Chapitre 14 : Un Corbeau en cage
Alphonse ouvrit les yeux sur la réalité qu'était la pénombre poussiéreuse du bureau de la psychiatre. Penchée sur lui, elle le dévisageait avec une expression inquiète, braquant une lampe de poche sur ses pupilles. Il la repoussa d'un geste maladroit, gêné par la lumière et par son haleine.
— Vous allez bien ? demanda-t-elle.
— Très bien, répondit-il, d'abord agacé.
Puis il répéta ces mots comme s'ils lui appartenaient pour la première fois depuis très longtemps.
— Oui, je vais très bien.
Une joie indescriptible était en train de naître en lui, à mesure qu'il se réveillait. Car il se souvenait de la peur, il se souvenait des cris, il se souvenait de la liberté qu'il avait ressentie. Il était en vie. En vie !
D'un bond, il se leva de son fauteuil, manquant de renverser le docteur Eva Tullete qui le regardait toujours avec des yeux ahuris.
— Merci, Docteur ! lança-t-il.
Et il sortit en trombe du bureau, laissant ses affaires près de l'entrée, abandonnant son écharpe et les artifices dans lesquels il s'était caché jusqu'ici.
Il descendit les escaliers de l'immeuble quatre à quatre et déboula dans la rue : l'air passa sur les cicatrices de son visage comme une caresse maternelle qu'il avait trop longtemps repoussée. Il avait envie de voir le fjord. Oui, c'était ce qu'il voulait. Plonger ses doigts dans l'eau glacée et sourire au soleil estival qui ne parvenait pas à la chauffer. Levant sa prothèse vers le ciel, il poussa un cri de victoire et s'élança dans les rues, ignorant les œillades inquisitrices des passants qui trainaient en ce début d'après-midi.
À perdre son souffle, il sautait au-dessus des trottoirs qui descendaient vers le fjord avec l'incroyable sensation de voler. De longues ailes noires s'étaient déployées dans son dos et le faisaient planer au-delà des préoccupations qui le clouaient au sol quelques heures plus tôt.
Le port lui ouvrit ses bras, avec ses chapiteaux animés pour le festival, ses bateaux gigantesques et les montagnes qui posaient sur eux un regard bienveillant.
Les kiosques lui donnaient envie. Il y avait des couleurs, il y avait des rires. L'odeur de friture et les groupes de musiques qui accordaient leurs instruments. Un torrent sensoriel dont Alphonse s'abreuvait avec une excitation toute nouvelle.
Il allait s'élancer vers la jetée lorsqu'un bruit de verre brisé attira son attention dans une ruelle. Trois garçons lançaient des bouteilles de bière dans une poubelle métallique, s'esclaffant à chaque raté qui souillait le sol d'éclats coupants et malodorants.
Un commerçant tenait un téléphone à la main, l'air dépité, leur demandant de s'en aller sans succès.
Le sang d'Alphonse ne fit qu'un tour. C'était ceux qui l'avaient agressé la veille au soir. Sven et sa clique. L'intolérance et tout ce qui clochait dans ce monde en personne.
Le fjord avait disparu. Il ne pouvait de toute façon pas exister tant que des vermines de ce genre continuaient à l'éclipser.
Un immeuble était en rénovation tout près et Alphonse n'eut aucun mal à en décrocher une barre de fer. Les trois compères ne remarquèrent même pas lorsqu'il se glissa dans leur dos et brandit son arme en hurlant :
— Hey fara ! Falturil tural tura, bande de connards !
Le premier garçon s'écroula lorsqu'Alphonse lui asséna un coup à la tête. Surpris, le deuxième tressaillit face à la rage de l'adolescent qui se jetait sur eux. Il reçut la barre de fer dans le ventre et se retrouva au sol, cherchant à reprendre son souffle que l'impact avait bloqué. Sven était tombé tout seul, reculant dans le verre brisé tandis qu'Alphonse s'avançait vers lui en le désignant de son arme et en imitant son accent écorché :
— Je crois que ce corbeau veut ma mort, déclara-t-il se préparant à frapper.
Des doigts squelettiques lui attrapèrent alors le bras et l'immobilisèrent contre un mur. Alphonse se débattit, pensant que c'était l'un des garçons qui s'était relevé, mais une voix autoritaire lui ordonna :
— N'aggrave pas ton cas, jeune homme, tu es en état d'arrestation.
***
Alphonse n'aurait jamais cru se retrouver un jour en garde à vue, pourtant, la cellule aux murs blancs et la porte que le policier avait fermée à clé lui prouvaient le contraire.
