Chapitre 2 : L'Escargot
Un ronflement monstrueux résonnait contre les parois de la cellule. Une vibration terrible se répercutait comme des coups de tambour dans les oreilles d'Alphonse. Un vrombissement perçant qui grignotait peu à peu son optimisme et sa joie de vivre. Car il était enfermé, il le comprenait à présent. Il voyait très clairement les murs étroits et humides, les barreaux épais aussi, et il sut qu'il ne trouverait la paix qu'en sortant de cet endroit.
C'était étrange, il avait l'impression de connaître ce lieu, comme s'il avait passé des années dans cette cellule étouffante. Derrière les barreaux, il reconnut le long couloir creusé dans la roche, orné de néons bleutés. Il devinait les tuyaux dépassant du sol caillouteux qui laissaient échapper des émanations pestilentielles. Il sentait la présence de dizaines de détenus, silencieux, comme lui, attendant que la nuit s'achève. Et surtout, il prenait conscience de la violence du vacarme que son codétenu faisait, une couchette plus bas, et qu'il ne pouvait désormais plus supporter.
Mais c'était tout. Sa connaissance se limitait à ce petit espace confiné et à ce couloir se perdant dans l'obscurité.
Le ronflement disparut. L'autre faisait une nouvelle apnée du sommeil : quelques minutes par nuit, il s'arrêtait totalement de respirer, offrant à Alphonse de courts instants de répit. Les oreilles encore bourdonnantes, l'adolescent arrivait enfin à percevoir les bruits environnants. Malgré la règle très stricte du Silencium Absoluta, le quartier carcéral continuait de vivre ; les canalisations gouttaient, les rongeurs chicotaient, et Mimi Nekte — que tout le monde appelait la Grosse Mimi — trainait son pas grinçant dans les allées de la prison. Comme tous les soirs, à la lumière des néons bleutés, elle faisait sa ronde, arpentant les profondeurs océanes des couloirs garnis de cellules.
Boule Tristhet, le ronfleur de la couchette du bas, semblait exempt des règles qui s'appliquaient à tous. Il n'avait pas besoin de se lever le matin pour avaler l'immonde soupe qu'un tuyau leur délivrait et qui constituait leur seul repas. Il ne rejoignait pas non plus la file des travailleurs qui se bousculaient chaque jour, et ce, malgré son ancienneté évidente. Son boucan devait s'entendre dans toutes les cellules avoisinantes, pourtant, la Grosse Mimi n'était jamais venue le faire taire.
Le ronflement reprit, comme une chasse d'eau tirée au beau milieu de la nuit. Il engloutit tous les autres bruits. Alphonse sursauta, il n'arrivait pas à comprendre comment il avait supporté cela aussi longtemps. Il fallait que cela cesse. Les poings fermés, il se prépara à passer à l'action, mais l'aspect atypique de son compagnon lui laissait présager que la tâche ne serait pas facile à accomplir.
Doté de quatre membres aussi imposants qu'un adulte de taille normale, Boule dépassait largement de sa couchette. Cependant, ce n'était pas son gabarit disproportionné qui impressionnait le plus Alphonse, mais bien sa tête : il possédait toutes les caractéristiques morphologiques d'un gastéropode. Une peau grumeleuse et verdâtre, des tentacules au niveau des yeux, une ébauche de bouche qui laissait échapper les ronflements. En d'autres mots, il avait une face d'escargot.
Les ronflements étaient devenus pénétrants, douloureux, presque mécaniques. Comme une machine dont les rouages seraient en train de broyer les derniers soupçons de raison qui lui restaient.
D'un bond, il se redressa et manqua de percuter le plafond couvert de moisissures. Fulminant de rage, il glissa le long de l'échelle métallique et se planta devant Boule. La lumière azurée du couloir lui exposa un spectacle écœurant : des bourrelets dépassaient d'un uniforme orange, gonflant et dégonflant au rythme des respirations du dormeur.
