Chapitre 4 : Le P'tit Lignum
Boule avalait son bol de soupe avec fracas, aspirant le liquide bleuâtre le plus bruyamment possible. L'araignée était venue le réveiller et lui avait annoncé : « Si vous ne prenez pas votre travail plus au sérieux, la Reine devra en être informée. » Il n'avait pas cessé de maugréer depuis. Le dos voûté, les globes oculaires à moitié fermés, il laissait échapper un grognement à chaque mouvement d'Alphonse. Mais l'adolescent avait d'autres sources de préoccupations.
L'horreur de la veille lui remuait encore l'estomac. La culpabilité, la colère et la peur formaient au fond de lui une pelote qu'il ne parvenait pas à démêler. Ólafur Tullete était mort par sa faute, et s'il ne s'échappait pas vite de cet endroit, il subirait le même sort, il en était persuadé.
La clochette tinta : le moment de partir pour le P'tit Lignum était enfin arrivé. Quelle heure était-il ? Impossible de le savoir. Les détenus retenaient leur respiration. Un par un, la Grosse Mimi les faisait sortir, les examinant de sa blanche figure où pas une ride ne paraissait. Sa discipline était militaire et Alphonse comprenait à présent pourquoi personne n'osait égratigner son autorité.
Alphonse avait été libéré en premier et contemplait avec inquiétude la file des prisonniers qui s'allongeait devant lui : des hommes aux nez aussi pointus que des museaux, des femmes aux becs d'oiseaux, des êtres poilus difficiles à identifier... Il voyait également des humains normaux, mais la lumière des néons bleutés qui se projetait sur leurs visages les rendait encore moins rassurants. Une longue corde, épaisse et usée, passait de main en main, et devait servir de ligne de vie dans les labyrinthes réputés insondables de Sorgheim.
Boule ne venait pas avec eux, il devait surveiller le couloir carcéral et, à voir ses tentacules se rétracter petit à petit sur eux-mêmes, il y avait fort à parier qu'il prendrait son travail très au sérieux.
La Grosse Mimi siffla et les détenus se mirent en marche. Agrippé à la corde, Alphonse faillit s'étaler au sol, surpris par le pas rapide et simultané de la procession de prisonniers. Mais il tint bon. Une fois le rythme adopté, il trottina avec eux, arrivant à l'endroit où les cellules s'arrêtaient pour ne laisser place qu'au tunnel sinueux et mal éclairé. Lorsqu'ils eurent tous dépassé ce point, l'araignée marqua une pause et revint en arrière pour tisser avec dextérité plusieurs toiles. Elle siffla à nouveau et ils reprirent la marche, s'enfonçant dans des galeries où plus aucun néon ne fonctionnait.
À l'aveugle, les prisonniers suivaient celui de devant, s'accrochant à la corde pour ne pas être abandonnés derrière. Ils gravirent des marches, tournèrent à plusieurs reprises, se baissèrent dans des boyaux étroits... La Grosse Mimi leur faisait emprunter des chemins où mouraient les repères et Alphonse réalisa avec désespoir qu'il lui serait impossible de s'y retrouver seul. Les abysses qu'ils traversaient étaient plongés dans un silence oppressant, troublé uniquement par les bruits de pas de la troupe et les respirations saccadées de ceux qui peinaient à suivre. Après un long moment, ils débouchèrent sur une ouverture d'où s'échappait une lumière éclatante.
Ses yeux mirent un peu de temps à s'habituer à cette soudaine clarté, mais des sensations familières lui parvenaient déjà. Un air frais glissa sur sa peau, apportant avec lui des essences boisées et puissantes. Au loin, il entendit le murmure d'un feuillage qui bruissait. Le spectacle qui s'offrit à lui lorsqu'il retrouva la vue lui coupa le souffle.
Ils avaient émergé au pied d'une montagne dans ce qui semblait être une clairière. Une forêt immense, composée de diverses espèces d'arbres, majoritairement des conifères, les entourait. La lumière aveuglante s'était avérée être celle de projecteurs. Ils étaient disposés un peu partout dans la clairière et éclairaient des bâtiments en tôle. Lorsqu'il leva les yeux au ciel, des étoiles scintillantes brillaient dans un ciel dégagé. C'était la pleine lune et l'astre projetait ses rayons bleutés sur la cime des arbres, trop haute pour les projecteurs. Ainsi, ils dormaient le jour à Sorgheim et travaillaient la nuit au P'tit Lignum.
