
XIX/ Les rescapés du Physiochoc
4 avril 2565
Allison Harper
Je savais que la perception du temps était très subjective.
Aujourd'hui, j'en ai fait l'expérience.
En une heure, un transport avec des moteurs antis gravités nous a rejoints, les mutants, Fustel, Archer et moi avons embarqué dedans direction l'Excalibur. Une équipe médicale a emmené mon frère sur une civière, Fustel est parti avec eux. Pendant ce temps, une infirmière humaine m'a invité à la suivre dans une petite salle adjacente où j'ai fait les cent pas, en retenant mes larmes.
C'est dans une pièce blanche, avec un petit bureau, un ordinateur et des chaises qu'on me fait patienter. En un sens, elle me fait penser aux hôpitaux psychiatriques, j'y allais pour rendre visite à une amie. Les médecins y ont chacun leur antre où ils font passer les malades, dans des cabinets pour deux ou trois personnes, organisés les uns à côté des autres dans un grand couloir. Un peu comme une usine ou une entreprise de services, chacun son clapier, si ce n'est qu'à l'hôpital, on y soigne des gens ou on essaie. Perdue dans le minuscule bureau de la jeune infirmière qui me tient compagnie, j'essaie de ne pas perdre le sens des réalités : on soigne les cancers et les maladies génétiques, on peut soigner une irradiation.
« Ne vous inquiétez pas mademoiselle, votre frère est entre de bonnes mains. » Commence-t-elle.
Pour être honnête, c'est étrange que d'être réconforté par plus jeune que soi. En face de moi, c'est une jeune adulte, toute juste sortie de l'adolescence, mais aussi d'une école médicale. Elle arbore avec fierté son treillis bleu et par-dessus, une blouse blanche immaculée. Pourtant, sous l'uniforme, on reconnait aisément des traits poupins et une chevelure brune qui appartiennent à une jeune fille. Elle me regarde de ses yeux noisette avant de reprendre, étrangère à mon agacement.
« Je suis certaine que votre frère ira bien. Les médecins s'occupent de lui et il y a beaucoup de matériel, ils lui feront passer tous les examens nécessaires.
-C'est un croiseur lourd, pas un vaisseau hôpital.
-Peut-être, reprend avec candeur l'infirmière. Néanmoins, c'est un bâtiment qui est apte à sauter en hyperespace. Comme tous les engins de sa catégorie, il a une infirmerie bien garnie et de nombreux docteurs. Ce n'est pas un mouroir. Si nous devons porter assistance à un vaisseau en difficulté, nous devons être capables de fournir des soins médicaux aux blessés et de les remettre sur pied. » J'hésite un instant à lui rappeler que je suis une étrangère et que les informations qu'elle me communique sont dans un flou militaire. Sans être secret défense, j'imagine aisément qu'on n'aborde pas ce sujet avec des inconnus. Néanmoins, elle est gentille, je ne dis rien. « De plus, l'infirmière sort une brique de jus de fruit, vous voulez peut-être quelque chose pour récupérer de cet après-midi ?
-Je veux bien, merci. » J'attrape la boisson et la paille qui va avec. Je me sens épuisée. « Je ne comprends toujours pas ce qui s'est passée.
-Les médecins sauront. Elle a un sourire réconfortant, les mutants ont de l'expérience avec le nucléaire, ils savent traiter les irradiations.
-J'espère. » Je me tourne vers elle.
Ce n'est pas l'envie de la claquer qui me manque, de sorte à lui remettre les idées en place. Au final, ce n'est pas une médecin ni même une infirmière-réanimatrice, ou que sais-je encore. C'est une simple assistante, qui s'occupe des perfusions et bandages. Son travail n'est pas de sauver des vies, c'est d'exécuter les besognes trop viles au goût d'un toubib dégénéré. En marge, durant les heures calmes, elle s'occupe de la bobologie militaire : prescrire des cachets pour la migraine, des contraceptions et j'en passe. J'apprécie l'intention mais en pratique, je me passe volontiers de ses mots doux.
C'est pour cela que ma prochaine question s'éloigne du sujet.
« Pour le Physiochoc ?