Sans réfléchir, ni même retenir son poing, Alphonse cogna l'énorme abdomen. Boule continua de ronfler, comme si de rien n'était.
Alphonse assena un autre coup. Le ronflement persista.
Pris d'une fièvre soudaine, il se mit à boxer l'imposante masse avec frénésie. Sa colère et sa frustration trouvaient enfin un moyen de s'exprimer. Il continua de frapper, ne faiblissant pas un instant, jusqu'à ce que ses poings le fassent trop souffrir, jusqu'à ce qu'il soit complètement exténué. Il s'arrêta alors et regarda Boule qui dormait toujours paisiblement. Son ronflement, devenu plus aigu, ressemblait à des ricanements.
Dans un dernier élan de désespoir, Alphonse jeta son poing meurtri à l'aveugle sur l'énorme ventre.
Le vacarme s'arrêta. Il ne ronflait plus.
Alphonse poussa un profond soupir de soulagement. Se laissant glisser contre la paroi suintante de la cellule, la lumière des néons révéla les traits harmonieux d'un adolescent aux yeux verts : un visage fin, des cheveux noirs et raides coupés courts sur les côtés, de timides poils sur le menton qui apparaissaient ici et là.
De sa main gauche, il se massa la nuque : enfin, il allait pouvoir dormir.
À bout de force, il leva la tête vers le ronfleur désormais silencieux : il faillit hurler, mais Boule lui plaqua une main contre la bouche. Deux globes oculaires, suspendus au bout de deux tentacules visqueux, le fixaient. Dans un souffle, Boule murmura :
— Je crains que vous n'ayez pas frappé assez fort pour me tuer, pourriez-vous recommencer, s'il vous plaît ? Sans crier, bien évidemment, il ne faudrait pas que la gardienne vienne nous déranger.
Alphonse essaya de déglutir. Il n'avait plus de salive. Il ne comprenait pas si Boule jouait avec lui ou s'il était sincère. Comment distinguer les intentions d'une créature aussi étrange ? Et que dire de cette voix, à la fois grave et nasillarde ?
L'énorme main de l'escargot tenait sa tête comme un fruit à coque dans un casse-noix. Alphonse n'osait imaginer ce qui arriverait si l'escargot se décidait à serrer plus fort. Mais très vite, il le relâcha. L'adolescent haleta au sol, son cœur battant à tout rompre dans sa poitrine.
— Je... je n'avais pas l'intention de vous tuer, bredouilla Alphonse.
— Et je vous crois, néanmoins un accident est si vite arrivé. Mon cerveau est extrêmement sensible et je ne possède aucun exosquelette à cet endroit, il vous suffit de frapper entre mes deux tentacules pour qu'il explose. Rien de plus facile, vous verrez.
— Je vous assure que je ne voulais pas vous tuer, c'était pour que vous arrêtiez de ronfler.
— Naturellement, rétorqua Boule, mais vous pourriez me rendre ce service. De plus, si je meurs, je ne ronflerai plus. Nous serons tous les deux gagnants, vous ne croyez pas ?
L'escargot passa sa main sous son matelas et en sortit une barre de fer. Il désigna du bout métallique le haut de sa tête et écarta au maximum les deux tentacules tout en gardant son regard fixé sur Alphonse.
— Comment vous appelez-vous ? demanda l'escargot.
— Alphonse.
— Vous pouvez le faire, Alphonse ! encouragea Boule.
— C'est une blague ? s'étouffa celui-ci, complètement décontenancé. Si vous tenez tant à mourir, pourquoi ne pas le faire par vous-même ?
— Je crains de ne pas en avoir la force.
— Peu importe, je n'ai pas l'intention de vous tuer.
— C'est fâcheux, dans ce cas, je retourne dormir. Au plaisir.
— Attendez, interpella tout bas Alphonse. Comment sort-on d'ici ?
Boule détourna le regard vers le couloir avec une moue désintéressée.
— Pour aller où ? interrogea-t-il.
— Je n'en sais rien, le plus loin d'ici.
