Chapitre 33 : Acceptation
Sur la Baie des Phoques, un morceau de coquille d'œuf flottait. Immense, nacré, il portait en son creux le corps d'un adolescent endormi. Sur ses rebords, des oiseaux étaient perchés, projetant de curieux reflets à la surface de l'eau sombre qui les entourait.
Alphonse ouvrit les yeux. Le ciel était toujours gris. Précautionneusement, il se releva pour surveiller les alentours. Au loin, Zyvar demeurait couché sur la plage, immobile.
— Ce loup est encore en vie, vous savez
Béatrice, sous les traits de Freyja, se tenait debout au-dessus de l'eau.
— Comment... ? hoqueta Alphonse.
— Je me suis aperçu que je n'avais aucune forme physique dans ce monde. À dire vrai, vous avez l'air d'être le seul à pouvoir me voir telle que j'apparais. Alors, marcher sur l'eau n'a rien de très impressionnant.
Elle fit quelques sauts à la surface des flots, puis s'éleva de quelques centimètres sans faire le moindre effort.
— Je peux même voler, voyez. Mais sous cette forme, je ne puis rien faire pour vous aider...
— Zyvar, il va s'en sortir ?
— Difficile à dire, mais il ne vous sera d'aucune utilité pour ce combat désormais.
— Je n'avais pas l'intention de l'appeler de toute façon...
— Alors, qu'avez-vous prévu ? J'ai essayé de retrouver votre épée, mais les serpents ont dû l'emporter.
— Il me reste mon bouclier, dit Alphonse en montrant la surface tordue qui était toujours accrochée à son bras. La Reine ?
— Après le repas que vous lui avez offert, elle s'est écroulée au fond de la baie. J'ai d'abord cru que vous étiez parvenu à la vaincre d'une façon ou d'une autre, mais il s'avère qu'elle est juste endormie...
Alphonse se pencha. La coquille tangua, mais les oiseaux demeurèrent. Dans l'eau, il y avait un garçon qui le regardait, des cicatrices au visage, une expression d'intense curiosité. Ce visage, ces cicatrices, cette expression, ils lui appartenaient. Il l'acceptait à présent.
Le garçon lui sourit et, au-delà de l'image, dans les profondeurs de la baie, Alphonse vit un énorme serpent assoupi. Il ne le distinguait pas nettement, ses écailles sombres se dissimulant dans l'obscurité, cependant, sa tête était bien trop imposante pour ne pas être remarquée.
— Tu crois que je pourrai trouver un moyen pour pousser Ugle Traumer à m'avaler ?
— Vous avaler ? s'étouffa Béatrice. Avez-vous perdu l'esprit ?
— Peut-être bien... mais je dois atteindre Ugle Traumer, et elle ne prendra jamais le risque de me tuer, j'ai bien trop de valeur en vie.
— Eh bien, j'imagine qu'un appât pourrait l'attirer, dit-elle en regardant malgré elle les oiseaux perchés. Mais ce serait une très mauvaise idée, rectifia-t-elle.
Déjà, Alphonse attrapait un Peiskos et le déposait dans l'eau. L'oiseau, docile, se laissa faire sans protester.
— J'ai besoin que tu me signales le bon moment pour sauter, elle ne doit pas me voir arriver.
— Vous n'avez pas assez sacrifié de Peiskos, comme cela ?
— Cette fois, c'est différent. Elle a bougé ?
— Pas vraiment...
Sans attendre, Alphonse saisit un nouvel oiseau, puis un autre, jusqu'à ce qu'ils soient tous à flotter passivement dans l'eau.
— Elle dort toujours, commenta Béatrice.
C'est alors qu'un formidable hurlement retentit. Zyvar, luttant avec ses dernières forces, était en train de les aider. Son cri parcourut la baie, se répercutant en écho, allant jusqu'à faire vibrer la fragile coquille d'œuf sur laquelle Alphonse se trouvait. Le loup remua la truffe, l'air goguenard, puis s'écroula, épuisé.
— Ça y est, elle est réveillée, elle est réveillée ! s'écria Béatrice.