-J'ignore tous de la valise et du sac que vous avez ramené. » Forcément, c'est une infirmière qui sort tout juste d'école, elle ne sait pas ce qui se trame en coulisses. « Toutefois, la découverte doit susciter des discussions, si cela fait une heure que nous sommes sans nouvelles. » En parlant du loup, on entend des bruits de pas à l'extérieur, dans les coursives.
Un instant plus tard, Fustel nous rejoint dans le bureau. Il en a profité pour se changer et arbore un uniforme du Directoire. La fameuse veste bleu nuit, avec des galons d'officier supérieur à la poitrine.
« Je vais avoir besoin de toi Allison.
-Je suis prête, je retrousse mon pantalon et pose le pied sur une chaise. Quand tu veux pour la ponction de moelle osseuse. Il a un pincement de lèvre.
-Archer est sain et sauf, m'assure le géant des neiges. J'ai besoin de toi pour...
-Je peux le voir ?
-S'il te plaît Allison, ne rend pas une journée pénible en une journée difficile. Grince le mutant en levant une main lasse. Ton frère va bien, il n'a pas été irradié, il a fait une attaque de panique, il a mal supporté le cocktail de médocs que je vous ai injecté. En additionnant le stress de l'expédition et la fatigue de ces deux derniers mois, il a fait un malaise. » Je prends un instant pour digérer la nouvelle.
J'ai un rire stupide.
L'infirmière m'offre un sourire poli alors que Fustel montre les dents, fatigué.
« Allons dehors, commence-t-il, discuter un peu dans les couloirs. Merci de ton hospitalité Camille.
-De rien mon commandant. » Il a un roulement d'yeux, déjà lassé par le protocole.
On quitte le bureau de l'infirmière. On se retrouve dans les couloirs de l'infirmerie : toujours dans les teintes vertes et blanches, éclairés par des néons qui baignent de lumières chaque recoin. J'en oublierais presque que nous sommes dans un croiseur lourd en orbite basse de Syracuse-2. À cette heure-ci, il n'y a pas grand monde dans la clinique, ce qui nous laisse une intimité toute relative. On marche un peu et j'entame la conversation.
« Tu es commandant maintenant ?
-Officiellement oui, tu sais comment ça marche. » Oui, c'est une question de salaire.
Fustel est officier-médecin et virologue, deux fonctions assez prestigieuses. S'il ne dirige qu'une équipe de praticiens, il est commandant parce que le salaire dépend du grade. Compte tenu de ses qualifications, il mérite amplement la solde qui lui est versée.
« Ton frère va bien, reprend le mutant. Tu vas bientôt le voir, il est en bonne santé. Vous prendrez des cachets dans quelques jours, pour vous purger d'éventuels éléments radioactifs dans votre corps, puis vous serez comme neuf. Je croise les bras, il reprend d'un ton plus sérieux. Maintenant, passons au Physiochoc, l'atmosphère se tend, selon les premières analyses, c'est bien le sérum du soldat. Les documents que vous avez rapportés attestent des recherches menées par Talbot : il s'agit bien d'un produit visant à créer des troupes génétiquement améliorées. Le travail est imparfait mais extrêmement avancé et servira au Directoire. Vous serez payés les cinquante millions, je ne peux pas le confirmer, mais il n'y a aucune raison de vous laisser sur le carreau.
-J'attends de voir mon or avant d'être soulagée. » Fustel a un soupir.
Il aimerait éviter cette conversation, que je fasse preuve d'une foi aveugle envers sa faction. Mais il sait qu'entre nous, il y a le poids d'une guerre et de plusieurs générations de conflits. On peut toujours être cynique, brosser ça sous le tapis, se cacher derrière de vagues excuses, pour minimiser la rivalité entre nos nations. Néanmoins, même si c'est une opposition de façade qui sert à rallier les peuples autour d'un adversaire commun, on ne peut pas ignorer les effets de la propagande. Le Directoire cache bien son jeu, s'il est honorable, il est capable de tout pour se préserver, comme l'Empire. Cela ne veut pas dire que nous sommes ennemis jurés, simplement, nous sommes adversaires depuis si longtemps que nous connaissons l'autre. Il est naturel de se méfier, même lorsqu'il est digne de confiance.
