05. Vendredi
AVERTISSEMENT
Cette histoire aborde des sujets compliqués (harcèlement scolaire, viol, dépression, transphobie) et contient des lettres de suicide.
Si vous êtes sensibles et que vous rencontrez des problèmes liés aux thèmes de mon texte, surtout, parlez-en autour de vous et faites vous aider par un proche ou une association.
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J'avais travaillé toute la journée sur mes rapports d'enquête et j'avais eu la confirmation que les habitants de l'immeuble évacués la veille étaient bien rentrés chez eux sains et saufs. Avant de les laisser partir, j'avais tout de même demandé à ce qu'ils passent une visite médicale.
Clara avait essayé de me joindre plusieurs fois, car elle s'inquiétait. C'était entièrement ma faute. Depuis notre réconciliation du mercredi, je ne l'avais pas tenue au courant. Je lui ai envoyé un texto pour la rassurer et je lui ai proposé d'aller dîner plus tard dans la soirée. Elle a accepté.
C'est vers 20h00 que j'ai reçu un nouvel appel de Pierre. Quand j'ai vu son nom s'afficher sur l'écran de mon téléphone, je me suis figée. Il m'a envoyé plusieurs textos, mais ce n'est qu'après sa sixième tentative pour me joindre que j'ai fini par répondre.
- Viens, vite, m'a-t-il simplement dit d'une voix tremblante.
J'ai le souvenir d'avoir compris immédiatement ce qu'il s'était passé, mais sans en prendre la réelle mesure. J'ai fermé les yeux et j'ai inspiré profondément avant d'exploser et d'envoyer au sol tout ce qu'il y avait sur mon bureau.
Pierre n'avait pas eu besoin de le préciser. Je savais que l'adresse où il voulait que je le retrouve était encore la même. Qu'il y avait encore eu des morts. Encore des suicides. Ce que j'allais voir par la suite dépasserait l'entendement et resterait à jamais gravé dans ma mémoire.
En arrivant sur place, j'ai été impressionnée par le nombre de véhicules de police, d'ambulances et de camions de pompier qui encerclaient l'immeuble. Le quartier tout entier avait été bouclé et mis en quarantaine. Un cordon de sécurité empêchait qui que ce soit d'avancer sans autorisation et des techniciens en combinaison biochimique évacuaient les habitants. Ils les rassemblaient dans des bus pour les transporter vers un centre d'hébergement d'urgence.
C'était à vous glacer le sang. Le genre de scène qu'on ne voit que dans les films hollywoodiens. Pourtant, avec la nuit, les centaines de lumières de gyrophares donnaient à ce moment un caractère presque festif. Comme une apothéose.
Même s'il savait que les services spécialisés de la police judiciaire venaient de reprendre mon enquête, Pierre avait trouvé bon de me prévenir, comme à son habitude. Ils m'ont demandé si je pouvais les aider. La situation était dramatique, mais je n'avais pas le droit de le montrer. J'ai répondu « oui ».
On m'a conduite sous une grande tente et je me suis équipée d'une tenue avec un masque relié à un système de bouteilles à oxygène. Puis, j'ai suivi un technicien vers l'intérieur du bâtiment. Sous les ordres de policiers portant eux aussi des combinaisons biochimiques, les habitants dévalaient les escaliers comme si le ciel allait leur tomber sur la tête. Certains abandonnaient même leurs bagages quand ils voyaient que ça les ralentissait.
Il y avait des cris et en même temps de longs moments de silence. Lorsque j'ai découvert les raisons de cette panique, moi aussi j'ai eu envie de fuir. De prendre mes jambes à mon cou. Malgré la combinaison que je portais, je n'étais plus sûre de vivre assez longtemps pour pouvoir raconter un jour mon histoire.
Quand j'exerçais toujours mon métier, tout n'était que méthodes d'investigation. J'analysais des faits, des preuves et je faisais appel à un certain sens de la logique pour résoudre mes enquêtes. Dans mon quotidien, j'étais rationnelle. Je n'avais jamais été quelqu'un de religieux (et je ne le serai jamais, mes parents m'avaient définitivement vaccinée avec ça). Je ne croyais pas non plus aux phénomènes paranormaux, aux extra-terrestres ou à la voyance. Mais, ce jour-là, j'ai commencé à changer d'avis.
Depuis les premiers appartements (ceux des précédentes victimes), le désir de mort s'était diffusé comme un terrible parfum. Il avait touché le reste de l'étage et tous les locataires y avaient fait une tentative de suicide. Certains l'avaient même faite dans les parties communes et leurs cadavres, qui gisaient sur le sol, rendaient la progression parfois difficile.
Ceux qui n'étaient pas encore décédés à l'arrivée des secours avaient été transportés vers l'hôpital le plus proche. Personne n'en savait rien à cet instant, mais malgré l'acharnement des médecins, ils mourraient tous. Tous. Sans aucune exception.
À ce stade-là, je pensais avoir déjà tout vu de cette nouvelle vague de suicides, mais non. Chaque habitant de cet étage, trente-sept personnes en tout, avaient laissé derrière eux un message d'adieu. Une lettre comparable aux précédentes : écriture manuscrite, papier blanc, phrases bien droites, pas de faute d'orthographe, espacement des lettres, des mots et des lignes toujours identiques, tout comme la taille de la marge, des caractères et des majuscules.
