Chapitre 13 : Le Wagon royal
Un murmure d'excitation parcourut la foule de prisonniers. Løkkeheim ! Il y avait bien longtemps que la Grosse Mimi n'avait plus offert de citoyenneté avec autant de spontanéité. L'occasion était trop belle pour ne pas la saisir. Empoignant leurs haches et leurs sacs en toile, Alphonse vit les détenus se ruer aux quatre coins de la clairière. Paniqué, il consulta Zyvar du regard dont le visage s'était décomposé à l'annonce de l'araignée.
— Prends ta hache, il faut le faire maintenant, articula-t-il.
— Maintenant ? s'étouffa Alphonse, on risque de se faire repérer trop facilement, il vaut mieux le tenter un autre soir...
— Au contraire, souffla Zyvar, profitons de la confusion pour passer inaperçus. Nous ne pouvons plus faire marche arrière de toute façon, l'arbre entamé et le sac de provisions vont être découverts d'une minute à l'autre... et si par malheur cette main est capturée, alors, la Reine viendra par le premier train... cela chauffera pour nous si l'araignée ne trouve pas sa clé dans son bureau. C'est maintenant ou jamais.
Alphonse se mordit la lèvre. Ainsi, la main qu'il avait cru apercevoir était bien réelle. Comment une telle chose pouvait-elle être possible ? Et qui était cette sorcière ? L'araignée l'avait appelée la Mille-mains et les prisonniers semblaient la craindre autant que la Reine. Les questions se bousculaient dans son esprit, mais il n'était pas temps d'y répondre : Zyvar avait raison, il fallait tenter l'évasion.
D'un mouvement de tête, il signala au maigrichon qu'il était avec lui et se précipita à sa suite, en direction de l'arbre qui devait leur servir de diversion. Derrière eux, la Grosse Mimi secouait le vieux combiné téléphonique que Kamaji avait fait sortir de sa baraque. Sans égard pour le fil en spirale qui menaçait de craquer, elle s'exaspérait des interférences causées, selon elle, par la mauvaise volonté de la Montagne qui les dominait. Au moins, pensa Alphonse, cela leur accordait un court répit avant de la voir se joindre à l'énigmatique partie de chasse qui était en train de se jouer. Il sauta au-dessus d'une racine et se concentra sur la lisière de la forêt qui pullulait désormais de détenus à l'affût.
Zyvar fonçait entre les buissons sans se soucier des épines qui déchiraient son uniforme orange. Alphonse avait du mal à tenir la cadence de son compagnon, mais il parvint jusqu'à la limite de la clairière, là où seule la lumière de la lune diffusait encore pour les éclairer.
L'arbre les attendait. Le sac de provisions aussi. Et aucun prisonnier aux alentours.
— C'est notre chance, abattons-le, haleta Zyvar qui avait décroché le sac de provisions et l'avait jeté au sol.
Ils se mirent à fendre le bois du côté le plus entamé afin de faire chuter l'arbre sur la toile argentée. Synchronisant leurs mouvements, ils buchaient l'un après l'autre, frappant avec une énergie décuplée par la peur. C'est alors que des éclats de voix se propagèrent dans leur direction.
— Vite, avant qu'ils arrivent, lança Zyvar qui redoubla ses coups.
Alphonse l'imita, luttant pour maintenir sa prise sur le manche de la hache qui glissait sous la moiteur de ses mains.
Soudain, un homme sortit des feuillages.
— La main s'est enfuie par ici, cria-t-il à d'autres prisonniers.
Il s'immobilisa lorsqu'il les remarqua, les dévisageant avec circonspection. Zyvar continua à couper le tronc sans lui accorder la moindre attention, tandis qu'Alphonse s'était arrêté, ne sachant pas comment réagir.
Deux hommes émergèrent à leur tour.
— La main, vous avez vu par où elle est allée ? interrogea l'un d'eux.
