Chapitre 24 : Petit déjeuner
Se noyer. Étouffer dans ce goudron incohérent où l'avait entrainé la colère ; maudire cet égout de l'esprit dans lequel l'avaient poussé la peur et la souffrance ; avaler malgré lui les déchets de ses pensées et les déjections de ses émotions ; et les regrets, et la culpabilité.
Alors qu'il se sentait sombrer pour de bon, Alphonse se réveilla dans la salle japonaise avec la main de Freja sur le visage.
D'abord, il ne comprit pas là où il était. L'hypnose et la réalité étaient trop imbriquées pour qu'il se rende compte que la blonde au crâne rasé était toute proche de lui. Il avait même la tête sur son jean délavé, et elle le regardait avec inquiétude, l'effleurant du bout des doigts.
Ses prunelles vertes croisèrent celles océan de la fille, et Alphonse se releva d'un bond, manquant de s'étaler sur la table basse encore pleine de nourriture. Le jeu de miroir de la pièce lui renvoya son reflet : les cicatrices qui parcouraient son côté gauche, sa main artificielle, ses illusions.
— Tout va bien ? interrogea Freja. Je t'ai demandé pendant la séance si tu voulais qu'on s'arrête, mais tu m'as répondu que tu voulais continuer. Tu tremblais...
— Je... je ne m'en souviens pas, bredouilla Alphonse.
Il était en sueur, et ses vêtements étaient aussi imbibés que s'il avait fait un marathon.
— Tu m'as appelée plusieurs fois pendant la séance, alors, je ne savais pas trop quoi faire...
— Désolé, dit Alphonse, ne trouvant rien à dire.
Il avait encore cette sensation d'asphyxie dans la cage thoracique, ces frissons de peur dans le dos, et cette haine contre la Reine qui bouillait en lui.
— Rentrons, dit Freja, se relevant à son tour.
Ils remontèrent au rez-de-chaussée. Il n'y avait plus aucun client. Les employés débarrassaient les dernières tables et des bruits de vaisselle résonnaient du côté des cuisines. La dame accueillante les escorta jusqu'à la sortie après leur avoir emballé les restes du repas qu'ils n'avaient presque pas touché et s'inclina plusieurs fois en leur souhaitant une bonne soirée.
Puis, ils se retrouvèrent seuls dans la rue.
Le soleil estival brillait derrière eux, ne tenant pas compte dans cette partie de l'hémisphère de l'heure tardive. Au loin, la musique d'un concert tambourinait encore et une fatigue profonde saisit les deux adolescents. Freja d'avoir trop parlé, Alphonse d'avoir trop vécu.
Ils évitèrent le centre-ville mouvementé pour passer dans des ruelles désertes aux rideaux tirés. À bout de force, ils ouvrirent le grand portail métallique de la maison de Jeanne et ne réagirent pas lorsque le gros saint-bernard leur sauta dessus pour les saluer.
Alphonse observa la longue cour pavée bordée de fleurs et de légumes, et ses yeux tombèrent sur les cages d'oiseaux. Un profond sentiment de trahison lui restait en travers de la gorge. Car il se rappelait tout, y compris le regard glacial de Félix et son fusil. Il revoyait également cet œuf terrifiant et son impuissance face à une telle créature. Rien que d'y penser, il en avait la nausée.
— On reprendra demain, dit Freja avec un sourire rassurant en montant les marches qui menaient vers sa chambre.
— Je..., commença Alphonse.
Reprendre demain ? Alphonse en était incapable. Faire face à cette noirceur et ce chaos. La peur, la douleur, la souffrance. Comment les affronter une seconde de plus ? J'arrête. Voilà ce qu'il voulait crier à Freja. J'arrête tout. Mais même cela, il n'en avait plus la force.
— Dors, à présent.
S'abandonnant au sommeil et à l'oubli, Alphonse tomba comme une masse sur le canapé.
***
Il faisait nuit lorsqu'Alphonse se réveilla. Toujours les paupières fermées, il émergea de ses songes sans réellement savoir pourquoi. Un inconfort sur la poitrine, une pesanteur étrange, une difficulté à respirer. Il ouvrit les yeux et poussa un hurlement inaudible.
La figure recouverte de bandages de la Reine était penchée sur lui, à quelques centimètres de son visage. Pesant de tout son poids, la créature lui écrasait la cage thoracique, appuyant ses mains décharnées sur sa bouche pour l'empêcher d'appeler à l'aide.
— Tu es à moi, susurra-t-elle. Tu es à moi. À moi.
Alphonse tomba au sol et ouvrit les yeux pour de bon : le museau du saint-bernard lui donnait des petits coups sur la joue pour le faire réagir.
L'adolescent le repoussa du mieux qu'il pouvait et réalisa que le soleil était toujours là, filtrant faiblement à travers les rideaux opaques du salon qui lui servait de refuge depuis deux jours. Emmitouflé dans un épais sweat à capuche jaune, Freja était assise dans l'escalier et le regardait.
