
IX/ entrevue avec Talbot
28 février 2565
Allison Harper
Entassés dans une salle de bain miteuse, voilà où nous en sommes. Nos geôliers ont pris soin de nous confisquer notre équipement et nos téléphones. Edward Talbot, le fils du célèbre docteur Talbot, c'est entouré d'une dizaine de miliciens en armes, prêts à en découdre. Ce cloporte nous a enfermés ici, dans les douches d'un aérodrome militaire, en compagnie d'une mutante.
Quelque part, nous pouvons la remercier : les gardes ne nous ont pas attachés grâce à elle. Ils veulent qu'on s'en occupe. Inconsciente, plongée dans un coma qui inquiète Fustel, nous ne pouvons qu'attendre. Selon lui, ils l'ont drogué. Pour quelle raison ? Elle seule le sait et, malheureusement, elle n'est pas prête de nous le dire.
En désespoir de cause, Mayenne et moi avons cherché un moyen de nous enfuir, mais difficile de sauter par la fenêtre : nous sommes au premier étage d'une caserne. Tout près, il y a une gouttière, on peut l'atteindre du bout des doigts, mais la question se pose : vais-je confier ma vie à une canalisation toute rouillée ? Non. Après avoir été capturé dans la résidence secondaire du boucher de Syracuse-2, je ne suis pas prête de remettre ma vie entre les mains de dame fortune. On nous a emmenés dans l'aérodrome militaire à quelques kilomètres de notre camp de base, dans l'espoir de nous faire parler et de nous soutirer des infos. Néanmoins, pour avoir vu les installations alentour, c'est une petite base : deux hangars, une tour de contrôle et une caserne. Avant la guerre, se devait être une zone secondaire, un entrepôt pour aéronef qui a été épargné par les bombardements. Plus on s'éloigne des centres urbains, des centrales électriques et des silos de missile, plus on est à l'abri des bombes. À en juger par l'état des routes et des installations, il n'y avait rien avant la guerre et il n'y a rien de plus aujourd'hui. C'est une campagne morte où les rares pilotes de forces de défense planétaire s'entraînaient.
Puis la voix de Fustel vient rompre le silence et le fil de mes pensées.
« Il n'y a plus rien à faire pour notre blessée.
-Elle est morte ? » Fulmine Adria, qui fait les cent pas entre deux lavabos. Notre toubib se fend d'une explication.
« Non, elle respire et son cœur bat normalement. Ils lui ont injecté un anesthésiant et ont raté le dosage. Je continue de surveiller ses signes vitaux, mais je ne peux pas la réveiller. » Il a une pause. « Si on tente de vous injecter quelque chose, crachez le morceau.
-Tu nous suggères de tout avouer ? » Reprend notre chef, sceptique.
« Oui, je ne pense pas qu'ils aient un docteur avec eux. S'ils dosent mal le produit, vous pouvez en mourir.
-Ce n'est pas très professionnel comme suggestion. » Grince la flic.
J'ignore le reste de leur conversation, un dialogue de sourd ou chacun essaie de faire valoir son avis. Je dévisage la mutante, sous ses paupières on discerne de l'agitation. Elle tourne les yeux, elle doit rêver, ou alors son cerveau redémarre petit à petit. Dans tous les cas, l'incompétence des milices m'afflige : ils jouent aux apprentis sorciers. Ils auraient pu avoir la décence de lui offrir un coussin, quand nous sommes arrivée, ils l'avaient traîné inconscient dans un coin de la pièce à même le sol. Fustel l'a recouvert de sa veste et Mayenne a consenti à transformer sa chemise en oreiller.