Fustel comprend cela, je le vois dans ses yeux, il perd cette tension latente qui le suit partout où il va. Il me regarde comme si j'étais une de ses soldates. En un sens, mon sang ne fait qu'un tour devant cet élan de pitié, je suis une rangers, j'ai vu pire. De l'autre côté, savoir qu'il est de mon côté et qu'il me toise comme si j'étais sa protégée me rassure un petit peu. Parfois, c'est agréable de savoir qu'un autre prend le relais. Ne pas être seule pour prendre soin de mon frère, m'aider contre l'administration du Directoire. J'en perds ma façade orgueilleuse quelques instants.
« Merci Fustel.
-Je n'ai encore rien dit. Plaisante le mutant, suis-moi, tu mérites une boisson chaude à l'ordinaire.
-L'ordinaire ? » Dis-je en lui emboîtant le pas.
« La cantine si tu veux. » On marche un peu dans le vaisseau.
Le blanc crème de l'hôpital cède la place à un gris métallique, les néons s'effacent au profit de grandes ampoules qui diffusent une lumière blanche. De gros panneaux métalliques cachent les amas de câbles et de tuyaux qui serpentent le long des murs, des gaines d'aérations dissimulent habilement les gros ventilateurs qui font circuler l'air dans le croiseur lourd. Détail surprenant : il y a des fresques murales, à intervalle régulier, ce sont des histoires qui sont racontées. Des mythes de la vieille Terre, on y voit un dragon affronter un homme seul dans les égouts, un loup déguisé en berger, un samouraï défier un rival avec un sabre de bois. C'est étrange de voir ces peintures, intriguée, je pose la question.
« Elles sont là pour le moral ?
-Oui, même s'il y a plus efficace pour motiver les troupes.
-Alors, que font-elles ici ?
-Ce sont des rappels d'où nous venons. De manière plus prosaïque, c'est aussi un moyen de faire travailler les peintres quand ils finissent de décorer la carlingue des aéronefs. » Maintenant qu'il le dit, j'ai souvenir d'avoir vu une abeille dessinée sur le transporteur qui nous a amené jusqu'ici.
Nous arrivons à l'ordinaire, il est l'heure de dîner et quelques soldats sont déjà en train de manger. Fustel attrape un plateau, le remplit avec tout ce qui l'intéresse et m'invite à faire de même. J'hésite un instant sur les desserts : ils ont des beignets, Archer adore ça. J'ignore quand je pourrai lui rendre visite, mais il doit avoir faim. J'en prends un. Je lui rapporterai durant ma visite. Fustel explique les raisons de notre présence et les cuistots nous laissent tranquilles. Je suis le mutant à une table plutôt bien située dans un coin du hall.
« Du coup, reprend le médecin. Tu n'as aucune raison de t'en faire Allison. Nous en avions discuté au restaurant hier, le Directoire est en infériorité numérique. Récupérer les indépendants et leur accorder des primes permet d'alimenter les défections. Ce qui est une fortune pour une personne seule, est une poussière aux yeux du Directoire.
-J'entends tes paroles. Je ne comprends pas pourquoi vous avez besoin de ces désertions.
-C'est un moyen efficace de se documenter sur la doctrine impériale : tu promets un petit pécule à un déserteur et en échange, il explique en quoi consistait son travail ainsi que les procédures de son unité. Nous sommes en infériorité numérique, les mutants et les cyborgs, s'ils représentent des troupes endurcies et fiables, ont leurs limites. Tout avantage est bon à prendre.
-Du coup, j'ai la quasi garantie de recevoir notre prime.
-Oui. Tu peux être fière de toi, avec ton frère, vous avez fait du bon boulot. » Je ne cache pas mon soulagement. « Mange, avant que ça refroidisse. » J'attaque mes pâtes et entre deux bouchées, j'hésite.
J'ai une question à poser à Fustel, elle est personnelle. Si elle ne concerne en rien sa vie privée, elle a une dimension politique et philosophique qui la rend un peu délicate à poser.
« Merci pour tout, j'ai une pause. Je voulais ton opinion Fustel, » parce que ce n'est pas mon égal. Sur un champ de bataille nous sommes peut-être égaux de par nos compétences et notre équipement, en dehors, il jouit d'une expérience que je n'ai pas. Je connais la géopolitique, lui l'a vécue dans ses détails les plus immondes. « Pourquoi le Physiochoc ?