Au centre, un cèdre gigantesque se dressait, abritant sous ses épines une baraque en bois vers laquelle les prisonniers se dirigeaient. La voix autoritaire de l'araignée le ramena à sa réalité :
— Matricule 01B1202, pas bouger ! Les autres, au boulot !
Alphonse attendit avec angoisse les ordres de l'araignée. Tandis qu'elle s'assurait que plus aucun prisonnier ne restait, il observa le corps arachnéen qui le terrifiait plus que jamais. À la lumière des projecteurs, les poils prenaient un aspect luisant qui lui glaçait le sang.
— Voici le P'tit Lignum, matricule 01B1202, le lieu où vous aurez la chance de vous élever parmi les Hommes, de vous racheter auprès de la Reine et de devenir la personne que vous êtes réellement. Et tout cela, vous le ferez en coupant du bois. N'est-ce pas merveilleux ?
— Si, si, c'est merveilleux, Madame, répondit Alphonse, peu convaincu.
— Bien. Mais avant, poursuivit-elle, il est dans votre intérêt de savoir certaines choses, pour ne pas que vous vous fassiez des illusions. Une toile a été tissée par mes soins autour de la clairière. Elle délimite le périmètre dans lequel vous êtes autorisé à circuler : aucune transgression ne vous sera permise.
Elle marqua une pause, et montra de son doigt fin la cime du cèdre millénaire.
— Distinguez-vous le cocon blanc là-haut ?
— Oui, Madame.
— C'est de là que je vous surveillerai. Et lorsque les arbres vous cacheront, ma toile m'indiquera tous vos mouvements. Elle me parle, comprenez-vous, je vois ce qu'elle voit. Effleurez-la, ne serait-ce que du bout des doigts, et je viendrai vous le faire amèrement regretter. C'est entendu, matricule 01B1202 ?
Alphonse déglutit.
— Oui, Madame.
— Bien, à présent suivez-moi.
Ils se rapprochèrent de la baraque en bois et Alphonse put constater l'immensité du cèdre qui les surplombait. Des lanternes se balançaient sur le porche et des colonies de moustiques attaquaient les prisonniers qui faisaient la chaîne jusqu'au-dehors. Une plaque métallique, au-dessus de l'entrée, indiquait : « KAMAJI'S MATERIAL ». Ceux qui avaient récupéré leurs matériels s'étaient répartis dans la clairière, certains entraient dans les bâtiments en tôle, d'autres rejoignaient la lisière de la forêt. Tout le monde semblait savoir ce qu'il devait faire. La Grosse Mimi désigna un détenu maigrelet et chauve qui attendait à l'extérieur, assis sur une des racines énormes du cèdre qui serpentaient au sol :
— Vous, là !
Il sursauta à l'appel de l'araignée.
— Oui, Madame ? grommela-t-il d'une voix enrouée.
— J'ai décidé de compléter votre équipe avec une nouvelle mule, ainsi vous ne trainasserez plus. Occupez-vous de lui !
— Oui, Madame.
L'araignée, sans plus leur accorder d'importance, grimpa au tronc du cèdre, disparaissant dans les branchages. Le maigrichon la suivit du regard et cracha par terre. C'était un être étrange, presque félin, et Alphonse ne sût pas dire si cela était dû à ses yeux en amande d'un vert étincelant ou à sa manière de se mouvoir lorsqu'il se releva. Il avait entre autres le nez cassé et des sourcils qui semblaient naturellement froncés.
Alphonse décida de briser la glace.
— Alphonse Erickson, se présenta-t-il.
— Zyvar Sinne, ronchonna l'autre en croisant les bras.
Son nouveau camarade avait l'air particulièrement contrarié par sa présence. Il tapait du pied dans l'herbe et ce n'est qu'en pénétrant dans la baraque en bois que le bruit provoqué par ses chaussures le fit s'arrêter. Alphonse préféra le laisser tranquille.