Talbot en particulier, d'ordinaire, j'arrive toujours à garder une certaine distance avec les faits, la réalité. La bêtise crasse des hommes ne m'atteint pas la plupart du temps. Aujourd'hui toutefois, en voyant la pauvre fille étalée au sol, incapable de se réveiller, j'ai une remontée acide. Tout un symbole, une victime qui ne se réveillera peut-être jamais à cause d'une erreur de manipulation. Un travail d'amateur qui va me toucher personnellement. Edward Talbot, le fils de l'éminent professeur, va très probablement nous interroger sur le Physiochoc. Où est-il ? Pourquoi enquêtons-nous ? Un cloporte qui, comme son criminel de père, se croit tout permis. Si je n'ai pas de respect pour son paternel, j'en ai pour ses recherches : au service de la nation, il a tenté de recréer des mutants, d'élaborer un sérum du soldat. Les vies gâchées, quelque part, constituent un sacrifice acceptable. Il y avait un sens à ces actes abominables.
Le fils, lui, est à la recherche de son héritage. Au lieu de tout oublier, il vit encore dans l'ombre de son père et continue de verser le sang. Il pique ce qui lui chante et aujourd'hui, nous sommes ses cobayes.
La nouvelle me frappe d'un grand frisson quand la porte s'ouvre et on m'annonce la mauvaise nouvelle.
« Allison ? » Le garde de notre cellule a cédé la place à un grand barbu propre sur lui, qui parle d'une voix calme et professionnelle. « Le patron veut te parler.
-J'arrive. » Je me lève et le rejoint, non sans jeter un dernier regard à mes camarades.
J'espère qu'Archer va bien et qu'il a un plan. Malheureusement, nous sommes dans la panade jusqu'au cou. J'ai un regard vers l'homme qui va m'escorter jusqu'à la salle d'interrogatoire : c'est un mercenaire. Son gilet de combat est trop bien ordonné, le O négatif sur sa pochette médicale me le confirme. En général, ce sont les pros qui inscrivent leur groupe sanguin. Les amateurs sont trop occupés à se bourrer de chargeurs et à oublier la trousse de premiers secours. Le visage mangé par une barbe de trois jours, il me passe les mains dans des attaches autobloquantes et me prend par la nuque. Je ne proteste pas, c'est le protocole standard, celui qu'on nous apprend dans l'armée impériale qui plus est. Nous venons de la même institution, son accent m'est trop familier, je l'ai déjà entendu plusieurs fois dans mon régiment. Il m'emboîte le pas, s'ensuit alors une petite marche dans les couloirs de la base. On traverse un corridor tout de béton et d'acier, on tourne sur la gauche, descendons jusqu'au rez-de-chaussée, on traverse la cour de l'aérodrome et on me fait entrer dans une petite salle à l'écart de tout dans un hangar.
On atterrit dans une pièce vide, aux teintes grises et éclairée par des néons.
Au centre, c'est une table et deux chaises qui me tendent les bras : une salle d'interrogatoire rien que pour moi, c'est le grand luxe.
On me lâche et instinctivement, je détaille mon geôlier de la tête aux pieds : un type de taille moyenne, au gabarit léger. Un chat maigre : peu de graisse, muscle noueux, préparé aux efforts de longue haleine, le genre à marcher kilomètre sur kilomètre sous une pluie battante, avant d'attendre trois jours pour tendre une embuscade à un convoi. Mon escorte a le regard simple mais attentif, un peu blasé. Un gentil garçon, un peu idiot, le genre à épouser sa copine du lycée, puis à se contenter d'une vie paisible dans une banlieue pavillonnaire. J'hésite une seconde à tenter ma chance, puis renonce en voyant le couteau à sa ceinture : les mains liées, je ne réussirai jamais à le mettre au tapis. Il est un peu tendu, si j'attrape une chaise pour lui fracasser le crâne, il me tuera sans hésitation.
L'intérêt que je lui porte doit se voir, nous échangeons un regard et il prend la parole, toujours avec cet accent que j'ai déjà entendu quelque part.
« Tu peux t'asseoir, le patron va arriver. » J'observe la chaise, puis le reste de la salle, sceptique.
Quand l'autre s'adosse au mur, dans un coin de la pièce, je m'installe à mon tour. Il ne dit rien, pourtant je ressasse ses paroles, son accent, c'est un impérial n'est-ce pas ? Dans une tentative de lui tirer les vers du nez, je vais droit au but.