-Pourquoi le Physiochoc ?
-Je veux comprendre ce qui motive le Directoire.
-Bonne question, le crocodile prend un instant avant de répondre. Oui, l'explication populaire est parfois décevante, comme quoi ma nation n'a pas apprécié qu'on mène des recherches en cachette sur un sujet sensible. En particulier quand c'est un allié qui effectue ses expériences dans le secret le plus total. En violation des traités en vigueur. » C'est en effet l'explication officielle, si elle est satisfaisante, elle me semble incomplète, il doit y avoir des motifs plus obscurs qui expliquent cette extrême violence. Des motifs que le géant des neiges révèle plus en détails. « Oui, l'univers est régi par des règles idiotes. Néanmoins, il y a un aspect culturel chez les mutants qui justifie la destruction de Syracuse-2. Être un mutant n'est pas un cadeau, nous sommes une race parallèle aux hommes et nous vivons dans un pathos national. On né avec la honte d'être un descendant de criminel, on grandit avec l'espoir de racheter les fautes de nos aïeux, on meurt en protégeant l'humanité.
-Le Directoire ?
-Non, Fustel secoue la tête. L'humanité, cela englobe aussi bien le Directoire que l'Empire, les Républiques marchandes et tous les mondes indépendants. Nous datons d'une époque où l'humanité n'était pas la principale puissance de la galaxie. Si nous sommes une création du Directoire, culturellement, il y a toujours cette lubie de protéger les humains.
-Je ne vois pas le rapport avec Syracuse.
-Mets-toi à la place du Directoire : les mutants constituent un tiers des militaires. C'est presque une armée dans l'armée. Ce sont des caporaux, des capitaines et des généraux, ils te sont loyaux mais ils sont aussi fanatiques. L'affaire Vars éclate, les Républiques marchandes veulent créer des mutants. Imagine, un tiers de ton armée est constituée de damnés qui veulent expier un crime qu'ils n'ont pas commis. Ils apprennent que les Républiques veulent créer d'autres pêcheurs, condamnés à une vie de sang et de larmes.
-Vous avez fait pression pour raser Syracuse-2 et retrouver le Physiochoc. » Bien avant que Fustel n'ouvre la bouche, j'ai déjà ma réponse. Son silence devient un aveu, la preuve de la folie qui habite son espèce et par extension, la nôtre. « C'est pour cela qu'il y a autant de mutants sur Syracuse-2, c'est une affaire personnelle pour ton ethnie.
-En effet, confesse le médecin avec une certaine honte. La vie est précieuse, elle a été travestie une fois pour créer des soldats, nul besoin de réitérer l'expérience. Peut-être que nous sommes nés pour atteindre la grandeur, mais les autres n'ont pas à supporter notre calvaire. Il y a beaucoup d'épreuves à surmonter, inutile de s'alourdir d'une question existentielle par rapport aux humains.
-Tu penses que Syracuse-2 méritait son sort ? » Le crocodile a un regard dans le vide, au bout d'un long moment, il hoche la tête, dépité et pleins de scrupules.
« Oui, si on abandonne la géopolitique, créer des super-soldats est une injure à la vie. C'est comme l'Empire qui se proclame pro-vie et n'investit pas un sou pour aider ses concitoyens. Il a un soupir, aigri. Ce n'est pas une question de doctrine, simplement, j'ai vu assez de choses en tant que médecin pour comprendre que richesse ne rime pas toujours avec privilège et pauvreté avec désespoir. L'exemple de Sidonie est frappant, elle n'a techniquement manqué de rien, pourtant, elle lutte pour se faire des amis. » J'allais rire, mais ce serait cruel.
Je n'apprécie guère l'interniste, pourtant elle a fait un travail remarquable.
« En fait, reprend Fustel, beaucoup de mutants ont exigé la destruction de Syracuse-2 pour cette raison. Parce que nous avons été les premières victimes de ces pratiques et que nous ne voulions pas que cela se reproduise. Je pense que c'était la meilleure chose à faire, si cela évite des générations brisées. Les mutants ne sont pas la prochaine étape de l'humanité. Si l'on parle souvent des miracles du Physiochoc, il y a probablement des défauts que nous ignorons.