— Si vous ne savez pas où aller, vous risquez de vous perdre.
— Et alors ? Quelle importance ?
— Au moins, ici, vous savez où vous êtes. Et de toute façon, la fuite est impossible, la Grosse Mimi est bien trop maline et la Reine ne le permettrait pas. Elle contrôle tout, vous comprenez, et elle a du caractère, ça oui. Ce n'est pas pour rien qu'elle est devenue reine de Løkkeheim. Vous êtes sûr que vous n'avez pas changé d'avis ? questionna-t-il en faisant tourner la barre de fer avec nonchalance. Vous pourriez bien me rendre ce service ? Et en échange, je pourrai peut-être... vous donner la clé ?
— La clé ?
Il fouilla dans la poche externe du haut de son uniforme orange et en sortit une clé en or.
— Le passe-partout de toutes les cellules, déclara-t-il comme si la chose était parfaitement normale.
— Comment se fait-il que vous l'ayez ? hoqueta Alphonse.
— Eh bien, parce que je suis le gardien de jour.
Que signifiait tout cela ? Alphonse comprenait de moins en moins ce qu'il se passait. Et l'attitude détachée de son interlocuteur ne faisait rien pour le rassurer.
— Vous... vous êtes le gardien de jour ? bégaya Alphonse.
— C'est cela, répondit Boule, la nuit, c'est l'araignée qui surveille le couloir carcéral — si je ne la vois pas en ce moment c'est qu'elle est montée dans les quartiers supérieurs —, mais le jour, lorsqu'elle amène les travailleurs au P'tit Lignum, c'est moi qui suis censé veiller sur les prisonniers.
— En dormant, enfermé dans une cellule ?
— C'est qu'il n'y a pas grand-chose à faire... d'habitude, je suis seul dans ma cellule et je n'ai donc pas besoin de fermer la porte. Mais j'en déduis que nous étions en manque de place puisque vous êtes là... De toute façon, même si un prisonnier parvenait à ouvrir sa cellule, il lui faudrait trouver son chemin dans un labyrinthe impossible. La Grosse Mimi connait par cœur cette Montagne, ce n'est pas difficile pour elle. Mais vous pouvez toujours tenter le coup, si vous le souhaitez. Je ne vous demande en échange qu'un rapide coup sur le haut du crâne. Ce sera bref, je vous le promets.
— Pou... pourquoi tenez-vous tant à mourir ?
Boule fit danser les petits tentacules qui encadraient sa bouche et passa sa langue sur ses lèvres grumeleuses. Il sembla réfléchir, se retint de dire quelque chose, réfléchit à nouveau, puis finalement déclara :
— Il faut bien avancer dans la vie, d'une manière ou d'une autre, vous ne croyez pas ?
Alphonse se massa les tempes devant la logique hermétique de l'escargot.
— Vous voulez cette clé, oui ou non ? questionna Boule qui commençait à s'impatienter.
— Oui, mais je ne veux pas vous tuer.
— C'est regrettable, conclut-il, autant pour vous que pour moi.
Il se recoucha et lui donna le dos. Alphonse voulut lui soutirer plus d'informations, lorsqu'un bruit alarmant l'en empêcha : la Grosse Mimi était de retour.
L'ombre immense d'une araignée passa dans le couloir. Elle se déplaçait subrepticement au plafond avec une aisance terrifiante. Alphonse s'immobilisa sur place, craignant de faire le moindre bruit et d'attirer la créature. Elle continua sur la gauche : Alphonse entendit le déclic d'une serrure et une porte que l'on ouvre. La lumière d'une bougie se mêla un instant au bleu des néons du couloir et projeta la silhouette d'une femme. La porte se referma et il put enfin respirer.
Déjà, les ronflements avaient repris. Lentement, Alphonse remonta dans sa couchette et s'y allongea. Il ignorait encore comment, mais à la première occasion, il s'emparerait de cette clé et s'enfuirait loin d'ici.
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