« Je viens de la Nouvelle-Louisiane.
-Appalache-2. Je viens d'Appalache-2. » Répond le porte flingue presque instantanément. Lui aussi vient de l'Empire. Nous venons de deux planètes différentes, mais qui appartiennent à la même faction. « Tu travailles en tant que policière ?
-En quelque sorte. » Rester vague, ne rien dire d'important, gagner du temps. « Et toi ? Tu fais ce boulot pour l'argent, ou l'adrénaline ? » Beaucoup de soldats deviennent mercenaires à la fin de leur service.
Pour certains, les coffres sont vides et les dettes s'accumulent. Pour rembourser le crédit de la maison, ils protègent des diplomates, gardent des navires, entraînent des policiers et des militaires bas de gamme. Ils sont payés une petite fortune, en échange de quoi, ils délivrent un service sans poser de questions. Pour d'autres, la guerre devient une addiction, ils craignent la vie civile autant qu'ils vénèrent la camaraderie, ils ont plus peur d'une vie de famille que d'une mitrailleuse.
C'est à ça qu'on reconnaît un ancien des milices planétaires, d'un ancien des armées interplanétaires. Que ça soit l'Empire, les Républiques marchandes ou le Directoire, nous avons la même organisation : les miliciens sont des locaux en quête de sensations fortes. Ils jouent aux soldats et se sentent bien, parfois ils sont fanatiques et défendent férocement leur monde natal, parfois ils flanchent au premier bombardement. Les vieux miliciens se recyclent en mercenaires. Au contraire, les vétérans des forces interplanétaires, ceux qui vont partout où on leur commande, se larguent depuis le ciel comme Archer ou au contraire, attaquent derrière les lignes comme moi, eux sont différents. Les « militaires », les vrais, deviennent « contractants » et souvent, quand ils traînent dans des coins pourris, ils le font légalement.
L'homme en face de moi, ce quarantenaire au regard d'âne à court de foin, il touche autant que moi. La différence qu'il y a entre nous, c'est que j'ai toute légitimité à protéger Adria, si un flic me menace, je peux sortir des papiers et prouver qui je suis. Lui est une ombre, il n'existe pas, il n'a aucun appareil judiciaire pour le défendre.
Il s'explique et valide ma théorie.
« Je ne sais faire que ça. » Avoue le garde. « Alors, plutôt que d'être gardien d'entrepôt, autant mettre un peu de côté. Même si c'est un peu louche comme boulot. » Comme pour se rassurer, il tire de sa poche un pendentif.
Rien d'extravagant, une petite babiole en laiton avec un clapet comme on en trouve partout. Il regarde une photo à l'intérieur. Je l'accuserais volontiers d'être un simplet, que la photo de sa petite amie est une illusion. Que pendant qu'il travaille dur à payer le crédit de leur maison, elle se tape un autre gars. Mais, si c'est une vérité qui s'est prouvée par la récurrence et le précédent, par un nombre incalculable de militaires qui sont revenus trop tôt à la maison, ce n'est pas une constante. Des exceptions existent et je n'ai pas envie d'être méchante.
Ce serait très hypocrite de le juger là-dessus, quand moi-même, j'aurais emporté un souvenir d'Archer. Pour garder espoir et penser à mon frangin. Radoucie par cette dernière pensée, je prends la parole avec une compassion envers lui que je m'ignorais jusqu'alors.
« C'est la même chose pour moi. Au moins, avec ce genre de boulot, nous pouvons utiliser nos compétences en toute légalité. » C'est plus commun qu'on ne le croit, les vétérans qui deviennent des criminels de carrière. Il n'y a pas beaucoup de boulot qui nécessitent de savoir tirer et courir kilomètre après kilomètre.
Avant qu'il ne puisse répondre, la porte s'ouvre. Talbot rentre en scène.