-Du genre ?
-Vieillesse prématurée, cancer, défaillance des organes. Difficile de transformer des humains en machines de guerre sans conséquences. » Il se mord les lèvres, fort. Une perle de sang apparaît et il la fait disparaître d'un coup de langue, je l'invite à continuer d'un signe de main et il secoue la tête. « Ce n'est pas... Ce n'est pas une scène cathartique où je t'avoue mon ressenti sur le Physiochoc et je guéris par miracle de mes traumatismes. C'est juste, il lutte pour trouver ses mots. La vie est un mensonge, les personnes amassent des richesses, des cicatrices et on glorifie ceux qui ont eu la chance de percer. On laisse sur le carreau les plus faibles et pire que tout, parmi-eux, on a jamais donné une chance à certains. Ils sont là, parce qu'ils ont eu le malheur de naître dans le mauvais endroit, où que leurs parents sont morts à la mauvaise période, ils sont condamnés à une vie de sous-fifre. » Le mutant hésite, clairement dubitatif de ce qu'il va me dire. Comme si c'était honteux, ou inacceptable pour un humain, j'hausse les épaules et l'invite de nouveau à prendre la parole. On ne se craint pas l'un l'autre, parce qu'on ne se juge pas sur des détails passés. « Si tu veux comprendre pourquoi je déteste tant le Physiochoc, il faut que je te raconte mes expériences personnelles. Les mutants, Remirebeau, Lili, moi, nous trichons en permanence : nous avons une meilleure densité musculaire, mais nous atteignons aussi notre pic plus rapidement. Nous sommes moins susceptibles à des élans de force hystérique.
-Force hystérique ?
-Ton corps qui sous l'effet du stress, génère une force surhumaine pour traverser un danger : porter ton frère sur des kilomètres malgré la fatigue, résister à une rafale de fusil Mule à bout portant. Des évènements auxquels tu ne survivrais pas en temps normaux. Ce ne sont que des doutes, mais beaucoup de scientifiques pensent que le Physiochoc utiliserait la même méthode que le Directoire. Que les gens qui reçoivent le sérum seraient capables de performances extraordinaires à cause de taux hormonaux extrêmement élevés. Si c'est vrai, ils n'ont pas un afflux constant de cellule souche pour se régénérer, pas comme nous. En pratique, cela se traduit par des jeunes qui ont une force surhumaine, mais qui à force de pousser leur corps dans ses derniers retranchements, finissent brisés physiquement. Des soldats qui ont dix ans d'espérance de vie et qui ont un physique de grabataire à trente ans. Il a un soupir. En tant que médecin militaire, je désapprouve cela. En tant que mutant, je suis soulagé que le Physiochoc soit entre les mains du Directoire.
-Tu penses que la vie s'étend sur la durée.
-Non, c'est l'anticipation de ce qui arrive aux militaires. Les Républiques marchandes ne se sont jamais préoccupées de l'éthique, les pauvres meurent vite. Pour être honnête, je n'ai jamais eu de problème avec la mort d'un patient sur la table d'opération. Bien sûr, sur le coup il y a les remords, parfois ils me tiennent éveillés la nuit, mais, la mort représente un clap de fin. C'est qu'il y a autour qui est sacré, les vivants qui dépendent du type que tu opères. » Il se frotte le regard, prend une longue inspiration puis m'observe un bref instant. Comprenant que nous sommes trop loin pour reculer, il se livre. « Un jour, durant une mission humanitaire sur un monde indépendant, on m'amène un type qui a été blessé par un tir d'artillerie. Il est enroulé dans une vieille couverture ensanglantée, un père de famille un peu enrobé à la peau mate, barbe de trois jours grisonnante, il respire à peine. Son corps est recouvert d'éclats d'obus. On le pose sur ma table et je mets au boulot, dehors j'entends son fils qui est en train de pleurer. Un adolescent qui est sous le choc et comprend à peine ce qui se passe, qui ne réalise toujours pas que son père est entre la vie et la mort. » C'est la vie, il termine son assiette et reprend, mal à