Alphonse se mit debout sur la coquille, les muscles bandés. Il essaya d'oublier son inquiétude pour Zyvar, les doutes qu'il avait sur ce plan si mal préparé et ce qui arriverait s'il parvenait à plonger au plus profond de sa souffrance. Réussirait-il à en sortir ?
Il ne devait pas réfléchir, ne pas utiliser sa raison face à un être qui n'en avait pas. La Mille-mains n'avait pas menti, les armes ne servaient à rien, il fallait accueillir sans résister.
Tout se passa au ralenti. Béatrice envoya le signal. Alphonse plongea au milieu des Peiskos. Tout disparut dans la gueule terrifiante du serpent.
***
Le noir cédait petit à petit. Il y avait une chambre d'hôpital et, au plafond, des néons bleutés. Alphonse reconnut immédiatement le service des grands brûlés dans lequel il avait si longtemps séjourné.
La chaleur était étouffante et un seul lit était occupé. Par réflexe, Alphonse jeta un œil du côté des vitres derrière lesquelles veillaient habituellement les infirmières de garde : le bureau était vide.
Le lit était entouré de machines qui faisaient des bruits réguliers. Un respirateur poussait de longs ronflements, un écran piaillait doucement sur un rythme cardiaque, et il y avait ces souffleuses au plafond qui jamais ne s'arrêtaient.
Alphonse s'approcha de l'être allongé. Ugle Traumer reposait. Couverte de bandages, raccordée par des fils aux machines, elle demeurait là, sans défense.
— Tout va bien, Alphy. Je suis à côté de toi.
Il avait chuchoté cela sans même s'en rendre compte. Ces mots, il les connaissait, il savait l'effet qu'ils produisaient. Sa mère s'était tenue où il se tenait.
Ugle Traumer essaya de bouger. Son rythme cardiaque s'emballa, ses bras cadavériques furent parcourus de légers tremblements, mais elle demeura clouée là où elle était.
Alphonse ressentit de la compassion pour cet être torturé, un incompréhensible amour aussi, et il se pencha sur le corps pour l'enlacer.
Son geste fit l'effet d'un électrochoc. Ugle Traumer sortit ses griffes, les planta dans le dos d'Alphonse et s'échappa comme un animal blessé, des fils pendant de ses bandages, sous les hurlements des machines affolées.
Elle détala par les portes battantes du service et Alphonse la regarda partir, partagé entre la douleur lancinante dans son dos et la stupéfaction. Que venait-il de se passer ? La Reine avait-elle fui face à son étreinte ?
Il avait mal, il aurait mal, mais il pouvait triompher.
Alphonse s'élança vers le couloir, les griffes de la Reine imprimées dans sa chair, poussant à son tour les portes battantes pour se retrouver dans un nouvel endroit familier.
Il était chez lui, à Longyearbyen, dans le salon familial. Il observa ce papier peint qu'il avait un jour trouvé miteux et réalisa à quel point il lui manquait. Il contempla avec nostalgie le canapé sur lequel il avait refusé de s'asseoir, la part de pizza froide qui reposait sur la table basse et le poste de télévision occupé de crépitements diffus.
Les photographies de la Baie des Phoques étaient accrochées au mur et, en s'approchant, Alphonse vit un énorme loup écroulé près de l'eau. L'image était vivante et de légers mouvements indiquèrent à Alphonse que Zyvar respirait toujours.
Quelque peu rassuré, Alphonse regarda le couloir qui menait à sa chambre. La Reine s'était-elle réfugiée là-bas ? Allait-elle encore l'attaquer ? Il ne pouvait plus se permettre de la craindre.
Déterminé, il ouvrit la porte. La pièce était complètement plongée dans le noir et, sur le lit, un cocon à taille humaine brillait. D'abord effrayé, Alphonse la referma, puis, voyant que rien ne se passait, il entra. La lumière qu'émettait le cocon était irrégulière et, si l'on ne regardait pas directement, on pouvait distinguer par transparence le corps simiesque d'Ugle Traumer qui s'y cachait.
Alphonse enfouit ses doigts dans le tissu doux et mou qui ne présenta aucune résistance. Il arracha des bouts de laine, creusa plus profondément qu'il ne l'aurait cru et enfin accéda à la Reine.
