Chapitre 11 : Les Clés
Couper du bois, voilà à quoi se résumait la vie au P'tit Lignum. Essayer d'oublier la prison pour la soirée, dans cette illusion de liberté, et se concentrer sur le mouvement de la hache qui fait trembler le corps lorsqu'elle pénètre dans l'écorce ; se focaliser sur le poids du tronc que l'on traine au milieu des branches et des épines effondrées ; écouter les cogitations métalliques des machines qui dévorent ce travail sans jamais connaitre la satiété. Couper du bois, encore et encore, puis retourner se coucher au petit matin, à la suite de l'araignée et des autres prisonniers.
Lorsque la lune pointait haut dans le ciel étoilé, une cloche énorme, pendue au cèdre géant, sonnait la pause repas. Il était alors temps pour les détenus de souffler. Ils pouvaient abandonner leurs haches, quitter les petits entrepôts et mettre en sourdine les machines qui grinçaient dans la scierie le reste de la nuit. Tous convergeaient vers la baraque du vieux Kamaji, située au centre de la clairière sous les épines du cèdre millénaire. Derrière son grand hublot, l'on pouvait voir la moustache épaisse du marchand s'affairer autour de marmites imposantes. Une odeur épicée se répandait dans les airs et c'était dans une anarchie complète que les prisonniers faisaient la queue.
Assis à distance des projecteurs, où se regroupaient la plupart des détenus pour manger, Alphonse et Zyvar demeuraient dans l'ombre, parlant à voix basse pour ne pas être entendus.
— Et si je lui demandais simplement de me donner la clé ? Après tout, il nous a soignés.
Zyvar considéra la proposition d'Alphonse en avalant goulument une poignée de riz. Même si son corps ne gardait aucune trace des coups de fouet grâce à la bave d'escargot miraculeuse de Boule, ses mouvements étaient plus mécaniques, comme s'il craignait de mobiliser un muscle encore douloureux. Alphonse aussi avait parfaitement cicatrisé, mais il se sentait affaibli et marqué d'une façon invisible qu'aucun onguent ne pourrait faire disparaitre.
— Ne crois pas que c'est ton allié, il a fait ce que la Reine lui a ordonné, rien de plus. Et s'il refuse ta demande, il se tiendra alors sur ses gardes. Non, il faudra que tu lui voles la clé comme la première fois.
Alphonse se sentait redevable envers Boule, et il n'appréciait pas l'idée de détrousser le seul être qui avait été là pour eux lorsque leurs blessures les condamnaient à une mort certaine. Il craignait également de lui attirer des ennuis s'ils parvenaient à leurs fins.
— On ne s'enfuit pas que pour nous, mais pour en finir avec toute cette mascarade, rappela Zyvar, mettre fin à l'injustice qui règne dans ce monde. Cela vaut bien un petit chapardage ?
— Et après ? se laissa convaincre Alphonse. Je te libère ?
Le bol de Zyvar était presque vide et il jeta un regard envieux aux grandes marmites que raclait Kamaji pour servir les derniers prisonniers.
— Après, tu pénètres dans le bureau de l'araignée. Le passe-partout de l'escargot permet aussi d'y accéder.
— Dans le bureau de l'araignée ? s'affola Alphonse qui se souvenait des évènements lugubres qui s'y étaient joués avec Ólafur. Pourquoi ?
— Pour voler une autre clé. Celle qui nous permettra réellement de nous échapper de cet endroit. Elle est recouverte d'une sorte de tissu et possède un sceau royal que tu ne pourras pas manquer, mais j'ignore où l'araignée la cache exactement dans son bureau.
Alphonse commençait à déchanter. Non seulement il n'avait aucune envie de retourner dans le bureau infâme de l'araignée, mais en plus, il devrait faire seul les choses, prendre tous les risques.
— Et toi ? interrogea-t-il sur la défensive. Ce sera quoi, ton rôle ?
— Je couvrirai tes arrières, au cas où l'araignée pointerait ses pattes plus tôt que prévu... en espérant qu'il n'y en ait pas besoin.
— Pourquoi ce ne serait pas toi qui irais dans le bureau de l'araignée ? argumenta Alphonse.
— Ne sois pas idiot, il te faudrait passer devant les autres cellules pour pouvoir me libérer et tu attirerais forcément l'attention des autres détenus.
Zyvar fouilla dans une de ses poches et en sortit un petit objet allongé semblable à un bout de bois.