Alphonse fit non de la tête, mais Zyvar les ignora complètement, se concentrant entièrement sur le bois qui commençait à craquer.
— Qu'est-ce qu'il fait, lui ? Il a perdu sa langue ? Eh ! Ducon, je te parle ! Qu'est-ce que vous faites encore à travailler...
— Le sac ! s'exclama l'un des hommes. Ils veulent garder la main pour eux !
— Non ! protesta Alphonse. Ce n'est pas...
— Alors pourquoi il est aussi chargé ? grinça l'homme. Ouvre, qu'on regarde !
— Non, vous ne...
Mais un vacarme l'interrompit : dans un craquement déchirant, l'arbre chuta lourdement sur la toile qui céda dans un claquement élastique. Les prisonniers assistèrent à la scène, médusés. La forêt était là. Devant eux. À leur portée.
Zyvar ne perdit pas une seconde.
— Cours ! hurla-t-il à Alphonse qui semblait lui aussi hypnotisé par l'ouverture béante qui leur souriait.
L'un des hommes essaya de s'interposer en attrapant le bras d'Alphonse, mais avec une vivacité impressionnante, Zyvar fit tournoyer le sac qu'il avait ramassé à la volée et le lui envoya à la figure en rugissant :
— Hey fara ! Faltutil tural tura, ducon !
Le prisonnier s'écrasa au sol, sonné par le coup, alors que ses compagnons contemplaient toujours le champ des possibilités que la forêt avait fait apparaitre. Alphonse saisit le sac qui gisait à côté de son corps inconscient et disparut avec Zyvar entre les buissons. L'araignée devait déjà être en route et ils avaient perdu beaucoup de temps.
À perdre haleine, ils courraient, essayant de garder l'équilibre dans la végétation qui prenait un malin plaisir à les ralentir. Ils croisaient des prisonniers qui s'agitaient mais étaient trop occupés à leurs recherches pour faire attention à eux. Le sac et la hache pesaient lourd. Leurs muscles les brûlaient. Seule la colère contre la Reine les faisait avancer sans jamais faiblir. Et Zyvar qui répétait comme un mantra « Hey fara. Falturil tural tura. »
Ils étaient presque arrivés à la scierie lorsqu'ils entendirent des cris provenant de l'endroit où l'arbre était tombé. Les prisonniers qui s'en étaient pris à eux hurlaient dans la nuit et la Grosse Mimi était sans nul doute la chef d'orchestre de cette symphonie effroyable. Si les détenus étaient capturés vivants, ils ne tarderaient pas à lui donner la véritable direction par laquelle ils s'étaient enfuis. Peut-être était-ce déjà le cas, d'ailleurs ? Mais les croirait-elle ou préférerait-elle explorer la forêt en premier ?
La scierie était enfin en vue. À présent qu'Alphonse savait ce qu'elle abritait, il trouvait que l'architecture du grand bâtiment en tôle s'apparentait effectivement à celle d'une vieille gare décrépite. Aucun bruit ne s'en échappait. Les machines étaient à l'arrêt et le portail métallique condamné par un cadenas. Par où Zyvar comptait-il entrer ? Sans ralentir, il s'était glissé du côté du tapis mécanique par lequel on introduisait habituellement les troncs à découper.
— Par-là, indiqua-t-il en retirant un panneau métallique qui recouvrait le boyau infesté de scies en tous sens. Il n'est jamais verrouillé, personne n'est assez fou pour passer par ici.
— Et nous, si ? déglutit Alphonse.
— C'est sans danger tant que personne ne remet les machines en route...
Devant l'expression dubitative d'Alphonse, Zyvar déclara :
— J'y vais en premier.
Il plongea dans la gueule béante du géant métallique, les crocs acérés de la bête prêts à le dévorer. Alphonse aperçut une faible lumière au bout du tunnel qui s'éclipsa dès que Zyvar pénétra dedans. Il lui tendit le sac et replaça derrière lui le panneau, les enfermant dans une obscurité angoissante.