Que lui avait-il pris ? Et comment allait-il pouvoir expliquer cela à sa mère ? Car ce n'était plus qu'une question de minutes avant que l'avion dans lequel il était censé se trouver n'atterrisse à Longyearbyen. Que se passerait-il lorsqu'elle ne le verrait pas descendre sur le tarmac par les petites lucarnes de l'aéroport ? Si en plus, elle recevait un appel du commissariat d'Harstad, il y avait fort à parier qu'elle perdrait complètement la raison.
Mais la réaction de sa mère n'était pas la seule chose qui préoccupait Alphonse. Un sentiment étrange l'accablait dans sa cellule étroite empestant l'urine qu'un désinfectant bon marché n'était pas parvenu à effacer. Et il n'arrivait pas à se l'expliquer. Le bruit que la barre de fer avait fait au contact du crâne du garçon lui revenait comme des flashs, créant chez lui un malaise qu'il essayait d'assourdir en se disant qu'il n'avait apporté qu'un peu de justice dans ce monde.
Pourquoi devait-il penser à la souffrance de ceux qui l'avaient agressé, alors qu'ils n'avaient eu aucun égard pour sa souffrance à lui ? Il devait devenir plus fort. Désormais, il s'en croyait capable. Et c'était grâce à la vidéo.
Cependant, il se sentait toujours mal. Il se leva du matelas plastique qui reposait sur une petite couchette et fit les mille pas, allant de la porte aux toilettes, des toilettes à la porte, tournant presque sur lui-même dans l'espace étroit qu'était sa cellule. Il faisait de plus en plus chaud et un poids dans sa poitrine s'alourdissait à chaque montée en température.
Cette fois-ci, il était enfermé pour de vrai.
Il y avait une caméra au plafond, et le clignotement insupportable du voyant lumineux lui tapait sur le système. De la bouche d'aération dans le coin provenait un grincement qui l'empêchait de réfléchir. Pourquoi se sentait-il encore mal ? Ne guérirait-il jamais ?
Les murs devenaient plus encombrants. Il n'avait même plus la place de marcher.
Alphonse s'écroula au sol et mit ses mains sur la tête. Les parois lui tombaient dessus, l'écrasant sous des tonnes de pensées obscures. C'est alors que la porte s'ouvrit et qu'un policier filiforme entra :
— Allez, on respire, jeune homme.
Il l'aida à se relever et l'emmena dans le couloir. Alphonse se laissa trainer, titubant jusqu'à une pièce grisâtre où se disputaient l'odeur du café froid et celle du tabac. Le policier le lâcha sur une chaise en plastique et une voix qu'il reconnut aussitôt lui souffla :
— Respirez doucement, Alphonse, ce n'est qu'une simple crise de panique.
C'était le docteur Eva Tullete. Que faisait-elle là ? Alphonse l'ignorait, mais sa présence le rassura. Puis, il y avait plus d'espace ici. Le poids qu'il avait sur la poitrine s'allégeait peu à peu et il put enfin se redresser.
— Ça va aller ? lui demanda-t-elle.
— Je crois, haleta-t-il comme s'il venait de courir un marathon.
La pièce dans laquelle on l'avait introduit était une vieille salle de repos. Au fond, il y avait des ordinateurs dépassés et dans le coin une machine à café, sale et encore fumante. Le policier qui l'avait arrêté était là, un grand homme aux bras longs et aux yeux cerclés de gris. Il tendit à Alphonse un gobelet de café et prit place de l'autre côté de la table verte qui occupait le centre de la pièce. La psychiatre mit une tape sur l'épaule d'Alphonse et s'assit sur la chaise à côté de lui.
— Bon, dit le policier, je croule sous les dossiers avec le festival, aussi, je te prie de m'écouter attentivement pour nous faire gagner du temps.
Il se tenait appuyé sur les coudes, légèrement penché vers Alphonse et c'était comme s'il le dominait complètement. Mal à l'aise, Alphonse prit le gobelet et but une gorgée de café en acquiesçant de la tête pour signifier qu'il avait toute son attention.
— Les trois jeunes militaires contre lesquels un témoin t'a vu te battre ont fait l'objet de plusieurs plaintes au cours des dernières vingt-quatre heures. Ils ont violé de nombreuses règles de leur permission et seront conduits devant une cour martiale par le premier ferry qui descend vers le Sud demain matin. En ce qui te concerne, le docteur Tullete m'a fait part de circonstances atténuantes en rapport avec ton état psychologique... J'ai pris les informations que l'on a trouvées dans tes affaires, je te recontacterai plus tard. En attendant, tiens-toi à carreau. Nous sommes-nous bien compris ?
— Oui, monsieur, bredouilla Alphonse.
— Dans ce cas, je te confie au docteur Tullete.
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