— Lorsque tu auras volé la clé à l'escargot et que tu seras prêt à y aller, souffle dedans, je veillerai sur le couloir.
— Et les autres, cela ne les réveillera pas ?
— Souffle et tu verras.
Alphonse prit le sifflet, observa les prisonniers autour qui terminaient leurs repas et s'exécuta. Aucun son n'en sortit, cependant Zyvar fit la grimace.
— Tu vois ? Il fonctionne sur une fréquence que la plupart des gens ne peuvent entendre, l'araignée y comprise. En ce qui me concerne, je peux t'assurer que cela me préviendra aussitôt. J'ai commandé cet objet exprès, bien avant que je te rencontre. Le vieux Kamaji a mis du temps à le trouver, mais à Løkkeheim tout est possible si on y met l'argent. Prends-en bien soin.
— Et si l'araignée revient, que feras-tu ?
— Un barbecue, répliqua-t-il en montrant une allumette qu'il cachait dans sa manche. Alors, convaincu ?
Alphonse sentait que le plan de Zyvar était plus travaillé qu'il n'y paraissait aux premiers abords, cependant il demeurait quand même en première ligne.
— Je fais quoi, quand je l'ai trouvée ?
— Tu reviens dans ta cellule, tu rends sa clé à l'escargot sans qu'il s'en rende compte et on se retrouve le lendemain, ici même, pour s'échapper pour de bon. J'ai déjà caché un sac de provisions dans un arbre près de la grande toile. Il ne manque plus que toi pour tout lancer.
— Alors ce sera par la forêt ?
Zyvar afficha son sourire malingre et ferma les yeux en secouant la tête.
— Chaque chose en son temps. Toi tu auras la clé, et moi je saurai où l'insérer.
La Grosse Mimi fit sonner la cloche pour signifier le retour au travail. Zyvar se leva, mit une main sur l'épaule d'Alphonse et chuchota :
— Mort à la Reine ?
— Mort à la Reine, répondit Alphonse.
***
Il faisait tard dans le couloir carcéral et le Silencium absoluta n'était perturbé que par les ronflements assourdissants de Boule. À l'affût sur sa couchette, Alphonse comptait les minutes dans sa tête après le dernier passage de la Grosse Mimi. Elle devait se trouver dans les quartiers supérieurs à présent, il était temps de passer à l'action.
D'un coup sec, il souffla de toutes ses forces dans le sifflet en bois : Zyvar était prévenu.
Avec agilité, il glissa le long de l'échelle métallique et se posta devant l'énorme abdomen de Boule qui allait et venait avec fracas. Une impression de déjà-vu traversa l'esprit d'Alphonse.
Plissant les yeux pour voir les contrastes que les néons bleutés projetaient sur la chemise distendue de l'escargot, Alphonse identifia un petit renflement au niveau de sa poitrine. C'était de cette poche que Boule avait sorti la clé la première fois. Ainsi, elle était toujours là.
Le geste plus assuré, il synchronisa ses mouvements sur ceux de la respiration du gastéropode. Ses doigts soulevèrent délicatement la poche et saisirent les dents irrégulières du passe-partout. Confiant, Alphonse tira dessus, mais une résistance inattendue s'opposa à lui.
Un fil de l'uniforme de Boule était noué à l'anneau de la clé et ce fût toute la chemise qu'Alphonse avait agrippée, arrêtant net les ronflements du dormeur.
— Perdu, chuchota Boule, les globes oculaires encore fermés. Je savais bien que tu essaierais à nouveau de me la voler...
Alphonse resta immobile, les doigts enserrant toujours la clé, le bras figé en l'air, comme s'il espérait que l'escargot allait se rendormir. Le plan était mort avant d'avoir commencé. Boule se tenait déjà sur ses gardes, et il pouvait désormais très bien le dénoncer à l'araignée.
— Je... je..., balbutia Alphonse.
— Il y a une chose que tu as baragouinée lorsque tu étais à moitié conscient après ta correction par la Reine. Un projet que tu avais pour notre monarque. C'est toujours le cas ?
Était-ce une question piège ? Boule le dénoncerait-il s'il maintenait la déclaration qu'il avait faite sous le coup de la colère ? Il était encore temps de prétendre à des propos incohérents causés par la douleur, la fièvre et les substances que l'escargot lui avait administrées. Mais il se sentait incapable de mentir à ce sujet, car c'était une vérité qui s'imposait à son cœur avec une clarté trop pure pour être dissimulée.