l'aise, il ne veut pas que je sache, il veut que je comprenne. « Des cadavres en devenir, j'en vois tous les jours, parfois j'ai un soulagement quand l'un d'eux meurt sur ma table. Ce n'est pas un type qui finira handicapé à vie ou avec une poche à merde sur lui. Le fils par contre, c'est rare mais récurrent, il y a toujours un collègue ou un parent qui réussit à se faufiler pour geindre sur le blessé. Ceux-là sont les pires, ils me rappellent les enjeux. Sur les épaules du patient, il y a une famille qui dépend de lui. S'il meurt, son fils devra se mettre à travailler pour subvenir aux besoins de ses frères et sœurs. C'est-à-dire qu'avant même d'avoir pu faire ses études, son avenir est tout tracé si son père me crève entre les doigts. L'existence l'aura asservi à un futur misérable avant qu'il n'ait eu son mot à dire. » Il renonce à son dessert et le repousse gentiment vers moi, dépité. Il reprend d'un ton aigri et désemparé, torturé par les dizaines de patients qu'il n'a pas pu sauver et par extension, les dizaines de veuves, les orphelins, les parents qui auront survécu à leurs enfants. Mais aussi les frères d'armes qui devront faire sans leur chef de section, leur mitrailleur, ou leur grenadier, plus important encore, qui auront vu mourir un de leurs amis avec un ultime doute : étaient-ils à la hauteur ? Est-ce que la mort de leur camarade était évitable ou bien, parce que les dieux l'ont voulu, était-elle préméditée et calculée à l'avance ? « En fait, confesse Fustel, ce qui est impressionnant, ce n'est pas la mort en elle-même. Ce sont ses conséquences. La vie est précieuse. Si les dieux appliquent la préméditation, que chaque personne a sa vie tracée d'avance, alors ils ne méritent ni mon respect, ni ma foi et je préfère être démon plutôt qu'ange. Il n'y a rien de plus cruel que de condamner un homme à une existence servile. Les mutants n'ont pas choisi de devenir militaire. Tu ne l'as pas choisi non plus, c'était soit ça, soit une vie d'esclave au salaire minimum, tu parles d'un choix. Le Physiochoc aurait été une énième cruauté infligée à des orphelins nés dans la misère. Des gens comme Sidonie, qui ne demandent qu'à s'intégrer, mais perdent au jeu de la vie alors qu'ils ont toujours joué selon les règles expliquées. »
Je reste silencieuse, je repense à tout ce que nous avons fait pour atteindre notre but.
Nous avons tué une bonne vingtaine de personnes, des mercenaires et des chasseurs de trésors. Des assassins qui n'auraient pas hésité une seule seconde à nous faire la peau. Pourtant, je repense au barbu d'Appalaches-2, ce n'était pas un mauvais bougre, juste un type qui a renoncé à sa morale pour rapporter un peu d'argent à la maison. Je me sens malade, imprégnée d'un sang qui n'est pas le mien.
Talbot est mort, son corps doit être une bouillie rouge informe qui moisit dans un caniveau. Ses espoirs de laver le nom de son père : à l'égout eux aussi. Il ne perdure de lui que notre souvenir et probablement quelques lignes de codes dans un fichier administratif.
Benvenuto s'en est bien tiré, on l'a grassement payé pour quelques jours de boulot.
Au final, il semblerait que nous soyons les gentils de toute cette affaire.
« Donc, ma voix est pleine d'hésitation, le Physiochoc ne sera pas utilisé.
-Je l'ignore, il reste encore de nombreuses analyses à faire. Si comme nous le pensons, il a été créé avec un but destructeur, alors oui, il sera étudié, mais jamais reproduit en l'état. Je pense personnellement que c'est une bonne chose, que d'avoir arrêté cela et les vies qu'il aurait gâchée. Néanmoins, d'autres diraient que c'est faire un cadeau aux gens que de leur donner une raison d'être. Il a un profond soupir. Si tu as terminé ton repas, tu devrais aller voir ton frère je pense. Le beignet au chocolat lui fera plaisir et toi aussi, tu as mérité une bonne nuit de sommeil. Attend que les produits s'estompent et tu dormiras comme une souche.
-Tu ne viens pas ?
