06. Samedi
AVERTISSEMENT
Cette histoire aborde des sujets compliqués (harcèlement scolaire, viol, dépression, transphobie) et contient des lettres de suicide.
Si vous êtes sensibles et que vous rencontrez des problèmes liés aux thèmes de mon texte, surtout, parlez-en autour de vous et faites vous aider par un proche ou une association.
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A 11h00 pile, pour l'ouverture, j'attendais devant le salon de tatouage où travaillait Clara. Je trépignais d'impatience, car j'avais enfin pris ma décision. Je voulais qu'elle le fasse. Je voulais qu'elle me tatoue.
A son arrivée, j'ai commencé par m'excuser. Je ne suis pas rentrée dans les détails, mais je lui ai fait comprendre que ma soirée d'hier avait été compliquée. Très. Très compliquée même. Elle n'a rien dit pour me descendre. Elle était contente de me voir et de savoir que j'allais bien.
Lorsqu'elle a commencé à me piquer, j'ai eu mal. Comme une brûlure. A mesure que l'encre recouvrait ma cicatrice, qu'elle imprégnait ma chair, la douleur a laissé place à une chaleur réconfortante qui irradiait de mon avant-bras jusqu'au reste de mon corps. Quand le tatouage fut terminé, une partie de moi avait disparu. Quelque chose que je ne reverrai jamais. Ce qui, sans arrêt, me ramenait à mon passé.
Même si ma tentative de suicide remontait à près de vingt ans, j'avais toujours senti que mes relations en pâtissaient. Que ma santé mentale et physique aussi. Je pensais à tort qu'en rentrant dans la police et en côtoyant la mort au quotidien, je me guérirais toute seule de ce mal, mais je m'étais lourdement trompée.
En quittant Clara, nous avions déjà planifié les prochaines séances qui feraient disparaître mes autres cicatrices. Nous voulions dîner ensemble le soir même et avions décidé de passer notre dimanche au lit.
Dehors, la grisaille qui avait duré toute la semaine s'était enfin dissipée. Elle avait laissé place à un ciel bleu et à un soleil radieux. Je me souviens avoir eu l'impression que les ombres franches sur le sol m'indiquaient la direction à suivre, celle de la campagne.
J'ai pris ma voiture et j'ai roulé. J'ai laissé derrière moi les voies rapides pour emprunter les petites routes bordées de champs et de fermes. Depuis que j'avais quitté mon village natal, je n'avais connu que le béton et la promiscuité. Quand on vit en métropole depuis trop longtemps, on oublie qu'un autre monde existe au-dehors. Un monde où la couleur verte domine tout. Ca m'a fait un bien fou, mais ce fut de courte durée.
En rentrant chez moi, un impressionnant cortège de véhicules en tout genre m'a coupé la route et j'ai failli faire une embardée. Il y avait des voitures et des fourgons de police, des ambulances, des camions de pompier, mais aussi l'armée.
J'ai suivi cette étrange enfilade durant cinq bons kilomètres jusqu'à arriver aux abords d'un gymnase. Devant, j'ai reconnu les bus de la veille. Ceux qui avaient servi à évacuer les habitants de la " tour maudite ". A ce moment, mon sang n'a fait qu'un tour. Cet après-midi bucolique venait soudainement de virer au cauchemar éveillé.
J'étais paralysée par la peur. J'ai mis une éternité avant de me décider à sortir de ma voiture. En montrant ma carte, je me suis frayée un chemin vers l'intérieur du bâtiment. Lorsque j'ai remonté le long couloir qui menait à la salle principale, je me souvins que l'odeur du sang était partout. Que mon cœur s'est emballé, puis qu'il s'est arrêté tout net. Soudain, c'était comme-si un obus venait d'exploser juste à côté de moi. Je ne ressentais plus rien.
Avant ce jour, la vie me paraissait presque normale, du moins, elle était acceptable. Depuis cet instant, il ne me reste que le doute et des cauchemars récurrents. Dans le gymnase, tous les habitants évacués la veille s'étaient suicidés. Plus de trois cents personnes formaient à présent un amas de corps inanimés où enfants et adultes avaient laissé derrière eux une lettre ou un dessin d'adieu.
Le lendemain, j'ai démissionné. Une semaine plus tard, l'immeuble où tout avait commencé a été rasé. Rien n'a été reconstruit en remplacement depuis. D'épaisses et hautes grilles de métal délimitent à présent un périmètre de sécurité qui est gardé nuit et jour. Des fouilles en profondeur ont bien eu lieu, mais rien n'a jamais été trouvé. Rien qui pourrait expliquer quoi que ce soit. Rien. Du. Tout.
Pierre, avec qui je suis toujours en contact, m'a raconté que, récemment, un groupe d'adolescents s'étaient donné la mort près de là où avaient eu lieu les événements. Il ne s'agissait pas d'une nouvelle vague de suicides, mais de jeunes qui voulaient entretenir la légende.
