Chapitre 1 : La Montagne
Une infinité d'images collées les unes aux autres, se succédant au rythme de la connexion internet, des voix innombrables cherchant à se faire entendre, des passions s'affrontant violemment dans l'espace commentaire. Voilà ce qu'était devenu le monde d'Alphonse, un svartphone pas plus grand qu'un livre de poche, un flot continu de vidéos, un univers dans lequel il dérivait chaque jour un peu plus vers ces territoires de l'âme humaine qui ne s'expriment que dans l'anonymat.
Souvent, il tapait un mot au hasard dans la barre de recherche et cliquait sans même lire le titre de la vidéo. Il se fiait surtout au nombre de vues. Lorsqu'il n'y en avait quasiment pas, il souriait à l'idée de faire partie des premiers explorateurs à fouler la terre presque vierge d'un internaute rempli d'espoir. La plupart du temps, le sol était stérile et sans intérêt, mais parfois, à de très rares occasions, il tombait sur des trésors d'une pureté insoupçonnée.
Lorsqu'il n'explorait pas, Alphonse s'en remettait à la volonté toute puissante de l'algorithme. Le génie bizarre de cette formule mathématique était chargé de lui apporter des vidéos susceptibles de l'intéresser. Il se nourrissait de tout ce qu'Alphonse visionnait et lui offrait en retour les dernières nouveautés que son œil aiguisé avait pu rater. Cependant il y avait aussi des recommandations moins compréhensibles, sans lien apparent avec ses recherches précédentes. Ces aberrations étaient assez fréquentes, ainsi, lorsqu'il vit apparaître une suggestion énigmatique sous la forme d'une image psychédélique, il ne fut pas étonné.
Alphonse était caché sous sa couverture, la chambre plongée dans le noir, le svartphone illuminant le petit cocon qu'il avait bâti. Il faisait pourtant jour, dehors. Le soleil ne se couchait plus en cette période de l'année. Rien d'anormal lorsque l'on habitait sur un archipel norvégien perdu en plein océan arctique. Le Svalbard était privé de soleil pendant de longs mois et, quand il revenait à Longyearbyen, Alphonse l'accueillait les volets fermés.
De toute façon, il se faisait tard.
Sa journée avait été pareille à toutes celles qui avaient suivi l'incendie, il y avait de cela des années : un marasme de peur et de souffrance ; une aversion pour le monde extérieur et le regret de ne plus en faire partie ; l'attente de quelque chose qui n'arrivait pas, sans vraiment savoir quoi. Et cela le rendait de plus en plus en colère.
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Alphonse lâcha un ricanement. Des professionnels de la santé, il en avait vu passer. Antalgiques, anxiolytiques et antidépresseurs sommeillaient dans le pilulier, attendant qu'on les réveille pour leur prise quotidienne. La souffrance était toujours là, et rien ne semblait réussir à l'éliminer. Que pouvait donc bien lui faire une vidéo lorsque sa vie n'était plus qu'un calvaire qu'il était condamné à supporter ?
Il jeta un coup d'œil au titre : 1# La Montagne – Un voyage dans l'inconscient. Elle avait quelques centaines de vues. Sa mise en ligne remontait à plus d'un an et les commentaires avaient été désactivés. La photographie du profil montrait un homme d'une soixantaine d'années, les cheveux gris, la peau noire ponctuée d'une barbe argentée. Il souriait à la caméra de ses dents du bonheur et Alphonse lui trouva une mine sympathique.
Le texte disparut, l'aspect nacré de l'écran demeura. Alphonse avait l'impression de voir du mouvement, comme dans un liquide d'une blancheur extrême que l'on aurait éclairé d'un projecteur. Il ne s'en rendit pas compte tout de suite, mais un léger sifflement grandissait peu à peu, alors que le cadre se mettait à osciller. La vibration se précisa ; la rotation s'accélérait. Une goutte d'encre bleue tomba dans le liquide, s'allongeant sous l'impulsion du courant en une trainée circulaire. Du vert et une nouvelle vibration. Du rouge. Un gong.