-Non, on a un peu discuté quand j'étais avec les médecins. Il va bien. Je dois parler avec Mayenne et les autres. Il a un sourire, j'ai un rapport à taper moi, je suis toujours militaire, même si je n'ai pas d'uniforme. Il laisse traîner un silence avant de reprendre, si on ne se revoit pas de sitôt, bonne chance avec ton magot, n'hésite pas à m'appeler, si tu as besoin d'aide pour savoir comment gérer Lili. J'ai une moue boudeuse, j'aurais préféré ne pas aborder ce sujet. Elle a l'air d'être un bon parti pour ton frère, mais attention quand même. Tu pourrais avoir des surprises.
-J'y songerais, merci pour tout Fustel. » Il a un roulement d'yeux au plafond. Il secoue la tête, clairement incrédule : après tout ce temps, nous savons pertinemment que les au revoir seront un peu plus énervés que cela. « De toute façon, si le croiseur lourd part dans une semaine, on se reverra à la salle de gym.
-Pour la remise des médailles aussi, et sans doute d'autres occasions, file, ton frère t'attend et je ne vais pas te retenir avec mes récits déprimants.
-Tu peux en parler, si tu as besoin, je serais là pour t'écouter.
-J'apprécie ton offre Allison, mais je suis en paix avec moi-même. Le crocodile a un regard vers mon plateau. N'oublie pas ton beignet. » Il n'a pas de soucis à se faire.
C'est la première chose que j'embarque en déposant mon plateau.
La marche vers l'hôpital est longue. Fustel m'y raccompagne puis me confie aux soins de Camille, la brunette me salue à nouveau d'une brève courbette. Elle m'invite à la suivre, nous partons vers une portion de la clinique qui m'est étrangère : les chambres. On marche un peu jusqu'à arriver devant une porte.
« Je ne suis pas censée vous laisser seule, question de sécurité à bord. » Commence l'infirmière d'un ton docile. Elle n'a pas d'arme et la combattante chevronnée ici, c'est moi. J'ai un pincement de lèvre, le protocole est le protocole. « Néanmoins, reprend-elle, je peux vous laisser un peu d'intimité. J'attendrais devant la porte.
-On m'attend ailleurs ?
-Dans l'immédiat, non. Néanmoins, au moment de dormir, on vous présentera vos quartiers. Les soldats doivent les préparer en ce moment-même.
-Très bien, dans ce cas je vais rejoindre mon frère. » Camille a un bref sourire, satisfaite d'avoir pu m'être utile. Elle m'adresse un dernier regard, puis m'ouvre la porte, je me faufile à l'intérieur et elle referme derrière-moi. « Salut frangin.
-Salut frangine. » Archer est allongé sur son lit, en pleine forme. Il a meilleure allure que tout à l'heure, même si on discerne une certaine fatigue sur son visage. Je le prends dans mes bras, il est en vie et bien portant, c'est ce qui compte. En sentant mon étreinte, il a un grognement de surprise. « Je n'étais absent que pour une heure.
-C'était bien plus pour moi. »
Je le détaille du regard : il est épuisé. Ses yeux ont toujours la même flamme d'énergie, mais le brasier s'est transformé en chandelle, la crise d'angoisse lui a volé toutes ses forces et si je ne devrais pas, je suis inquiète de le laisser seul. Même s'il est sain et sauf, je sais qu'une nuit à l'hôpital n'est jamais une expérience facile. Les médecins lui ont offert une belle chambre, digne des cliniques planétaires : avec une salle de bain privée, il est mieux loti que les soldats en casernement. Pour cela, je dois sans doute remercier Fustel et Sidonie.
Je m'assois sur le bord du lit et sort mon beignet. Mon frère a un sourire en voyant le dessert.
« Pour moi ? Merci.
-Je ne voulais pas que tu meures de faim.
-Ne t'inquiètes pas, j'ai eu droit à un petit repas. » Petit ?
Vu ce qu'il a traversé, je pense qu'il mérite un festin de seigneur. En le voyant dévorer mon cadeau, j'en déduis deux choses, d'une : qu'il est en bonne santé, de deux : qu'il a eu une portion d'ascète. J'hésite un instant avant de lui annoncer la grande nouvelle.
« Archer, j'ai discuté avec Fustel. Il retient son souffle. Nous avons trouvé le Physiochoc, nous toucherons la prime. » Mon frère a un soupir de soulagement, il s'assoit en tailleurs sur le lit, prend un instant pour comprendre ce que cela veut dire, puis hoche la tête.
