentrer à l'hôtel, un nom attira son attention sur une pancarte près d'un énorme bateau au luxe dépassé : Harstad. La ville où vivait Ólafur. Peut-être pourrait-il l'aider ?

Cette prison intérieure qu'il avait vue, était-ce la solution à tous ses problèmes ? S'en échapper lui permettrait-il de se débarrasser des démons qui le hantaient ? Ólafur aurait sûrement un début de réponse.

Un groupe de musiciens itinérants avec de gros instruments à cordes sur le dos passa près de lui et monta sur le bateau. Alphonse s'éloigna un peu et composa le numéro du psychiatre qu'il avait trouvé sur l'intranet norvégien.

Le cœur battant, il se prépara à parler à Ólafur avec le plus de clarté possible. Avec angoisse, il s'aperçut qu'il ne savait pas réellement ce qu'il voulait lui dire. Mais un message robotique coupa court à ses réflexions : « Le numéro que vous avez demandé n'est pas en service, nous regrettons de ne pouvoir donner suite à votre appel. » Surpris, Alphonse vérifia le numéro qu'il avait tapé et réessaya. Le même message automatique et la même déception.

Confus, il s'assit sur un poteau. Il chercha sur d'autres sites le numéro de téléphone, mais celui-ci était le même. Le docteur avait-il changé ses coordonnées sans les actualiser ? Exerçait-il toujours ? Difficile à déterminer. Avec découragement, Alphonse se rendit compte que cette piste était morte avant même de commencer.

Mais l'était-elle réellement ? Une idée un peu saugrenue germa dans sa tête.

Une pancarte près du pont de l'ancien express côtier affichait qu'il se rendait à Harstad en passant par Finnsnes, puis continuait vers le sud, jusqu'à Bergen. Le départ était pour bientôt. Il regarda l'heure sur son portable, il était quinze heures et il lui faudrait trois bonnes heures pour arriver. Une recherche rapide sur son svartphone lui indiqua que le cabinet du psychiatre serait encore ouvert à cette heure-là. L'information pouvait être erronée, mais la tentation de monter sur le bateau commença à le titiller.

Un homme épais vêtu d'un uniforme de marin rapiécé l'accosta :

— Vous venez pour le festival, jeune homme ?

— Le festival ?

— Le festival culturel du Nord-Norge à Harstad, tous les petits jeunes qui viennent d'arriver y vont, je me disais qu'avec votre tenue... enfin, veuillez m'excuser si ce n'est pas le cas...

— Non, rassura Alphonse, j'aimerais bien y aller, mais je voudrais être de retour demain matin, car j'ai un avion à prendre.

L'homme consulta un catalogue qu'il sortit de sa poche, mit son gros doigt sur les lignes et déclara :

— Aucun problème, il y a un bateau qui fait le chemin inverse, demain matin à huit heures, vous pourrez être ici à dix heures. Enfin, tout dépend de l'heure de départ de votre avion... Qu'est-ce que vous en dites ?

— J'ai besoin de réfléchir.

— C'est qu'on a pas trop le temps, j'attends le signal du capitaine pour lever le pont, ne tardez pas trop.

Alphonse fit un pas de côté pour laisser passer trois jeunes blonds à la coupe militaire. Ils avaient l'air heureux lorsqu'ils montèrent sur le bateau, leur billet à la main. Après tout, qu'avait-il à perdre ? De l'argent de poche ? Il ne le dépensait jamais, sauf pour faire des achats idiots sur l'intranet. Du temps ? Il en avait jusqu'à demain, treize heures, moment du départ de son vol retour pour Longyearbyen. S'il ne parvenait à obtenir aucune information, au moins il serait monté sur un de ces bateaux qui le faisaient tant rêver.

Un instant, il songea à appeler sa mère pour lui demander la permission, mais il connaissait parfaitement sa réponse.

Un coup de sifflet envoya le signal au marin qui s'occupait des entrées. Alphonse se précipita vers lui :

— Combien coûte un aller-retour pour Harstad ?

— Six cent cinquante couronnes.

C'était cher, mais lorsqu'il se rappela la chambre à Longyearbyen, ses quatre murs insupportables et son incapacité à s'en extraire, il prit une profonde inspiration et sortit sa carte bancaire. Il paya un billet aller-retour et embarqua, direction Harstad.

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