Du bleu. Du vert. Du rouge. Un gong.
Du bleu. Du vert. Du rouge. Un gong.
Du bleu. Du vert. Du rouge...
Alphonse vit les couleurs emplir l'intégralité de son champ de vision, dégouliner de l'écran, se répandre sur ses draps et ses mains. Une valse continue de vibrations frénétiques coula du petit rectangle noir, occupa tout l'espace. Une voix féminine glissa sur la peinture et enveloppa Alphonse dans une délicatesse envoutante.
« Il était une Montagne sur laquelle un nuage reposait. Ici et là, des arbres poussaient sur ses flancs rocheux, méditant calmement dans la douce brise qui venait les caresser. La pureté de sa paroi, d'un gris neutre, contrastait avec le vert sombre de la forêt qui l'entourait en contrebas. À présent, laissez votre souffle aller et venir. Vous n'avez rien d'autre à faire que fermer les yeux et écouter. »
Des images commencèrent à apparaître dans le flot des couleurs, des images d'une étonnante clarté.
« En son sein, une prison avait été creusée. La chose n'avait pas été simple, elle s'était construite petit à petit, année après année. Un enchevêtrement de galeries pénétrant au plus profond de la roche. Un labyrinthe complexe de passages oubliés par le temps. Des mains bien intentionnées avaient bâti des cellules, des quartiers et des monuments fantasques à la gloire de la Montagne et de tout ce qu'elle représentait. Car la Montagne était présente depuis le début et chaque être qui arrivait dans ce monde lui devait le plus grand des respects. »
Une brise d'air frais passa sur la peau d'Alphonse. Des odeurs de résine et d'herbe l'attrapèrent à la gorge, et il se rendit alors compte qu'il avait atterri à la lisière d'une forêt dense de pinacées. Le ciel était rouge sombre, et la basse luminosité avait quelque chose de reposant. Assis au milieu d'un sol terreux, il se releva tant bien que mal, s'aidant de ses deux mains.
Une montagne majestueuse se dressait devant lui et, à son pied, une grotte lui souriait avec une étrange impression de familiarité. L'ouverture s'agrandit petit à petit et Alphonse se sentit rétrécir. Fixant toujours le trou béant, il sut qu'il était en danger. Il fallait qu'il parte, loin, très loin. Une silhouette se détacha de l'orifice. Alphonse distingua avec épouvante l'ombre d'une araignée géante.
Des coups à la porte de sa chambre l'arrachèrent à sa transe. Paniqué, il ne comprit pas tout de suite où il était. Il éteignit par réflexe son portable et le jeta dans les draps. Puis, le contact rassurant de son lit le ramena sur terre.
Que venait-il de se passer ? S'était-il endormi ? Oui, c'était sûrement cela. Un cauchemar, rien de plus. Mais la sensation de chaleur oppressante demeurait encore.
Les coups redoublèrent à la porte.
— Alphy ? Tu dors ?
C'était Natalia, sa grande sœur.
— Alphy ? Tout va bien, là-dedans ?
Alphonse se força à reprendre ses esprits malgré son cœur qui battait toujours la chamade.
— Oui, oui, je vais bien, répondit-il d'une voix enrouée.
— Tu m'ouvres ?
— Une minute, grommela-t-il.
À l'aveugle, il enjamba le tas de vêtements sales qui prenait la poussière au pied de son lit, alluma une lampe sur son bureau et enfila le masque japonais qu'il avait acheté par correspondance. Il représentait le démon féminin Hannya : une figure rouge déformée, des canines imposantes et des cornes blanches qui dépassaient d'une perruque noire. Malgré la sensation de chaleur qui ne voulait pas le quitter, il s'enveloppa dans sa robe de chambre et ouvrit la porte.
Natalia attendait dans le couloir, les traits inquiets.
— Maman a commandé de la pizza, tu voudrais pas... venir la manger avec nous ?