— Rentre la tête entre les épaules et ferme les poings si tu ne veux pas perdre un doigt, souffla Zyvar.
Ils avancèrent ainsi, à quatre pattes, tenant chacun d'un côté le sac, au sein de la rouille et de la sciure de bois qui leur piquait les yeux. Une dent se planta dans le bras d'Alphonse qui s'entailla la main sur une autre en voulant se retenir de pousser un cri. Les mailles du sac s'accrochaient et il fallait faire de nombreux efforts pour ne pas le déchirer. Le cloaque était encore chaud de l'activité des moteurs, rendant l'air de plus en plus irrespirable.
Le supplice prit fin alors qu'ils se laissaient tomber sur le sol de la scierie, couvert de coupures et de poussière épaisse et boisée. Le souffle court, Zyvar se releva tant bien que mal et aida Alphonse à faire de même.
— Le train est par là, reste accroupi, chuchota-t-il.
Autour d'eux, des planches se dressaient les unes sur les autres, cimetière imposant qui occupait une majeure partie du grand bâtiment. Des machines aux gros rouages apparents veillaient sur les lieux, poussant parfois des grincements pernicieux qui les faisaient sursauter. Et un râle semblable à celui d'un animal massif se propageait peu à peu.
En essayant de mêler leurs empreintes de pas à celles des travailleurs, ils suivirent le tapis roulant sur la pointe des pieds. De l'autre côté du bâtiment, il y avait plus de lumière, et à la grande surprise d'Alphonse, des voix aussi. Zyvar continua d'aller dans leur direction, mais il se baissait toujours un peu plus derrière les planches qui leur permettaient d'avancer à couvert. Les voix se firent plus audibles et le bruit d'un moteur puissant devint parfaitement discernable.
Une arcade métallique marqua la fin de la scierie. Le tapis poursuivait seul sa route dans un hangar spacieux, éclairé par des lampadaires électriques, candélabres argentés surmontés de globes en verre poussiéreux. Le squelette de ferraille du bâtiment s'ouvrait sur les étoiles en hauteur, et abritait en son sein un train d'une dizaine de wagons et d'une locomotive. Il se tenait face à un tunnel fermé par un mécanisme complexe ressemblant à s'y méprendre au diaphragme d'un appareil photographique.
Kamaji discutait près du train avec un petit monsieur en uniforme noir et doré, le contenu de leur échange énergique étant voilé par le bruit des moteurs.
— Lui, c'est le conducteur, désigna Zyvar.
Les wagons eux aussi étaient vêtus de noir et une ligne dorée serpentait sur la peinture écaillée pour former l'inscription : « Compagnie du Døren ». Les voitures arrière étaient découvertes et laissaient dépasser des planches et des troncs fixés par un grand filet. Celles qui venaient ensuite étaient fermées, et l'on pouvait voir, derrière des hublots, des passagers prendre place, en complet gris pour la plupart.
— L'araignée a dû annoncer la fin de la soirée de travail, si les employés des quartiers administratifs sont déjà là, supposa Zyvar. À moins que la Reine ait ordonné le retour du train, il n'y en a qu'un qui fait les allers-retours jusqu'à Løkkeheim...
Par une porte accolée à la paroi rocheuse, de nouvelles ombres grises arrivaient précipitamment dans la gare et s'empressaient de monter dans les voitures à moitié remplies.
Le wagon royal était quant à lui parfaitement identifiable : recouvert d'or, il était rattaché à la locomotive et formait dans ce sombre cortège une collerette opulente à la tête du train.
Il y avait enfin la locomotive, et Freyja en descendait, attendant son oncle toujours en pleine discussion avec le conducteur du train. Elle avait pris place sur les petites marches de la machine et jouait avec ses longs cheveux blonds, enroulant et déroulant inlassablement, autour de ses doigts, des pensées volatiles que les fumées emmenaient vers le ciel.