Sur son épaule, un gros sac noir en bandoulière. Sur son visage, d'épais cernes qui lui donnent un air mauvais. Toujours en chemise, même loin de la civilisation, il nous adresse à peine un regard. Du moins au début, mon rival sort d'abord son matériel : une seringue et divers flacons qui ne me disent rien qui vaille. Je pince les lèvres quand il sort un garrot. Les paroles de Fustel me reviennent en mémoire : tout déballer et prier pour que ça passe. Puis en marge de ma sécurité, au-delà de mon bien-être, une nouvelle priorité se dessine, qui dépasse toutes les autres et se transforme en un besoin vital : Archer.
Ma voix devient vénéneuse.
« Où est mon frère ?
-Il n'est pas là. » Croasse le médecin en se concentrant sur ses outils.
« Justement ! Où est-il ?
-Personne ne le sait. » Me répond l'impérial. « On a fouillé les alentours du vaisseau et aucune trace de lui. » Une remarque qui n'est pas au goût de Talbot.
« Vous êtes ici pour surveiller, caporal. Quand j'aurais besoin de votre aide, je vous solliciterai. » Il retourne son attention vers moi. « Tu es à la recherche des travaux de mon père. Toi et ton groupe, vous voulez ses expériences, son sérum du soldat. » C'est une question rhétorique.
Alors, pourquoi lui répondre ? Avec Archer à l'extérieur, j'ai toutes les raisons de ne pas m'en faire : si je joue bien mes cartes, que je gagne du temps, il trouvera un moyen de me secourir. Il suffit d'attendre. Mon sang ne fait qu'un tour, j'ai une bouffée de chaleur qui me donne des griffes : tout n'est pas perdu ! En particulier face à lui, je représente la police locale, c'est un criminel. Il sait ce qui lui arrivera s'il me tue.
Je ne dis rien et le fils du boucher reprend, un brin agacé. Je n'apprécie pas l'inflexion mauvaise dans sa voix.
« Qui vous a dit où travaillait mon père ? » Parfois, le silence d'une femme est d'or. « Tu peux me le dire avec tes propres mots, où je peux te faire une piqûre. » Muette comme une tombe, je lui laisse la joie de sortir les grands moyens.
Il attrape un flacon et les paroles de Fustel me reviennent en mémoire. Je me dégonfle.
« Le docteur Mitarashi, c'est le docteur Mitarashi qui nous a indiqué l'adresse de sa résidence secondaire.
-Que vous a-t-il dit sur mon père et ses recherches ? » Silence, il a un pincement de lèvre. « Le sérum de vérité Allison.
-Il nous a expliqué ses motivations et l'endroit où nous pouvions trouver le laboratoire personnel de ton père. » Ma réponse ne lui plaît pas, du tout.
Il plante l'aiguille dans un flacon et en extirpe un liquide jaune translucide qui ne me dit rien qui vaille. Talbot fils joue au médecin et je n'ai pas envie de savoir la suite, pourtant, à sa merci, je ne peux que me tendre lorsqu'il passe derrière moi. Je sens son souffle chaud derrière la nuque, une haleine rance d'assassin. Sa question est un murmure mauvais.
« Qu'est-ce que tu sais exactement sur le Physiochoc ?
-Pas grand-chose, » il m'empoigne par les cheveux et me tire la tête sur le côté, la pointe d'une seringue vient me titiller le cou.
« Pour quelqu'un qui ne veut pas tester le sérum de vérité, tu n'es pas du genre coopérative. » Il me tire encore vers l'arrière, je serre les dents. « Que sais-tu sur le Physiochoc ?
-Le médecin de notre groupe, Fustel, il nous a expliqué l'intérêt du sérum. » Il faut que je parle où je vais me faire piquer. Si une mutante peine à se remettre de ses injections, nul doute que j'y passerais. « Comme quoi il sert à créer des surhommes, il m'a révélé quelques détails, mais je n'ai pas tout saisi.
-Quels détails ?