— Oui, c'est toujours le cas.
Boule ouvrit ses globes oculaires et le considéra un instant.
— Alors, tu peux la prendre. Désormais, tu sais où tu veux aller. C'est sans aucun doute une mauvaise destination, mais cela en reste une. Tiens.
Et il détacha la clé de son uniforme.
— Merci, dit Alphonse qui se sentait immensément reconnaissant envers son codétenu.
L'escargot se retourna sur sa couchette et lui donna le dos. Les ronflements reprirent aussitôt, plus contrôlés, comme s'il faisait semblant de dormir.
Alphonse reporta son attention sur son plan : il avait perdu assez de temps comme cela, il devait faire vite. Il souffla deux fois dans le petit sifflet pour indiquer à Zyvar qu'il avait le passe-partout et ouvrit ses barreaux avec la plus grande des précautions.
Le long couloir caillouteux aux néons bleutés s'étendait sur sa droite, mais il connaissait désormais les pièges qui l'attendaient au bout et savait qu'une créature terrifiante ne tarderait pas en émerger.
Sur la pointe des pieds, pour ne pas alerter les autres prisonniers, Alphonse s'approcha de la porte en bois sur sa gauche. Le bureau de l'araignée n'était qu'à un tour de clé.
Alphonse profita d'un ronflement de l'escargot, entra prestement, et referma à double tour la lourde porte derrière lui. Les bougies éternelles scintillaient dans la pièce caverneuse autour du bureau de la gardienne. Les grandes étagères se dressaient, peuplées de livres à l'envers dissimulant leurs tranches dans un mutisme inquiétant. Quel genre de lecture pouvait donc bien avoir l'araignée ? Alphonse aurait bien voulu y jeter un œil, mais la Grosse Mimi pouvait revenir d'un instant à l'autre et il devait s'en tenir à son objectif.
Il choisit d'explorer le bureau en premier : c'était l'endroit le plus évident et il espérait qu'il n'aurait pas à fouiller l'immense bibliothèque.
Des montagnes de papiers encombraient le bureau et Alphonse fit bien attention à ne pas en faire tomber lorsqu'il s'en approcha. C'était un bureau massif, entouré de ses chaises en pierre, témoins silencieux des horreurs qui avaient dû se dérouler ici.
Une suite de tiroirs s'abritait sous le meuble. Alphonse ouvrit celui du haut. Il ne contenait que des formulaires, semblables à celui que l'araignée lui avait fait signer. Les autres s'avérèrent aussi décevants que le premier, cependant, il tressaillit lorsque le dernier refusa de coulisser. Avait-il mis le doigt sur quelque chose d'important ? Un petit contraste sur la poignée circulaire évoquait une inscription. Alphonse saisit machinalement la bougie posée sur le bureau et l'approcha du tiroir. Son cœur fit un bond : un sceau royal y était gravé.
Dans l'excitation, il se rendit compte qu'il avait mis la bougie juste sous une feuille qui dépassait du bureau et la retira aussitôt. Confus, il réalisa qu'il tenait dans la main une imitation électrique et que la flamme était une petite lampe effilée et rougeâtre. Maintenant qu'il y prêtait attention, toutes les autres bougies de la pièce étaient ainsi. Ne craignant plus de brûler quelque chose, il approcha la lumière près du tiroir qui ne comportait aucune serrure et chercha un mécanisme pour l'ouvrir. Il ne pouvait le forcer, car Zyvar avait insisté sur le fait que l'araignée ne devait pas se rendre compte de l'effraction pour que la suite du plan fonctionne.
Il était à quatre pattes sous le bureau lorsque des cris éclatèrent dans le couloir.
Qu'était-il censé faire ? Retourner dans sa cellule ? Si l'araignée était revenue, il tomberait nez à nez avec elle. Ou bien était-ce la diversion prévue par Zyvar ?
Tiraillé entre l'idée d'attendre le bon moment pour s'enfuir et celle de quitter immédiatement le bureau de l'araignée, il demeura figé.
Avec horreur, il entendit le cliquetis de la porte et vit la silhouette impressionnante de l'araignée se dessiner. Elle entra en trombe dans la pièce tandis qu'il avait à peine eu le temps de se réfugier sous le bureau et de bloquer la lumière de la bougie sous son bras. Un panneau en bois barrait l'avant du meuble, dissimulant en partie son corps secoué de tremblements.