Le Kamaji's material était une échoppe de taille moyenne où pouvait entrer une dizaine de prisonniers. Des haches, des marteaux, des couteaux, des cordages, des sacs, des scies, des pelles, des râteaux, et bien d'autres articles de menuiserie qu'Alphonse ne reconnut pas, s'entassaient sur de longues étagères en bois. Sur les côtés, des vitrines exposant des produits de première nécessité avaient été disposées. Cela allait du savon aux cartes à jouer, en passant par le pain, le papier ou même les cigarettes. Une véritable supérette miniature s'étalait devant les détenus, comme autant de trésors qui manquaient cruellement à Sorgheim. Mais pour les acheter, il fallait travailler. Et comme ils n'avaient pas le droit de garder l'argent d'un jour à l'autre, s'ils désiraient un article couteux, ils devaient bucher encore plus dur. Ou bien cotiser à plusieurs, mais Alphonse estimait que cela ne devait pas être très commun.
Le patron se nommait Kamaji Forhandler et il était le seul employé. Fort, obèse, moustachu, tel était le profil de l'homme au tablier qui s'affairait derrière le comptoir. Il parlait avec un accent étrange et la plupart des prisonniers semblaient l'apprécier.
Lorsque vint leur tour, Zyvar maugréa :
— Matricule 26A2412.
— Et toi ? demanda Kamaji à Alphonse.
— Matricule 01B1202.
Zyvar parut surpris de sa réponse.
— T'es avec le ronfleur ? s'étonna-t-il.
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
— Facile, ton numéro de matricule commence par le un, c'est la cellule de l'escargot. Je ne sais pas ce que je donnerai pour lui coller mon poing dans la figure, à ton mollusque, juste pour lui apprendre à fermer sa bouche lorsqu'il dort.
— Je l'ai fait, se vanta Alphonse.
— Ah ! Il t'a fait sa fameuse proposition de mettre fin à ses jours ?
— Oui... admit Alphonse, enfin, ce n'est pas exactement pour ça que je l'ai frappé, mais qu'est-ce que tu veux dire par là ?
— Bah, il fait ça à tous les nouveaux, il leur donne une barre de fer et leur demande de le tuer, mais c'est impossible, s'esclaffa le chauve, aussitôt écrabouillé, son cerveau se régénère. Crois-moi que s'il vient me le demander, je lui enverrai sa cervelle de l'autre côté du couloir carcéral.
Alphonse réprima un sourire en repensant à la taille gargantuesque de Boule et en la comparant au corps chétif de son compagnon. L'escargot ne ferait de lui qu'une bouchée. À l'évidence, Zyvar se surestimait. Même Alphonse, qui n'était pas particulièrement musclé, se sentait capable de dominer en cas d'affrontement. Mais il préféra flatter l'égo du prisonnier en prenant une expression impressionnée.
— Le truc, c'est qu'il ne propose son marché qu'une seule fois aux nouveaux, poursuivit Zyvar, je suis ici depuis bien trop longtemps...
La moustache proéminente de Kamaji réapparut avec deux enchevêtrements de cordages, deux haches, ainsi qu'un épais sac en tissu orange. Ils signèrent le registre qu'il leur tendait et sortirent sous la lumière des projecteurs. Malgré la fraîcheur, il faisait bon.
— Pourquoi travaille-t-on de nuit ? interrogea Alphonse.
— Il parait que les arbres sont plus tendres, expliqua Zyvar le plus sérieusement du monde.
Il semblait préoccupé, tout en marchant, il surveillait les alentours. Lorsqu'ils dépassèrent un groupe de prisonniers à la barbe imposante, il fit une halte, le regarda droit dans les yeux et chuchota :
— C'est bien toi qui as essayé de t'enfuir, hier ?
Intrigué par sa question, Alphonse hésita.
— Oui...
— T'as du cran, j'aime ça. Si tu veux toujours te barrer de cet endroit, fais-moi confiance.
Puis, sans attendre sa réponse, il reprit sa marche. Troublé, Alphonse se demanda dans quels ennuis il s'était encore fourré. Il parvint à peine à rattraper Zyvar, lorsque celui-ci pénétra dans le périmètre autorisé de la forêt.