— Ton chien m'a attaqué ! se défendit Alphonse qui se sentait honteux sans trop savoir pourquoi.
— Magnus est entrainé à repérer les crises d'angoisse, expliqua Freja, il t'a réveillé parce que tu en faisais une.
— C'était juste un cauchemar.
— Ce sont toujours des cauchemars. Allez, va prendre une douche, on nous attend, dit-elle en lui jetant des habits propres et délavés.
Alphonse n'eut pas le temps de protester que le sweat à capuche disparaissait dans les escaliers. L'adolescent se releva tant bien que mal sous le regard inquisiteur de Magnus.
Qui donc les attendait ? La psychiatre ? Freja avait-elle décidé de le dénoncer ? Quelle différence cela faisait-il de toute façon ? Son sentiment d'impuissance et d'inutilité était tout aussi fort que la veille, autant renoncer et tenter d'oublier toute cette pitoyable tentative pour se sentir mieux dans sa peau. Il ramassa son sac à dos qui trainait près de la table basse, avala ses médicaments, et fila dans la salle de bain.
Son reflet dans le miroir lui arracha une exclamation de surprise. Ses cicatrices étaient toujours à la même place, sa touffe de cheveux noirs tombait n'importe comment sur ce qui lui restait de son oreille gauche, mais c'était surtout son regard qui l'interpellait. Il avait l'impression de voir quelqu'un d'autre, comme si les voyages qu'il avait vécus dans son esprit l'avaient profondément changé. Et il n'était pas sûr d'aimer cela. À la peine et la colère s'ajoutait une nouvelle gravité. Il se détourna de son reflet, craignant de découvrir quelque chose d'effrayant derrière les prunelles vertes que l'ampoule poussiéreuse éclairait.
L'eau mit beaucoup de temps à chauffer et Alphonse observa le rideau de douche aux motifs de vagues, cherchant pensivement le bateau qui était apparu la veille lors du conte de Freja. Devait-il s'inquiéter sur son état mental ? Il y avait de quoi se poser des questions. D'un côté, il savait que ce qu'il voyait pendant l'hypnose était irréel, mais de l'autre, il n'avait jamais eu l'impression de percevoir ses pensées et ses émotions avec tant de réalisme. Sans comprendre totalement, il ressentait ce que chaque vision exprimait.
Les grattements de Magnus à la porte le rappelèrent à l'ordre. Il se lava prestement et enfila la chemise à carreaux qui flottait sur sa maigre carrure. Si Alphonse avait bien compris, tous les vêtements que lui prêtait Freja appartenaient à Marcel, l'ami de Jeanne. Et cette Jeanne n'était pas la mère de Freja, mais elle l'avait recueillie, ou aidée. Alphonse ne savait pas trop. D'où venait alors Freja si cette maison n'était pas la sienne ?
Dans le salon, la vieille pendule indiquait déjà neuf heures et Magnus aboya pour signifier à Alphonse que sa maîtresse était dans la cour. Assise sur le rebord du potager, Freja caressait une chatte noire qui ronronnait doucement dans la fraicheur matinale.
— Tu es prêt ? demanda-t-elle en faisant tomber la capuche de son sweat jaune canari.
— Où va-t-on ? interrogea Alphonse.
— Le monde est plein de surprises ! Ce ne serait pas drôle de tout savoir à l'avance, tu ne crois pas ?
Devant l'expression perplexe d'Alphonse, Freja ajouta :
— Ça va nous changer les idées, je te le promets ! J'ai enchainé plusieurs séances hier pour essayer de terminer plus vite, mais visiblement c'est mieux de les espacer. Tu m'as fait peur à la fin, t'étais tout pâle.
— Plus que d'habitude ? lança-t-il en désignant les endroits de son visage où il avait reçu une greffe.
Freja mit un instant à comprendre qu'il plaisantait et ce trait d'humour surprit Alphonse lui-même.
— Presque aussi pâle, oui ! pouffa-t-elle. Mais certainement pas autant que mon bronzage ! dit-elle en montrant la peau blanche de son bras. C'est pas aujourd'hui que ça va s'améliorer... Enfin, je suis attendue au centre pour migrants, c'est un peu comme un job d'été. J'y vais tous les vendredis pour aider, on a jamais assez de bras pour filer un coup de main, et le repas est gratuit !
Le ciel était gris et le soleil estival de la veille semblait se cacher derrière un écran de fumée vaporeux. Alphonse était incapable de continuer les séances ce matin de toute façon, Freja l'avait bien compris. L'haleine putride de la Reine lui restait encore dans les narines et un frisson glacial lui passa dans la nuque.
— Tu as raison, ça nous changera sûrement les idées.