-La nature du sérum, nous sommes en quête de documents écrits plutôt que d'un flacon miracle. Il a parlé de problèmes de générations, trois générations.
-Qu'est-ce que ce fameux Fustel a dit sur les trois générations ?
-Comme quoi, » je déglutis. « Comme quoi le sérum des républiques marchandes se heurtait à un problème de génération. Selon lui, les mutants du Directoire ont été créés en trois générations. La première était composée d'individus à la santé parfaite, pour limiter les problèmes comportementaux et génétiques. La seconde était la génération de la discipline, pour gommer toute trace de névrose, ou de troubles du comportement acquis dans l'enfance. Ils voulaient des parents parfaitement droits. La troisième était la... la génération physique je crois. Celle qui a subi des thérapies géniques extensives.
-Qu'a-t-il dit sur les travaux de mon père. » Il faut que je couvre Fustel, je ne peux pas dire la vérité. Il se mettrait en colère si je répondais avec honnêteté. De l'autre côté de la chaise, ça s'impatiente, Talbot me relance d'une voix grave. « Dernière chance avant l'injection.
-Que les républiques marchandes n'avaient pas assez de candidats pour créer une génération parfaite. Que vous aviez rencontré des problèmes de comportements. Que vous étiez à deux doigts de recréer un protocole supérieur au Directoire. » Ma dernière phrase est un mensonge, mais je ne peux pas lui dire que son père était un bon à rien.
« Dernière question Allison, c'est la plus importante. Pourquoi es-tu ici ? Je veux la vérité.
-Je suis une soldate de la fortune, on m'a promis une prime de cinquante millions si j'arrivais à retrouver le Physiochoc. Je suis une fille simple, je vois un magot, je veux m'en emparer.
-Il doit y avoir autre chose. » Grince mon tortionnaire en resserrant son étreinte. « Pourquoi des impériaux, des membres du Directoire et des types des Républiques marchandes feraient front commun ? Qu'est-ce que trafique le ministère de la justice dans toute cette histoire.
-Je l'ignore.
-Alors pourquoi y a-t-il une flic et une interniste des républiques ? Il faut que j'aille faire la piqûre à Adria et Sidonie ? » Le traître, quand j'en aurais l'occasion, je le tuerais pour ça.
« Ce ne sera pas utile, je vais tout dire.
-Je suis tout ouïe.
-Le gouvernement veut faire profil bas dans toute cette histoire. Il veut que le Physiochoc retourne auprès du Directoire. Je n'ai pas beaucoup abordé le sujet avec Adria, mais du peu que j'ai entendu, les Républiques veulent rester un interlocuteur neutre. Un entremetteur qui se constitue arbitre des deux grandes puissances. Pour éviter un autre Syracuse-2. » Il me relâche. « Les Républiques ne veulent pas être sous le feu des projecteurs.
-Le travail de mon père ne sera pas gâché. Il est mort pour ses recherches et il mérite une reconnaissance que le Directoire ne lui accordera jamais. » Réplique froidement mon bourreau.
Quel crétin ! Qu'est-ce qu'il croit en faire ? Les mettre dans un coffre et s'asseoir dessus jusqu'à la fin de ses jours ? S'il veut en tirer un profit, il devra le vendre.
Sauf que je connais l'Empire et le Directoire. Je n'ai pas étudié la géopolitique de la galaxie, mais je sais très bien que ni l'aigle ni l'ours n'accepteront de marchander avec lui. Ce sont deux géants qui se disputent la suprématie de la galaxie. L'Empire fait son pain sur sa pureté raciale, il se vante de ne pas accepter les mutants, je doute même qu'il accepte d'acheter un sérum du soldat. De toute manière, nous autres impériaux avons les moyens pour en créer un : une alliance d'une quarantaine de planètes peut largement accoucher d'un sérum du soldat. Quant au Directoire, la recherche biologique est un de leurs domaines phares : cyborgs, thérapies géniques, ce sont eux qui ont toujours été en tête du classement. Quand ils apprendront que Talbot fils essaie de vendre son flacon d'urine, ils l'assassineront à coup de missile.