Là, deux détenus étaient en train de s'acharner à la hache sur un pin de plusieurs mètres de haut. Zyvar fit signe à Alphonse de s'arrêter à bonne distance. L'un des deux hommes cria, l'arbre tomba lourdement, et l'autre se jeta dessus pour couper ses branchages. Lorsqu'ils aperçurent Alphonse, l'un d'eux vociféra :
— Qu'est-ce qu'il fout ici ?
— Il est avec moi, répliqua Zyvar.
— Mais, et le plan... ?
— Il n'y a plus de plan.
Le prisonnier qui avait parlé se nommait Bjørn, il avait un front proéminent et semblait complètement décontenancé par la réponse de Zyvar, ce qui au regard de sa carrure imposante le rendait encore plus stupide qu'il n'en avait l'air. L'autre avait des cheveux de paille partant sur les côtés, il s'appelait Knut et, lorsqu'il ouvrit la bouche, Alphonse constata qu'il lui manquait plusieurs dents.
— Comment ça, plus de plan ? s'exclama Bjørn.
— Voici Alphonse, et si la Grosse Mimi nous l'a mis sur le dos, c'est qu'elle se doute de quelque chose. Depuis le temps, je la connais bien, je sais comment elle fonctionne.
— Et alors ? Moi, je dis, on la tente, rétorqua Knut. On a qu'à lui mettre un coup de hache dans la tête, ajouta-t-il en désignant Alphonse, et il n'y aura plus de problèmes.
— Il est avec moi, répéta Zyvar, mais ce n'est pas lui le problème. Si la Grosse Mimi se doute de quelque chose, elle se tiendra sur ses gardes. Fini l'effet de surprise. Ce plan, c'est moi qui vous l'ai donné, alors, si je dis qu'il n'y a plus de plan, il n'y a plus de plan. On trouvera un autre moyen, ce n'est qu'une question de timing.
— Non, grogna Bjørn.
Knut serra le manche de sa hache et Bjørn fit un pas en avant.
— Je ne resterai pas un jour de plus dans cet endroit, on se tire comme on l'avait prévu.
Une fureur discrète, mais palpable traversa la mâchoire de Zyvar. Alphonse crut qu'il allait exploser, mais avec un sourire glacial, Zyvar déclara :
— Il est évident que je n'arriverai pas à te faire changer d'avis. Dans ce cas, je n'aurai qu'une condition, Alphonse sera mon nouveau binôme. Tu as déjà le tien et si nous tombons sur la Mille-mains au cours de notre fuite, nous ne serons pas de trop pour l'affronter. Enfin, si Alphonse le souhaite...
Les trois détenus se tournèrent alors vers Alphonse qui eut envie de prendre ses jambes à son cou. Il resta immobile sans savoir quoi dire.
— Il serait plus sûr de s'en débarrasser, objecta Knut, de toute façon on sera loin lorsque l'araignée trouvera son corps...
— Je veux en faire partie, coupa Alphonse qui voyait déjà Bjørn réfléchir à la proposition de son camarade.
Bjørn sembla peser le pour et le contre, il se massa le front et s'adressa à Zyvar :
— Tu t'en portes garant ?
— Bien évidemment, répliqua celui-ci.
— Alors, qu'il ne nous ralentisse pas ! conclut Bjørn.
Et ils se remirent au travail.
***
Alphonse ne s'était pas préparé à se retrouver dans une nouvelle tentative d'évasion aussi vite, et il n'était pas sûr de vouloir intégrer le groupe peu sympathique que formaient le maigrichon aux yeux de chat et les deux brutes à la hache. Mais avait-il vraiment le choix ? La Grosse Mimi l'avait assigné à ce groupe et il ne voyait pas vraiment comment en changer. Pas dans l'immédiat en tout cas. Il n'était pas non plus envisageable de les dénoncer, sous peine de voir son espérance de vie considérablement réduite. Les balances n'avaient pas très bonne réputation en prison. La seule possibilité qui lui restait était d'attendre et d'observer. Peut-être qu'une porte de sortie miraculeuse se présenterait à lui ?