— Comment on fait pour ne pas se faire repérer ? demanda Alphonse.
— C'est une question tout à fait judicieuse, marmonna une voix derrière eux.
Alphonse et Zyvar s'étaient braqués sur place, estomaqués par la voix qui était apparue dans leur dos.
— Messieurs, je me vois dans l'obligation de vous demander vos titres de transport, déclara celle-ci d'un ton posé.
Encore une fois, ce fut Zyvar qui réagit le plus vite. Il fit volte-face et se jeta sur l'inconnu, alors qu'Alphonse osait à peine bouger de peur d'attirer l'attention sur eux.
— Tiens-lui les mains, maugréa Zyvar à califourchon au-dessus de l'individu.
Lâchant le sac, Alphonse se précipita pour aider son compagnon et maintint fermement les poignets métalliques de l'homme qui les avait surpris. La lumière, qui provenait des lampadaires de l'autre côté du pilier qui les cachait, exposa à Alphonse la silhouette d'un homme tout à fait étonnante. Composé de fer-blanc, un robot humanoïde, portant un simple gilet sans manches, recouvert de taches et rapiécé à de nombreux endroits, reposait sous leur prise sans se débattre.
— Tu n'es pas quelque part à boire ton huile de moteur, Gullintani ? grinça Zyvar.
— Je crois que tout ce silence aussi tôt dans la soirée m'a un peu perturbé... oh, mais je vous reconnais ! Zyvar Sinne ! Vous avez travaillé pour moi il y a un temps. Je n'oublie jamais un visage, ni un nom, d'ailleurs. Vous étiez un employé assez médiocre, je dois dire, toujours à fouiner là où cela ne vous regardait pas. Et vous ? Nous n'avons jamais eu le plaisir de faire connaissance, comment vous appelez-vous ?
Les yeux de l'androïde, sortes de sphères lumineuses sur un crâne en forme de conserve arrondie sur le haut et rouillée à plusieurs endroits, s'orientèrent vers Alphonse. Une fente, semblable à celle que l'on trouve sur les boites aux lettres, s'animait lorsqu'il parlait pour révéler des dents dorées.
Zyvar lui mit une claque et regretta immédiatement son geste face à la dureté du crâne de Gullintani, cependant, il essaya de garder contenance :
— C'est moi qui pose les questions, « Monsieur le contrôleur », et si tu pousses le moindre cri pour alerter les autres, je prendrai un malin plaisir à t'arracher les circuits un par un avant qu'ils n'arrivent, menaça-t-il.
— Alors c'est bien vous qui êtes à l'origine de tout ce calme dans ma scierie ? répliqua Gullintani sans paraitre impressionné le moins du monde. Je suis le contrôleur, la raison, la rationalité, et si vous en aviez une once, vous sauriez que je ne ressens absolument rien. Votre épopée s'arrête ici, chers messieurs et...
L'androïde ne termina jamais sa phrase, car Zyvar venait de planter sa hache profondément dans le cou allongé de celui-ci.
Le bruit fut noyé par les grincements des machines et le souffle du train. Le crâne en fer-blanc roula au sol, les sphères lumineuses n'en croyant toujours pas leurs circuits. Zyvar plongea sa main dans la boite de conserve et en arracha un petit module grillagé qui ressemblait à un haut-parleur.
— Tu ouvriras moins ton clapet sans ça, articula-t-il.
Et il mit l'objet dans sa poche avec satisfaction.
— Médiocre ? Moi ? Mais c'est toi qui es médiocre, espèce de tas de ferraille, tu as ployé le genou devant la Reine, tu es devenu sa chose, toi, le contrôleur... tu te soules toutes les nuits et tu fermes les yeux sur ceux qui entrent dans ton train... tu mérites de mourir, déclara-t-il en levant sa hache au-dessus de sa tête.
— Non ! s'interposa Alphonse.