La dernière fois qu'un des trois grands États de l'humanité a voulu empiété sur les platebandes de l'autre, il y a eu une guerre et des millions de morts. Personne ne veut recommencer. Mais ça, il ne comprend pas, c'est une blouse blanche qui ne pige rien au monde qui l'entoure. Sidonie a le mérite de le savoir, contrairement à lui.
« Tu sais Talbot, » essayons de le raisonner. « Tu devrais réfléchir à ce que tu vas en faire, ce n'est pas le genre de truc qui se revend facilement. Le Directoire verra rouge si tu leur proposes, » ils se méfient des blouses blanches dans son genre. « L'Empire n'en voudra pas.
-Je me moque de l'argent. Je suis ici pour mon héritage, il ne partira pas dans le caniveau. » L'héritage d'un boucher. Je ne trouve rien à redire, il me débecte. Le rejeton a un coup d'œil vers le milicien puis se ravise au dernier moment. Il se penche vers moi. « Allison, tu me regardes avec des yeux brûlants de haine. Pourtant nous faisons la même chose : nous recyclons un produit qui a coûté la vie à des centaines, voire des milliers de personnes. Tu le fais pour l'argent, je le fais pour laver le nom de ma famille. Maintenant, dis-moi pourquoi je devrais faire preuve de raison, quand c'est moi qui aie toute légitimité à trouver le Physiochoc ?
-J'ai besoin de cet argent, » pour vivre ma vie comme je l'entends, sans être esclave d'un patron ou d'une clientèle. Pour qu'Archer puisse dessiner tranquillement. « Offre moi les cinquante millions de crédits qu'on m'a promis et je trouverai pour toi ce précieux flacon.
-Ce n'est pas aussi simple. » Rétorque l'autre.
Évidemment, c'est bien pour cela que je lui mens en proposant mes services. J'ai contracté une obligation légale envers les Républiques, j'ai des devoirs envers Adria, Fustel et les autres. Même s'il allongeait les billets, je ne changerai pas d'affiliation. Mais ce dernier détail, il l'ignore.
« Alors, je reste à mes deux employeurs principaux : le Directoire et les Républiques.
-De charmantes personnes : ceux qui ont atomisé la terre de mes ancêtres et ceux qui ont sacrifié mon père. » Dit l'homme qui a voulu me droguer et a presque tué d'overdose une mutante. « Pourquoi devrais-je avoir le moindre respect envers une laquais du Directoire ? En particulier une fille qui vient de l'Empire, tu sers sous les drapeaux puis à la fin de ton contrat, tu chasses une prime pour les ennemis de ta nation. Je vois une petite opportuniste qui cherche à se faire son trou, sans considération pour les autres.
-Je pourrais te retourner le compliment Talbot, tu cherches à retrouver les travaux d'un assassin de masse.
-Pas seulement, j'aimerais aussi que les Républiques tirent leur épingle du jeu. » Il ne comprend rien à rien. Il veut que le pays coincé entre le marteau et l'enclume émerge à son tour ? Cela va faire des décennies que les Républiques sont neutres et cela marche bien. Si le Physiochoc venait à réapparaître entre les mains des Républiques, elles signeraient leur arrêt de mort. Je ne trouve rien à lui répondre. Il prend ça comme une victoire et siffle le geôlier. « Ramène-la avec les autres. J'ai besoin de réfléchir à la suite des opérations. » Comme tout à l'heure, on m'empoigne par la nuque et on m'escorte hors de la salle d'interrogatoire.
Une fois loin des oreilles indiscrètes, mon gardien a un soupir de soulagement.
« Sale journée.
-Tu m'étonnes. » Nous montons lentement les escaliers, l'occasion de discuter un peu. « J'espère qu'il te paie bien si tu dois le supporter à longueur de journée.
-Je touche suffisamment oui, » il zieute derrière nous avant de reprendre, « c'était quoi cette discussion, à propos du Directoire et de l'Empire. Je vais toucher un pourcentage de la vente non ?