Et que dire de Zyvar ? Si le plan était compromis, pourquoi avait-il cédé avec autant de facilité ? Cela n'annonçait rien de bon. L'éclat de malice qui brillait dans les yeux du maigrichon présageait qu'il préparait quelque chose.
Le travail qu'on leur avait confié était simple, mais épuisant. Ils disposaient chacun d'une hache, mais c'était principalement Bjørn et Knut qui se chargeaient d'abattre les arbres. Ensuite, Alphonse et Zyvar coupaient les troncs en plusieurs morceaux. Cette tâche s'avéra beaucoup plus ardue qu'Alphonse ne l'aurait pensé, et son manque d'activité physique se révéla très vite un handicap. Enfin, ils devaient se harnacher aux troncs et les tirer à travers le P'tit Lignum jusqu'à un grand hangar d'où s'échappaient des cris métalliques de bête à l'agonie. Là, ils transféraient les troncs sur un tapis roulant qui les avalait via une ouverture circulaire remplie de lames prêtes à fendre le bois en rondins de toutes les tailles. Une femme jugeait de la valeur de chaque tronc et leur reversait une paye sous la forme de petites billes colorées. Alors qu'ils reprenaient leur souffle pour rejoindre les deux bûcherons à la lisière de la forêt, Alphonse questionna :
— Pourquoi m'avoir protégé ?
— Drôle de question, gloussa Zyvar, tu aurais préféré que je les laisse te tuer ?
— Non, mais je sens bien qu'il y a autre chose, alors quoi ? Que veux-tu de moi ?
Zyvar sourit réellement pour la première fois.
— Tu es moins idiot que je le pensais : nous ne parviendrons pas à nous échapper ce soir, tu l'as bien compris. Mais il y a une chose que j'aimerais savoir et que les deux imbéciles vont pouvoir m'apprendre s'ils tentent l'évasion. De toute façon, peu importe ce que je leur dirais, leur décision est prise. Naturellement, tu seras libre de les suivre, mais je te conseille de faire exactement comme moi si tu souhaites sortir d'ici un jour.
— Tu n'as toujours pas répondu à ma question.
— C'est que cela me paraissait évident : tu as accès à une clé qui permet d'ouvrir toutes les cellules du quartier carcéral, tout le monde sait que l'escargot possède le passe-partout, il l'exhibe lors de ses marchés foireux avec les nouveaux. Alors, il serait bête de ne pas en profiter, tu ne crois pas ? Toi, tu as la clé et moi, je sais quoi en faire.
— Tu sauras retrouver ton chemin à travers les couloirs de Sorgheim ?
— Qui a parlé de s'enfuir par les couloirs de Sorgheim ? Allons, si nous survivons à cette nuit, nous aurons tout le loisir d'en parler.
***
Le reste de la soirée se déroula dans une atmosphère lourde, mais sans heurt. Plus aucun mot n'avait été échangé entre les détenus, hormis les grognements sourds que leur arrachait la pénibilité du travail.
Ainsi, malgré ses préoccupations, Alphonse ne vit pas le temps passer lorsqu'une énorme cloche, pendue à une branche épaisse du cèdre au-dessus du Kamaji's material, sonna pour signifier la pause repas. À bout de souffle, les mains écorchées par les cordes, Alphonse pensa obtenir un court répit. Mais au lieu de faire comme tous les autres prisonniers qui se regroupaient lentement au centre de la clairière, Bjørn et Zyvar s'enfoncèrent entre les arbres. Alphonse hésita à les suivre, mais Knut se posta derrière lui et articula :
— Pas de bêtise.
Il fit tournoyer sa hache et Alphonse sut qu'il n'avait pas le choix.
Le groupe marcha encore un peu jusqu'à un grand pin au tronc particulièrement épais qu'on avait déjà entaillé. Tandis que les bûcherons se plaçaient d'un côté et de l'autre de l'arbre, Zyvar demanda à Alphonse de lui faire la courte échelle pour grimper dans les branches d'un autre pin à proximité. Une fois en haut, Zyvar décrocha deux sacs en toile — semblables à ceux que Kamaji leur avait donnés — et les lui jeta. Ils étaient lourds et Alphonse faillit tomber en les réceptionnant. Il aperçut des vivres et des outils en tout genre. En sautant à terre, Zyvar dit :
— Tu vois les reflets argentés derrière l'arbre qu'ils sont en train de couper ?