Il avait été aussi surpris que l'androïde par la rapidité de Zyvar, mais il semblait désormais se réveiller.
— Seule la Reine doit mourir, protesta-t-il en faisant rouler vers lui la boite de conserve dont les yeux le regardaient avec supplication.
Zyvar cracha sur le corps inanimé de l'androïde.
— L'araignée doit mourir. Kamaji doit mourir. Même ton pote, l'escargot débile, doit mourir. Ils sont tous complices de cette mascarade, aussi coupable que la Reine, si ce n'est encore plus... à présent, écarte-toi.
— Non.
Le train poussa un sifflement qui les ramena tous les deux à terre. D'un coup d'œil, ils constatèrent qu'il n'y avait plus personne sur le quai et que la locomotive était sur le départ.
— Très bien, pesta Zyvar, garde ta boite de conserve, on décidera ce qu'on fera de lui après. Cache le corps quelque part, je m'occupe des lumières.
Ce n'était plus le moment pour les questions, ils allaient rater leur unique chance de liberté. Alphonse jeta le crâne en fer-blanc dans le sac et tira le corps métallique qu'il plaça derrière un tas de planches.
Zyvar avait sauté par-dessus une rangée de moteurs et avait ouvert un boitier accroché à un pilier qui cachait une série impressionnante d'interrupteurs.
À peine Alphonse avait-il replacé les planches que les lumières des lampadaires s'éteignirent toutes d'un seul coup. Sans repère, il tâtonna pour reprendre le sac et la hache lorsqu'il sentit qu'on l'agrippait par l'uniforme. Zyvar lui chuchota :
— Je te guide, suis-moi et prépare la clé.
Ils avancèrent à pas hésitant, s'accroupissant presque pour garder l'équilibre. Des exclamations et des protestations éclataient dans les wagons administratifs tandis qu'ils arrivaient au bout du quai. Zyvar mit la main sur la poignée royale et inséra la clé qu'Alphonse lui avait glissée, mais ils s'immobilisèrent en entendant la porte de la locomotive s'ouvrir et Kamaji hurler :
— Gullintani ! Tas de ferraille ! Les plombs, tu les répares, oui ou non ?
Alphonse eut l'impression que le crâne en fer-blanc s'agitait dans le sac en toile et le serra un peu plus fort contre lui.
— J'y vais, Monsieur, dit la voix du conducteur, le contrôleur doit encore être soûl dans un coin de la scierie.
— Un vrai bon à rien celui-là... grommela Kamaji.
La petite silhouette du conducteur traversa le quai sans remarquer les ombres agglutinées au train qui retenaient leur respiration. À présent que ses yeux s'étaient un peu plus habitués à l'obscurité, Alphonse le vit disparaître derrière l'arcade métallique qui les avait abrités. Kamaji était rentré dans la locomotive. C'était le moment ou jamais.
Zyvar tourna la clé dans la serrure et ils se jetèrent sur le plancher lustré du wagon royal. À peine avaient-ils verrouillé la porte derrière eux que la lumière revenait dans la gare. À travers les rideaux qui décoraient les vitres de dentelle délicate, les lampadaires éclairèrent l'opulence du sanctuaire dans lequel ils venaient de pénétrer. Trône en velours, tapis perse et meubles en acajou renfermaient placards et tiroirs innombrables et, l'espace d'un instant, ils oublièrent leurs tenues misérables, haillons grotesques dans un endroit aussi luxueux.
Ils faillirent se laisser aller au confort fastueux de leur réussite, mais une ombre arachnéenne vint assombrir leur courte victoire. Un frisson d'effroi remonta jusque dans leur mâchoire et ils eurent toutes les peines du monde à empêcher leurs dents de claquer : la Grosse Mimi était là, juste derrière les rideaux, et si elle captait le moindre mouvement dans le wagon, tout serait terminé.