Quoi qu'il en soit, ma vie d'avant ne me manque pas. Pas du tout. J'ai quitté un endroit où régnait le désespoir pour un autre où mon bonheur peut enfin s'épanouir. Je n'ai pas simplement voulu partir, j'en ai fini pour de bon avec mon passé.
Aujourd'hui, je vis avec Clara et nous nous sommes installées à l'étranger. À Reykjavik, en Islande. Elle est toujours tatoueuse, mais à son compte et dans son propre salon. Une ancienne bergerie que nous avons rénovée.
Moi, je n'ai pas cherché à retrouver du travail, mais j'ai décidé de faire du bénévolat et d'aider ceux qui, comme moi, ont tenté de se suicider ou pensent à le faire. Comme je l'ai déjà dit : avant tout ça, je n'étais pas "croyante". Maintenant, je le suis, mais pas de façon religieuse. Avec le recul et aussi dramatique que ce soit, ma vie aurait été très différente s'il n'y avait pas eu tous ces morts. Ça me désole, mais je suis enfin heureuse.
Au moment où j'écris ces mots, toutes mes cicatrices sont recouvertes par les tatouages de Clara. J'ai même brûlé ma lettre de suicide. Celle que j'avais faite à seize ans. Avant de le faire, j'en ai tapé la transcription et, souvent, je la lis ou je la fais lire à ceux que j'essaie d'aider. Je leur demande ensuite de rédiger la leur.
Croyez-le ou non, mais je leur impose toujours de le faire de façon manuscrite sur une feuille de papier blanc. En ayant une écriture bien droite et où l'espacement des lettres, des mots et des lignes est le même, tout comme la taille de la marge, des caractères et des majuscules. Et bien sûr, je veux qu'ils la fassent sans faire de fautes d'orthographe.
Je sais, c'est cruel. Très. Très. Très cruel même. Mais une majorité de gens pense encore et à tort qu'il est plus sage de ne pas parler de suicide avec ceux qui l'envisagent. Mettre des mots sur ce mal-être, les partager ou non avec des proches ou avec de parfaits inconnus, apaise ces pulsions.
Maintenant, et au risque de vous décevoir, même si l'enquête de police a été classée depuis, aucune explication rationnelle à toutes ces morts n'a été trouvée. Moi, j'ai arrêté depuis longtemps d'en chercher une et vous devriez en faire autant.
L'envie de se suicider est absurde, qu'elle fasse une ou des milliers de victimes n'en reste pas moins inacceptable. Chaque vie compte. Le plus terrible, c'est que cette envie est comparable aux saisons : elle est toujours passagère, mais durable. Soit vous parvenez à aller de l'avant, soit vous en mourrez.
En tout cas, c'est ce que j'ai appris en lisant l'intégralité des lettres de ceux qui sont morts lors de cette période de l'année. Une période que certains appellent encore " La saison du suicide ".
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Ma lettre de suicide.
Âge : 16.
Mes amis,
Je n'en peux plus. S'il vous plaît, ne soyez pas triste, c'est mieux comme ça. La vie que j'aurais eue n'aurait pas value la peine d'être vécue.
La raison pour laquelle j'ai décidé de le faire est parce que je suis transgenre. Je pourrais vous expliquer en détail pourquoi je me sens comme ça, mais ma lettre serait trop longue et vous ne la liriez pas jusqu'au bout.
Pour ceux qui ne seraient pas sûrs de ce que ça signifie, je vais vous expliquer les choses très simplement : je me sens comme une fille coincée dans un corps de garçon. C'est comme ça depuis aussi longtemps que je m'en souvienne.
A une époque, je ne savais pas qu'il y avait un mot pour décrire ce que je ressentais. Je n'étais pas au courant qu'il était possible de devenir " physiquement " une fille. Je ne vous ai rien dit et j'ai continué à faire des trucs de " mecs ". Tout ça, parce que je ne voulais surtout pas attirer l'attention.
A l'âge de huit ans, j'ai découvert ce qu'était être transgenre et j'en ai pleuré de joie. Je n'étais plus seule. Je venais de comprendre qui j'étais vraiment. J'en ai parlé à ma mère, mais elle m'a dit que je ne serais jamais réellement une fille, que je devais regarder entre mes jambes, que Dieu ne se trompait jamais, que j'avais tort.
Je vous en supplie, même si vous êtes très croyant, ne dites jamais ça à qui que ce soit, surtout pas à vos enfants. Ça va les faire se détester. Ils auront honte. C'est exactement ce qui s'est passé avec moi et ça m'a rendue encore plus dépressive.
Le lendemain, j'ai convaincu ma mère de m'amener voir un psychiatre, j'ai pensé que lui pourrait m'aider, mais elle en choisit un qui avait été approuvé par sa paroisse. Je me suis alors retrouvée face à quelqu'un qui me disait que j'étais égoïste et dans l'erreur. Que je devais demander à Jésus de me pardonner. De me venir en aide. C'était pire que tout. A cause de ça, je n'ai jamais eu le traitement dont j'avais besoin pour me soigner de ma dépression.