Elle avait apporté un plateau avec des parts entassées les unes sur les autres et une canette de soda ruisselant de fraîcheur au cas où il refuserait. Une délicieuse odeur pénétra dans la chambre.
Alphonse hésita. L'épreuve du salon, le regard triste de sa mère, les cicatrices au visage qu'il ne voulait plus dévoiler. Cependant, il avait passé la journée enfermé. Un peu d'air, c'était ce qu'il lui fallait.
— D'accord, mais pas longtemps.
Le visage rond de Natalia s'illumina.
***
Le salon était étroit, le papier peint miteux ne faisait rien pour l'agrandir. Un canapé, dont la majorité de la mousse avait disparu, tenait tête à un vieux poste de télévision de taille moyenne, diffusant les programmes norvégiens que plus aucun jeune ne regardait. La seule décoration qu'aimait Alphonse était les clichés qu'il avait pris lors d'un voyage scolaire en été. Ils représentaient la Baie des phoques, le point de départ pour aller visiter les derniers survivants des glaciers : des tentes colorées étaient plantées près d'une étendue d'eau bordée de montagnes aux toits neigeux. Le tableau était commun dans cette partie du monde, néanmoins, la joie qu'il avait ressentie à cette période était inégalée. Et chaque fois qu'Alphonse regardait ces clichés, il se rappelait sa vie avant l'accident.
Deux femmes étaient assises sur le canapé. Une place avait été laissée pour Alphonse : il préféra prendre une chaise en bois et s'assoir près de la table basse. Dominika Erickson, sa mère, s'était contentée de lâcher un léger soupir et d'ouvrir le carton sur lequel était dessiné un manchot royal tenant une pizza.
Alphonse conservait le masque japonais et l'écartait discrètement pour manger. Sa mère n'avait rien dit, mais il savait que son « déguisement » l'agaçait au plus haut point. Tant pis pour elle.
— Tu as fait ta valise pour demain ? lui demanda-t-elle.
— Oui.
— À quelle heure est ton avion ?
— En fin de matinée.
— Bien.
Dominika reporta son attention sur la télévision. Alphonse observa du coin de l'œil les deux femmes. C'était fou comme elles se ressemblaient. Natalia avait vingt-cinq ans et sa petite taille, ses cheveux noirs et ses joues légèrement dodues étaient pour Alphonse la raison pour laquelle sa sœur n'avait pas trouvé l'amour dans le trou perdu, mais pourtant surpeuplé, qu'était Longyearbyen. Dominika possédait les mêmes traits, avec plus de rides et de largeurs cependant et, lorsqu'il la regardait, Alphonse se félicitait d'avoir hérité du corps élancé de son paternel. Voilà une chose que l'accident n'avait pas pu lui enlever et le dernier atout dont il croyait disposer : une belle silhouette.
Ils vivaient à trois dans cet immeuble dédié aux familles de militaires, le père d'Alphonse étant mort à la guerre alors qu'il n'avait que quatre ans. Désormais âgé de dix-sept ans, il ne gardait que de fragiles souvenirs de ce père à la moustache dure et aux yeux vert clair. Mais il n'en avait jamais souffert. Sa mère avait toujours été là et, lorsqu'elle perdait son souffle avec lui, sa sœur prenait le relais.
Un vieux classique en noir et blanc passait à la télévision : La chasse, d'Erik Løchen. Il s'agissait de l'un des films favoris de son père. Alors, à chaque fois qu'il était diffusé, sa mère ne manquait jamais une occasion de le regarder, tenant près d'elle une couverture emplie de nostalgie.
Alphonse n'avait jamais réellement prêté attention à ce film. Il y était question d'une bataille entre deux hommes pour le cœur d'une femme : Bjørn et Knut se disputaient les faveurs de la belle Guri. Le scénario était lent, mais les paysages de la toundra norvégienne, leur immensité surtout, lui rappelèrent la sortie scolaire où il s'était senti si libre, avant qu'il ne devienne différent. Et puis, le film lui permettait de manger sans avoir à être le centre de l'attention.