Alphonse plissa les yeux. À travers les feuillages, les rayons de la lune éclairaient une gigantesque toile. Ainsi, ils avaient atteint le périmètre que la Grosse Mimi leur avait interdit d'approcher.
— Ce grillage ridicule est le seul obstacle entre nous et la liberté. Pourtant, il est d'une résistance extrême, les lames s'engluent dedans, on ne peut l'escalader, et ses mailles sont trop serrées pour espérer les traverser. Si tu t'y coinces, les vibrations que ton corps produira remonteront les fils que l'araignée a tissés jusqu'au grand cèdre et elle saura exactement par quel endroit tu auras tenté de t'échapper. Mais qu'arrivera-t-il si un arbre assez lourd venait à y basculer ? Tiendrait-il ?
— Et personne n'a jamais essayé ? demanda Alphonse.
— C'est bien possible, mais pas à ma connaissance... c'est d'ailleurs pour cela que l'on ne doit pas couper les arbres trop près de ce périmètre, un accident peut vite arriver et la Grosse Mimi déteste que l'on touche à sa toile.
Le pin commençait à céder, craquant sous la pression de son poids, mais quelques coups étaient encore nécessaires.
— Et maintenant ? interrogea Alphonse.
Le chauve s'étira et se laissa tomber au sol. Il prit place confortablement contre un arbre et déclara :
— On s'assoit dans l'herbe et on compte.
— On compte ? répéta Alphonse.
— D'après toi, combien de temps mettra l'araignée pour rappliquer ? Les paris sont lancés.
Dans un grincement sinistre, l'arbre chuta vers la toile. Elle sembla résister un instant, puis, dans un bruit d'élastique qui lâche, elle céda. Une ouverture béante s'ouvrait vers l'obscurité de la forêt. Bjørn et Knut poussèrent un cri de joie, mais déchantèrent en remarquant le comportement de Zyvar.
— Qu'est-ce que tu fous ? s'exclama Knut.
— Je vous laisse prendre de l'avance, dit celui-ci tout en continuant à compter sur ses mains.
— Oublie-le, ordonna Bjørn, prends le sac et on se casse !
Bjørn fit un geste obscène à Zyvar et se saisit de l'autre sac avant de se précipiter dans les bois.
Alphonse hésitait. Devait-il en profiter ? Une occasion comme celle-ci ne se représenterait peut-être jamais. Il n'avait qu'à fuir dans les bois et espérer ne pas se faire rattraper par la Grosse Mimi. Et si le plan de Zyvar s'avérait plus sûr ? Que faire ?
Il n'eut guère le temps de se décider. Une ombre immense passa dans les branchages et atterrit lourdement derrière Alphonse. La Grosse Mimi, le visage déformé par la colère, saisit Alphonse et le mordit dans le cou. Une sensation glaciale se répandit dans son corps et ses forces l'abandonnèrent en un instant. Il tomba au sol comme une poupée de chiffon, alors que la silhouette monstrueuse de l'araignée se précipitait dans la forêt aux trousses des deux prisonniers.
Incapable de bouger le moindre muscle, il sombra dans le noir. La dernière chose qu'il entendit fut les hurlements de terreur de Bjørn et de Knut résonnant dans la nuit.
***
La danse des couleurs s'était arrêtée au même moment que la voix de la femme. Le petit curseur de la vidéo était arrivé au bout de sa course. Cinquante-huit minutes et trente-six secondes.
Le casque encore sur les oreilles, les draps baignés de sueur, Alphonse mit un peu de temps à comprendre où il se trouvait. Il alluma la lumière de sa petite lampe de chevet et regarda les contours de sa chambre se dessiner. Du bout des doigts, il caressa les marbrures qui tapissaient son visage et se poursuivaient le long de son bras. L'absence de sa main gauche aussi.
L'horloge affichait une heure du matin. Alors, s'asseyant sur le bord de son lit, il contempla sa cellule obscure, le tas de vêtements sales qui l'avait envahie, et resta là, une brûlure intense à l'endroit où l'araignée avait planté ses crocs.
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