Kamaji était là aussi, et malgré l'épaisseur de la vitre qui les séparait, ils entendirent parfaitement ce qui se disait :
— Alors, cette main ? demanda le vieux marchand.
— Faites une vérification des voitures administratives, gronda l'araignée pour toute réponse. Contrôlez les affaires des passagers également.
— Bien, Madame.
Cachés sous la fenêtre, les deux prisonniers tendaient l'oreille, à l'affût, la silhouette imposante de l'araignée se projetant toujours sur le parquet lustré du wagon.
Au bout de quelques minutes, le conducteur revint et annonça :
— Rien à signaler.
— J'ai la clé du wagon royal, si vous voulez vérifier, proposa Kamaji.
À ces mots, le cœur d'Alphonse manqua de s'arrêter. Ils virent la poignée remuer de haut en bas sous les doigts arachnéens, mais la Grosse Mimi déclara :
— Non, elle est toujours verrouillée, personne, pas même une main ne pourrait y entrer sans la clé.
— Alors, vous ne l'avez pas trouvée ? interrogea Kamaji.
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, la surveillance, c'est mon affaire.
— Plus pour longtemps, si une main vous a échappé, ma très chère Nekte. Vous vivez dans le déni si vous vous croyez irremplaçable.
Un silence glacial s'ensuivit, si lourd que les deux prisonniers arrêtèrent de respirer.
— Je vois très clair dans votre jeu, Forhandler, persiffla l'araignée, à avancer marchandage après marchandage. Vous vous dites loyal à la Reine, mais c'est votre propre intérêt que vous servez. Je vous ferai ravaler votre insolence, croyez-le bien. Maintenant, partez, la Reine n'a que trop attendu.
L'ombre disparut et la porte de la locomotive claqua. Un sifflement retentit dans la gare, et l'immense diaphragme qui bloquait les rails s'ouvrit lentement dans un cliquetis minutieux. Le train se mit en marche à petite allure, jusqu'à complètement pénétrer dans le tunnel obscur que l'on avait creusé dans la Montagne, puis s'arrêta. Un nouveau cliquetis se fit entendre tandis que l'objectif mécanique se refermait derrière eux et un bruit sourd enveloppa les lieux. De la vapeur se projeta sur les parois du train, les vitres s'embuèrent et la chaleur qui s'en dégageait diffusa à travers le verre.
Trop effrayés pour parler, Alphonse et Zyvar demeuraient muets sur le plancher, attendant que la décontamination se termine. Le grondement s'arrêta enfin et le train repartit.
Ce fut Alphonse qui se leva en premier. Le train avait émergé de l'autre côté de la Montagne et le paysage qui se dessinait était à couper le souffle. Les rails surplombaient la forêt qui s'étendait dans la vallée. Ici, les arbres étaient libres. Et la lune les félicitait sous les applaudissements étoilés.
Zyvar était encore au sol, le regard perdu dans le vide, comme si son esprit n'arrivait toujours pas à réaliser qu'il avait quitté la prison. Combien de temps avait il était enfermé là-bas ? La colère qu'il portait en lui avait eu tout le loisir de maturer et c'était grâce à elle qu'ils se trouvaient dans ce wagon, roulant en direction de Løkkeheim vers un idéal de liberté.
Alphonse lui tendit la main et déclara d'un air entendu :
— Et celui qui ne peut utiliser un corbeau comme ceci...
— ... ne doit pas penser à prendre un corbeau comme celui-là, acheva Zyvar avec un sourire en lui saisissant la main.
Ils admirèrent le spectacle grandiose qui s'offrait à eux et chantonnèrent en concert :
— Hey fara. Falturil tural tura.
Avec une exquise satisfaction, ils se laissèrent tomber, chacun dans un coin du wagon, Alphonse sur une banquette en velours et Zyvar sur le trône royal. Épuisés, ils s'endormirent en écoutant le bruit de la locomotive avancer dans la nuit, la Montagne disparaissant au loin, et avec elle, la prison.
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