« Nous avons triomphé. Conclut-il. Nous avons gagné notre solde.
-Oui, nous pouvons penser à notre avenir désormais. »
Nous sommes riches, si nous le souhaitons nous pouvons arrêter de travailler et mener une vie de rentier, dédiée à nos passions, libérée de nos craintes financières. Nous ne manquerons de rien, nous aurons une belle maison et nous ne craindrons plus les factures. C'est difficile de réaliser tout ce que ça représente, il n'y a pas d'euphorie du moment, juste un long soulagement. Des années d'angoisses, inculquées à coup de crédits étudiants, de salaires taxés jusqu'à la moelle, de retards de paiements et de lettres de relance. C'est très étrange, de passer de misérable militaire, qui a sa vie entière dans une cantine au pied de son lit, à celle de chasseur de trésor plein aux as. Quelque part, nous avons accompli une vie entière : nous sommes riches, nous n'avons aucune dette et bientôt, nous serons un peu moins riches mais avec un logement. J'ai un rire quand je me rends compte que la guerre n'est plus un métier pour nous, mais un loisir. J'ignore si nous nous y habituerons un jour.
Si comme le souhaite tant Archer, je devienne musicienne et lui, animateur. C'est un rêve qui paraît tellement simple et en même temps, inaccessible. Troquer mon fusil contre une clarinette, accomplir l'inverse d'il y a dix ans, quand je me suis engagée dans l'armée, que j'ai abandonné mon instrument de musique pour un instrument de mort. Quelque part, si j'aime la musique, j'apprécie la violence, ses conséquences beaucoup moins, mais la compétition sous-jacente, la course à l'objectif, la confrontation. Ce sont des thématiques qui me parlent autant que la perfection d'une symphonie, si ce n'est plus.
La musique est à part. C'est un moment présent, de vide absolu où je suis avec moi-même. Une parenthèse entre deux doses de réalité, d'ordinaire le passé, présent et futur sont navrants. Mais lorsque je me permets un instant à écouter une chanson, ou à jouer un morceau de musique, j'ai la sensation de remettre les compteurs de zéro. D'interrompre le fil du temps et de partir à la rencontre d'un autre chemin. Une sorte de conscience augmentée, un interstice dans le temps et l'espace, une fissure où on se découvre soi-même.
La guerre et la musique sont deux aspects complémentaires de ma personne, j'imagine. Après dix ans à vivre de la violence, difficile de tourner la page du jour au lendemain, je me suis adaptée. Avec l'uniforme brun et le béret marron, j'incarnais quelqu'un et quelque chose. C'était une grande source de satisfaction pour moi. Le fusil aussi, c'était une grande source de pouvoir.
Après une enfance passée à dépendre de mon frère, puis un service militaire à voir les autres dépendre de moi, il y a une addiction à contrôler. La première fois que j'ai été sur un champ de bataille, que je me suis rendue compte que les autres soldats ne voyaient pas mon passé, mais mon insigne de rangers, je me suis sentie forte. Je me suis sentie une géante, une incarnation de la mort et de la compétence, le marteau de l'Empire. Puis ensuite, l'adrénaline du combat, le pari sur moi-même, où chaque fusillade est une remise en jeu de son existence, où la récompense est la vie de l'autre. C'est cette poussée euphorique, ce grand frisson qui me manque parfois, de parier sur soi-même, de triompher malgré les circonstances.
D'un autre côté, je me sens malade de toute cette violence. Il n'y a pas que la camaraderie à l'armée, il y a aussi les luttes intestines, les trahisons, la déception de s'être trompé à l'égard d'un camarade. D'avoir passé des heures à ses côtés pour qu'au final, il se roule en boule au fond d'une tranchée quand les pirates nous tirent dessus. Malgré toutes les heures pour en faire un loup, ses instincts de brebis le dominent. Il redevient un jeune homme terrorisé, j'ai peur d'être contaminé par sa trouille.
Moi aussi j'ai peur, pourtant il faut passer outre. Nous n'avons rien à craindre, nous avons franchi tous les obstacles.
« Frangin, nous sommes libres. »
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