***
Un sac à dos sur les épaules, Freja le guida à travers la périphérie de la ville. Avec précaution, elle le faisait traverser les rues, craignant qu'ils se fassent repérer, comme si la journée présentait plus de risques que la soirée ensoleillée de la veille. La psychiatre avait fait un signalement à la police le concernant, mais Alphonse ne s'en souciait plus vraiment. Une part de lui espérait même être pris. Au moins, il n'aurait aucune excuse à donner à Freja s'il ne pouvait pas poursuivre les séances. L'espace d'un instant, il osa penser à sa mère et sa sœur, et la culpabilité menaça de l'envahir complètement. Alors, il fit appel à la colère et l'injustice qui bouillonnaient en lui pour étouffer ces sentiments.
Magnus trottinait à côté d'eux et malgré le temps maussade, l'air frais de la matinée fit du bien à Alphonse.
— Ça fait combien de temps que tu habites à Harstad ? hasarda-t-il à l'intention de Freja.
— Hum... environ quatre ans.
— Et... tu étais où avant ?
— C'est... je ne peux pas te le dire, répondit-elle évasivement.
Vexé, Alphonse se renfrogna, mais Freja lui donna un petit coup de l'épaule.
— Ne le prends pas mal, il y a des choses que je n'ai pas le droit de révéler, même si je le voudrais bien. D'accord ?
L'adolescent ne comprit pas ce qu'elle voulait dire, mais il hocha la tête. Quel genre de vie menait-elle auparavant pour ne pas pouvoir donner ce genre d'information banale ? Quel secret devait-elle cacher ? Quelque chose de sombre ? Quelque chose d'interdit ?
— Et toi, tu as déjà vu un ours dans ta ville ? interrogea Freja sur un ton plus léger.
— Un ours ?
— Ben oui, tu viens pas du pays des ours ?
— Si, si, il y en a. Mais je n'aime pas ça.
— Pourquoi ?
— Il y a quelque chose dans leur regard qui me déplait.
— Dans le regard des ours ?
— Ouais.
— Moi, je les trouve magnifiques.
— Attends d'en voir un dans ton salon à quatre heures du matin, et tu me rediras ce que t'en penses !
— Ça t'est déjà arrivé ? gloussa-t-elle.
— Non, mais c'est ce que ma sœur me racontait pour ne pas que je sorte de mon lit la nuit quand j'étais petit.
Le fjord n'était pas loin de la route qu'ils empruntaient et, au loin, on voyait un énorme bateau se diriger vers le port. La conversation coulait comme l'eau à l'horizon et Alphonse réalisa qu'il discutait librement comme il le faisait dans le temps avec ses amis. C'était drôle, il pensait ne plus en être capable.
— Et ta mémoire, tu te rappelles vraiment de tout ? demanda-t-il.
— Oui.
— Ça doit être génial !
— Il y a des bons côtés, mais il y en a aussi des mauvais. L'oubli a du bon parfois...
— Ouais... enfin, tu dois gérer en cours. T'es en quelle année ?
— Pas vraiment, pouffa Freja. J'ai redoublé une année parce que j'ai beaucoup de mal à me concentrer... du coup, j'ai terminé le lycée cette année.
Un silence s'installa.
— Au fait, merci de ne pas m'avoir posé de question sur l'accident et tout ça... c'est cool de parler avec quelqu'un sans être systématiquement ramené à ses cicatrices. Les cicatrices aussi, ça empêche d'oublier.
Ils étaient arrivés près d'une grande bâtisse en pierre blanche entourée d'arbres et de jardins fleuris.
— La Trondenes Church ! L'heure du petit-déjeuner a sonné !
Le fjord s'ouvrait devant eux et Freja sauta sur un muret recouvert de mousse pour prendre son sac à dos. Derrière eux, des stèles anciennes reposaient dans un calme et une sérénité que les chants d'oiseaux venaient égayer.
Freja sortit de son sac un thermos, deux gobelets et une boite en polystyrène sur laquelle était tamponné le logo du Tao, le restaurant dans lequel ils avaient mangé la veille.
— Tu plaisantes ? fit Alphonse en voyant Freja sortir les sushis de la boite.
— Quoi ? se défendit Freja. Café-sushi, t'as jamais essayé ?
— Beurk !
— Tu peux pas dire beurk si t'as pas essayé !
— Pas question que j'avale ce truc !
— Juste un !
Magnus se rapprocha de la boite, un filet de salive aux babines.
— Je t'assure que ce n'est pas si mauvais que ça. Un pour moi ?
Le cœur d'Alphonse fit un bond lorsque Freja le regarda d'un air faussement suppliant.
— Juste un, alors... concéda-t-il.
Il prit le gobelet que lui tendait Freja et trempa un sushi dans le breuvage fumant. Les grains de riz se teintèrent d'une couleur sombre et il le goba avant d'avoir eu le temps de changer d'avis.
À sa grande surprise, le mélange n'était pas mauvais, et Freja le contempla avec un sourire victorieux.
— Qui avait raison ?
— J'ai très faim, aussi.
— Oui, oui, oui. Mauvaise foi.
Ils partirent d'un éclat de rire et Alphonse s'appuya sur le muret à côté d'elle, prenant l'air de rien un autre sushi, savourant avec délice ce moment de bonheur entre l'église et le fjord.
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