Guri était assise sur un rocher près d'un lac. La caméra se tenait éloignée, filmant cette femme seule, un petit point blanc perdu dans le gris de la nature. Dominika donna un coup de coude à Natalia :
— Ton père était amoureux d'elle, souffla-t-elle avec un sourire complice.
Alphonse leva ses yeux vert bouteille au ciel. À chaque fois, ils avaient droit à la même confidence, périmée depuis plus d'une décennie. Cependant il fallait avouer que l'actrice était magnifique, d'une beauté ancienne que l'on ne rencontrait plus. Et les hommes qui se battaient pour elle, eux aussi étaient beaux. Il regarda le moignon qui lui servait désormais de main gauche et fut tenté d'aller chercher la prothèse qu'il avait laissée dans sa chambre, mais il ne savait pas s'il aurait le courage d'en ressortir.
Dans le téléviseur, la caméra s'était rapprochée de Guri, offrant au spectateur les traits tiraillés d'une femme en proie aux doutes qui la harcelaient. Elle contemplait l'eau du lac tandis qu'une voix off dévoilait ses pensées.
« Sur l'eau, je voyais de moi une image très claire. »
L'eau du lac s'assombrissait. Le reflet de Guri, perdu dans l'obscurité du ciel, déformait la délicatesse de son visage.
« Mais pas les courants au-dessous. »
L'actrice se leva et prit dans ses mains un peu d'eau. Le liquide coula à petites gouttes dans le lac.
« Tenir de l'eau entre ses mains, c'est tenir un peu de vie. Tes mains délimitent la vie. Comme la naissance et la mort. Entre ces deux limites, les molécules s'entrechoquent, comme les évènements de ta vie, et s'influencent dans tous les sens. Sans que tu y puisses quoi que ce soit. Tu observes consciencieusement... Et tu n'en sais pourtant pas plus. Malgré cela, on doit chaque jour faire des choix responsables. »
Elle fixa alors la caméra et Alphonse sentit qu'elle s'adressait directement à lui. Le reflet déformé apparut à nouveau et la voix off poursuivit :
« Se forger une image de soi, un visage auquel on doit ressembler. »
C'était comme s'il venait de recevoir une décharge électrique. Il se leva d'un bond, balança son assiette à moitié pleine sur la table basse et s'exclama :
— Ce film est vraiment merdique, je vais me coucher.
Natalia tenta de le retenir, tandis que sa mère affichait une mine désolée. Il fila dans son antre et s'enferma à double tour : le masque et la robe de chambre atterrirent sur une chaise et il s'emmitoufla dans sa couverture.
Un sentiment de culpabilité l'envahit. Il n'aurait pas dû s'énerver. Il sentait qu'il devenait un poids pour cette famille, une ancre qui faisait couler toute la joie et la bonne humeur que sa sœur essayait pourtant de garder à la surface. Cherchant à chasser les mauvaises pensées qui revenaient l'assaillir, il avala ses comprimés et attrapa machinalement son portable.
La vidéo qui l'avait fait cauchemarder était en pause sur l'écran.
S'était-il vraiment endormi ? Cela avait semblé si réel. Cette Montagne. Toutes ces sensations anciennes qui l'avaient envahi. La liberté. Et il réalisait maintenant que sa main avait été là. Son visage également. Aucune prothèse, aucune cicatrice. Pendant de courts instants, ses uniques repères avaient été ceux que la voix féminine lui soufflait. Pas de questions sur le pourquoi ni sur le comment : son esprit cherchait seulement à avancer.
Il y avait eu la peur, bien sûr, mais à présent qu'il était pleinement réveillé, cela ne l'impressionnait plus. La vidéo racontait une histoire et Alphonse avait le sentiment paradoxal d'en être à la fois l'acteur et le spectateur silencieux. Alors, séduit par l'idée d'oublier sa chambre étroite et les deux femmes au-dehors qu'il attristait un peu plus chaque jour, il enfila son casque et appuya sur le bouton lecture.
Un tourbillon de couleurs l'emmena au loin et la voix mélodieuse recommença à parler.
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