Ugle Traumer était recroquevillée sur elle-même, un insecte doré moucheté de points lumineux entre ses griffes.
Le refuge était rempli de papillons colorés et quelques-uns s'enfuirent par l'ouverture qu'avait créée Alphonse. Certains se nourrissaient sur le corps d'Ugle Traumer tandis que d'autres voletaient dans un curieux ballet lumineux. La Reine était comme hypnotisée par celui qu'elle tenait et dans sa contemplation ne remarqua même pas Alphonse.
Sans réfléchir, Alphonse sauta dans le cocon, enlaçant la Reine par-derrière, enfouissant son visage dans les bandages qui sentaient la crème et l'antiseptique. Ugle Traumer lâcha aussitôt l'insecte. Elle essaya de griffer Alphonse, cependant l'adolescent tint bon. Ne parvenant pas à ses fins, elle déchira le cocon, libérant les papillons, entraînant un feu d'artifice dans la chambre obscure.
Elle s'échappa du lit, projeta Alphonse dans un tas de vêtements et disparut par la porte, comme terrifiée par ce qui venait de se passer.
Il y était presque, Alphonse le sentait. Il abandonna les papillons qui tournoyaient au plafond et fonça dans le couloir. Il sauta par-dessus le canapé, s'élança vers la sortie, mais il s'arrêta net en mettant la main sur la poignée.
Dans quel recoin malheureux de son passé était-elle partie se réfugier ? Car c'est ce qu'elle faisait, Alphonse le comprenait. Et un pressentiment lui faisait redouter le prochain endroit dans lequel il devrait pénétrer.
Alphonse marqua une pause, expira longuement, puis ouvrit la porte.
La sonnerie d'une école accompagna son entrée. C'était les couloirs de son lycée, vidés de ses élèves, chargés de ressentis qui se disputaient dans son cœur. Pas besoin d'explorer, il savait exactement où aller : les toilettes de l'aile B.
Il marcha la boule au ventre, la mâchoire serrée, dans cet univers qu'il avait si souvent cauchemardé.
Les toilettes étaient là, près de l'escalier, et Alphonse marqua une nouvelle pause avant d'y pénétrer. Il n'y avait pas de fenêtres, une seule porte, la Reine ne pourrait pas s'échapper.
Alphonse tourna le loquet après lui, prit l'extincteur et défonça la poignée. Dans le miroir sale, le garçon le regardait, déterminé. Les cabines étaient fermées, mais Alphonse savait derrière laquelle se cachait Ugle Traumer. Il se plaça devant la porte, expira encore une fois, et l'ouvrit d'un coup de pied puissant.
Ugle Traumer était assise sur la lunette, occupant toute la cabine de sa taille imposante. et resta de longues secondes sans bouger lorsqu'il colla son corps contre le sien.
Puis, vint la réaction.
Dans le miroir, le garçon ne faisait plus qu'un avec un être qui se débattait pour survivre. Une valse en trois temps se jouait. Malgré les coups, les griffes et les plaintes, le garçon conservait sa prise, fermant les yeux à chaque pas comme pour mieux ressentir le rythme de la danse qui ne faiblissait pas. Il s'accrochait à un nœud de souffrance, démêlant un par un ces fils qui faisaient ce qu'Ugle Traumer était. Ils tournaient encore et encore, jusqu'à ne plus savoir où ils se trouvaient et, alors que la Reine utilisait ce qui lui restait de forces pour les projeter, ils traversèrent le miroir dans un éclair de lumière et de paix.
***
Un serpent immense gisait sur la plage de la Baie des Phoques. Un garçon reposait en tailleur sur le sable, des cicatrices au visage, une prothèse à la main gauche, et il se tenait face au reptile qui disparaissait peu à peu dans le calme qui les enveloppait. Ugle Traumer était assise à côté de lui, docile, observant le bleu de l'horizon et le ciel dégagé.
— Vous m'avez peut-être vaincue, mais vous ne m'avez pas tuée. Je reviendrai, vous le savez.
— Je le sais, dit Alphonse, et chaque fois nous nous poserons ici pour respirer.
Il ferma les yeux et les rouvrit dans la cellule du commissariat d'Harstad, l'esprit libéré.
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