De sa cachette, il assista à un spectacle étrange : la gardienne s'effondra par terre comme si ses longues pattes ne la soutenaient plus.
— Du feu, souffla-t-elle. Du feu...
C'était la première fois qu'Alphonse la voyait perdre ses moyens. Son visage d'ordinaire impassible était parcouru de spasmes inquiétants et elle haletait au sol, répétant : « Du feu. »
Derrière elle, dans l'entrebâillement de la porte, l'on pouvait voir au loin de longues flammes lécher la paroi du couloir carcéral et de la fumée se répandre. Si c'était l'œuvre de Zyvar, il n'avait pas fait les choses à moitié...
L'araignée essaya de se relever en se maintenant à la bibliothèque. Elle contempla les ouvrages, à la recherche de quelque chose d'invisible, puis se redressa sur ses pattes et retira un énorme livre de l'étagère.
Alphonse sentit ses cheveux se dresser sur sa tête lorsqu'elle accourut vers le bureau. D'un coup de patte, elle fit voler les affaires qui s'y trouvaient. Ils s'étalèrent au sol tandis qu'Alphonse se recroquevillait un peu plus sur place. L'araignée laissa tomber le lourd volume sur le bureau et le feuilleta dans la précipitation. Alphonse l'entendit déchirer une page et vit l'ombre arachnéenne qui se projetait sur la paroi avaler le morceau de papier. Sa respiration saccadée et bruyante se calma aussitôt. Elle poussa un profond soupir de soulagement et repartit avec une assurance retrouvée vers l'incendie qui se propageait.
C'était le moment. Alphonse allait sortir de sa cachette lorsqu'il remarqua un petit loquet en dessous du tiroir. Il l'actionna et un ressort débloqua l'ouverture. À la hâte, il regarda dedans, écartant des papiers qui ressemblaient à des dessins d'enfants et approchant la bougie pour chercher dans les recoins. Elle était là. Une clé recouverte d'une matière soyeuse semblable à du velours et marquée d'un sceau royal. Il l'attrapa au creux de la main, remit le tout en place et jeta un coup d'œil dans le couloir pour voir où était l'araignée. Elle surplombait les flammes qu'elle aspergeait de toiles pour les étouffer.
La voie était libre. Il se leva et effleura l'ouvrage que la Grosse Mimi avait laissé ouvert sur le bureau. Les pages étaient blanches, mais un sentiment inexplicable le traversa à son contact. Ignorant ce qu'il venait de ressentir, il s'élança vers la porte et chercha l'araignée qui avait disparu dans le nuage de fumée. Le couloir carcéral était envahi par cette purée de pois noire et étouffante. C'était sa chance. Il bondit vers sa cellule, ouvrit les grilles et se jeta dedans alors qu'une ombre arachnéenne manqua de lui passer dessus.
Le cœur au bord des lèvres, Alphonse reprenait son souffle sur le sol crasseux de sa cellule. Un bruit de soupape se fit entendre dans le bureau de l'araignée et un courant d'air aspira la fumée en quelques secondes. La Grosse Mimi réapparut alors dans le couloir carcéral et hurla :
— Silence !
Le calme revint dans le quartier carcéral. Même Boule, qui n'avait pas cessé de ronfler, le fit plus discrètement. L'araignée referma la porte de son bureau, tandis que la paroi calcinée du mur grésillait sous les couches de toiles qui l'avaient éteinte.
Alphonse glissa le passe-partout dans la poche de Boule et remonta dans sa couchette, encore sous l'effet de l'adrénaline. La clé royale contre sa poitrine, les dessins du tiroir de l'araignée lui revenaient comme des flashs. Des gribouillages d'enfants qui représentaient une femme brune écrasant des araignées. Des esquisses maladroites à l'encre, autoportraits inquiétants de cette créature abominable. Et il y avait cette sensation. Celle qu'il avait eue en touchant le livre et qui avait bien failli l'arrêter dans sa course : un jour de pluie, un chocolat chaud, et des gens que l'on aime. Un mélange de goûts, d'odeurs et de souvenirs s'était formé une fraction de seconde dans son esprit et il avait été heureux.
Était-ce cela que l'araignée avait ressenti aussi ? Était-ce cela que renfermaient les livres de sa bibliothèque ? Des fragments de bonheurs que l'on cache dans une caverne humide ?
Assailli par des dizaines de questions dont il ne trouverait jamais la réponse, il s'endormit, son étrange butin contre son cœur.
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