Après ça, puisque je n'ai pas eu le consentement de mes parents pour commencer ma transition, j'ai compris qu'ils ne me soutiendraient jamais. Qu'en fait, ils voulaient simplement que je sois leur parfait petit garçon catho et hétéro, mais ce n'était pas ce que j'étais. Ça m'a brisé le cœur parce que je savais que, plus j'attendais, plus ce serait difficile de faire ma transition. Que je devais être majeure pour commencer les traitements.
Quand j'ai eu 10 ans, mes parents m'ont fait suivre durant l'été une thérapie de conversion. Ce jour- là, j'ai perdu tout espoir. Tous les jours, en plus de la psychothérapie que je suivais on m'injectait de la testostérone. C'était la période la plus éprouvante de toute mon existence. C'est même surprenant que je ne me sois pas suicidée à ce moment-là. Le pire était d'aller à l'église le dimanche, car tout le monde là-bas était contre tout ce que j'étais. Contre tout ce que je représentais. Pour eux, je n'étais qu'une bête curieuse.
Au moment où j'écris cette lettre, j'ai commencé les révisions pour le bac. Je me suis même mise à me chercher un job d'été pour économiser dans l'optique d'aller à la fac loin d'ici. De quitter définitivement mes parents. Mais je n'en ferai rien. Je sais que je vais échouer. J'abandonne. J'ai décidé que c'était trop. Que c'était trop tard. Désolée si, pour vous, ce ne sont pas des raisons suffisantes, mais pour moi c'est déjà assez.
Bref, voilà pourquoi je me suicide. Je ne pourrai jamais faire ma transition, même si je déménage. Je ne serai jamais satisfaite de ce à quoi je ressemble ou de comment est ma voix. Je ne trouverai jamais quelqu'un qui m'aime. Je ne serai jamais heureuse. Soit je vivrai le restant de mes jours comme un homme qui, au fond, rêve d'être une femme, soit comme une femme solitaire qui se déteste. Dans tous les cas, je suis foutue. Il n'y a pas de solution. Je suis déjà assez triste comme ça. Vous me dites souvent que " ça va aller ", mais non : ça ne va pas aller. Ce sera de pire en pire.
Pour ce qui est de mon testament, je veux que tout ce que je possède soit vendu et que l'argent (et tout ce que j'ai à la banque) soit donné aux associations pour les droits des personnes transgenres, peu importe lesquelles. Je ne reposerai en paix que le jour où nous ne serons plus traitées comme je l'ai été. Je veux qu'ils/elles soient enfin considéré.e.s comme des êtres humains, dont les sentiments et les droits comptent.
J'écris tout ça parce qu'il faut que mon histoire soit connue. Ma mort doit compter parmi celles de toutes les autres personnes transgenres qui se sont suicidé.e.s cette année. Ma mort doit avoir un sens. Les gens doivent savoir qui je suis. Que je suis une personne comme une autre. Que j'ai des sentiments, que j'ai aimé écouter de la musique, aller au cinéma, sortir avec vous. Que j'ai été vivante.
S'il vous plaît, faites quelque chose. Partagez au maximum cette lettre autour de vous. Mes derniers mots. Je vous en supplie. Faites connaître mon histoire. Je vous le demande à vous parce que je n'ai personne d'autre vers qui je peux me tourner. Il faut que vous changiez cette société. Pour moi, il est déjà trop tard. Faites en sorte qu'il n'y ait plus d'autres personnes transgenres qui se suicident pour les mêmes raisons. Je vous en supplie.
Merci d'avoir lu cette lettre jusqu'au bout.
Maman, je sais que tu aurais voulu que je te parle de mon envie de me suicider, mais ça n'aurait servi à rien. Tu es trop butée pour m'écouter vraiment ou même pour me comprendre. Papa, tu aurais dû faire quelque chose pour m'aider. N'importe quoi. J'espère que vous brûlerez tout les deux en Enfer avec votre Dieu et votre ignorance à la con. C'est à cause de ça que votre " fils " est mort.
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FIN
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Voilà. C'est avec beaucoup d'émotion que je termine mon histoire. Merci, merci infiniment d'avoir lu ce sixième et dernier chapitre. J'espère que le dénouement vous a plu. Merci aussi pour tous vos votes, vos commentaires, vos messages privés. Ca m'a vraiment aidé à rendre mon texte et mon histoire meilleurs.
Je ne sais pas ce qu'il va advenir de cette histoire. J'aimerais trouver un éditeur, ou l'auto-publier pour la faire connaître encore plus. Je ne sais pas non plus s'il y aura une suite ou qu'elle sera ma prochaine histoire.
Si vous avez des suggestions, je serai ravi de les connaître. Comme je le dis dans mon profil, écrire " La saison du suicide " m'a aidé à me guérir de ma dépression. Maintenant je vais mieux et ça veut dire beaucoup pour moi d'avoir partagé avec vous cette histoire.
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