Là où l'abject s'ajoutait à l'horreur, c'était de constater que parmi les cadavres, la moitié d'entre eux était ceux d'enfants. Le plus jeune que j'ai pu voir n'avait que quelques mois. Son corps minuscule gisait dans les bras de son père qui tenaient dans une main un flacon vide d'antidépresseurs.
A ce moment très exact, j'ai enfoui en moi toute humanité. J'ai étouffé un hurlement et des sanglots. Je me suis réfugiée derrière ma putain de carapace.
Je ne partagerai pas avec vous les dizaines de lettres que j'ai pu lire a posteriori, mais seulement celle qui m'a le plus touchée. C'était celle d'un adolescent. Il était originaire du même village que moi et il y avait fréquenté le même collège.
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La lettre de suicide du collégien.
Âge : 14.
À tous les élèves du collège [...],
Ceci est une lettre d'avertissement. Quand j'y étais encore, j'ai été violé. Je sais que certains vont penser que j'essaie d'attirer l'attention, mais c'est faux. Mon seul but est de vous mettre en garde, mais aussi de prévenir vos parents sur ce qu'il s'est passé, car j'ai peur que ça recommence. Que d'autres élèves en soient les victimes. Vous avez le pouvoir d'empêcher ça. Surtout, souvenez-vous qu'au moment où j'écris cette lettre, celui qui m'a violé est toujours surveillant dans ce collège. C'est difficile à imaginer, je sais. Mais c'est la stricte vérité.
S'il vous plaît. Vous devez me croire. Je ne fais pas ça pour me venger de mon violeur qui a certainement prémédité mon agression. Je ne fais pas tout ça pour attirer l'attention. Je me répète, mais c'est très important pour moi de le préciser encore une fois. Je fais tout ça parce que plus de mille élèves qui ont entre onze et quinze ans fréquentent ce collège et ils doivent connaître la vérité.
Après ce qui m'est arrivé et malgré les menaces de ce surveillant, j'en ai parlé au principal, mais il ne m'a pas cru. Il est au courant et pourtant il n'a rien fait pour arrêter celui qui m'a violé. Après tout ce temps, je veux avoir la paix. Je sens qu'il est de mon devoir de vous prévenir et de vous dire ce qui s'est réellement passé.
Mon nom est [...] et je me suis fait violer par [...].
Si un jour il tente quoi que ce soit sur vous, ne vous laissez pas faire ! Débattez-vous, même si vous pensez qu'il va vous tuer ! Parce que, si vous ne faites rien, vous le regretterez jusqu'à la fin de vos jours. Moi, j'ai décidé de baisser les bras, mais vous, vous pouvez encore vous battre.
Maintenant, vous savez. Méfiez-vous de lui. J'espère seulement que ma mort ne sera pas inutile. Merci.
À mes parents et à mon grand frère, je suis désolé si mon suicide vous rend tristes. Je sais que ce que je fais est égoïste, mais comme ça, je n'aurai plus à souffrir. Pardonnez-moi. Je vous aime.
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Il était 23h00 passé quand je suis sortie de "La tour maudite". Tous les habitants avaient été évacués et Clara avait essayé de me joindre plusieurs fois. On m'a conduite sous une tente où les services spécialisés de la police judiciaire avaient installé une cellule de crise.
Les agents qui avaient repris mon enquête savaient déjà tout du dossier, mais ils voulaient me voir pour préciser des choses. Surtout, ils voulaient connaître mon sentiment profond sur cette affaire, mais j'étais incapable de le leur donner. Après ce que je venais de voir, je ne pouvais plus penser et encore moins parler.
Juste avant le lever du jour, je suis rentrée chez moi. J'étais épuisée aussi bien physiquement que mentalement. Mon appartement ressemblait à une vraie porcherie et seul mon chat y avait trouvé son bonheur. Les deux derniers jours, j'avais totalement ignoré ses miaulements et oublié de le nourrir. Heureusement, il était parvenu à faire tomber le paquet de croquettes sur le sol et avait pu manger à volonté.
En voyant tout ça, je me souviens n'avoir pensé qu'à rejoindre mon lit et à dormir. Dormir au moins vingt-quatre heures d'affilée. Et ça m'a pris d'un coup. J'ai fait le ménage de fond en comble. J'ai frotté, gratté dans les coins. J'ai même soulevé les objets pour mieux faire la poussière. J'ai aussi jeté de vieux vêtements.
Quand les premiers rayons de soleil sont apparus, mon appartement était comme neuf. Il y baignait à nouveau une atmosphère chaleureuse. Au moment de me doucher, j'ai vu dans le miroir mes cicatrices et j'ai eu un pincement au cœur. Sur mon avant-bras, le dessin de Clara n'était plus là...
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Merci d'avoir lu ce cinquième chapitre jusqu'au bout. Merci infiniment à tous pour vos commentaires, vos messages, votre aide.
Il ne reste qu'un seul chapitre à mon histoire avant d'en connaître la fin. Il sera normalement en ligne le samedi 15 septembre 2018.
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