-Personne ne voudra de ce flacon. Le Directoire paie grassement les chasseurs de primes parce qu'ils s'empresseront d'oublier ce qui s'est passé. Mais le fils du boucher, celui qui a tout intérêt à faire valoir sa production, cela ne m'étonnerait pas que tu sois assassiné avec lui quand les mutants reprendront leur sérum. »
Pour reprendre la formulation de mon frangin : L'Empire est le pays des hommes libres. Le Directoire est le pays des hommes égaux. Ce qu'il oublie souvent de préciser, c'est que le Directoire, contrairement à l'Empire, n'hésite pas à flinguer ses rouages défectueux. Le Directoire n'a aucune tolérance envers la corruption. Les hommes du Directoire sont égaux dans la mort. Bien sûr, ça ne concerne que les généraux et les hauts fonctionnaires, mais parfois, ils font des exceptions pour les gens comme Talbot et ses gardes du corps.
« De toute manière, » conclut l'autre, un peu déçu, « il est trop tôt pour en parler. » Oui, c'est son problème, pas le mien. « Retour en cellule pour toi. On arrive aux douches. » Je retourne avec les autres dans ma cellule.
Adria est la première à s'enquérir de mon état, toujours en train de faire les cent pas quand j'arrive.
« Tout va bien Allison ? Ils ne t'ont pas fait de mal ?
-Je suis en bonne santé, c'est passé près, mais je suis indemne. » Merci aux conseils de Fustel. Si j'avais décidé de lui cracher au visage comme mon instinct me hurlait de le faire, sans doutes que j'aurais eu droit à une jolie piqûre.
« Allison, » me demande Fustel, posé dans un coin de la salle. « Qu'est-ce qu'il voulait ?
-Il voulait savoir notre objectif.
-Alors, tu as craché le morceau. » Ce n'est pas une accusation, plutôt une constatation.
Venant de sa bouche de caïman ultraviolent, c'est ainsi que je le perçois. Mes actes font partie d'une continuité qui lui est prévisible, comme le cycle des saisons, le jour et la nuit, la vie et la mort. Je détecte même une once de fierté, comme s'il était heureux que je parle sans avoir attendu les coups de marteau sur les rotules.
Le mutant reprend la parole, plus calme.
« Au moins, nous savons à quoi nous en tenir face au rejeton. » Il ne vaut pas mieux que son père. « Il fait ça pour l'argent ?
-Pour son héritage et la mémoire de son paternel. » Fustel a un roulement d'yeux au ciel.
« C'était à prévoir. » Commente le mutant d'un ton placide. Adria et lui s'échangent un regard. Il démarre la phrase, « La prochaine fois que nous le croisons...
-sera la dernière, » termine la policière. « Nous avons toutes les raisons de lui en vouloir maintenant.
-Le ministère sera d'accord ? » Redemande le virologue en prenant la tension de notre mutante blessée. Notre chef nous donne son opinion sans détour :
« Oui, on le mettra devant le fait établi. » J'ai un rire : les cadavres ne font pas de bons témoins. Malgré les progrès de la médecine, la balle dans la nuque reste une maladie aussi foudroyante qu'incurable.
Un peu lasse, j'ai un coup d'œil vers la fenêtre. Malgré les barreaux, je peux voir la cour de l'aérodrome, le tarmac et plus loin encore, la forêt vierge. Les hangars sont envahis de mousse et même si je ne devrais pas, je me demande si Archer s'en sortira avec Sidonie sur les épaules. Il est trop gentil pour son propre bien et dans la nature sauvage, nuls doutes qu'ils rencontreront nombre d'embûches. Il faut espérer que notre interniste soit aussi apte que son dossier ne le laisse prétendre, sinon, mon frère est dans de beaux draps.
« Ton frère va bien. » Déclare très spontanément Mayenne en se posant à côté de moi.
« J'apprécie ta gentillesse Mayenne, mais je crains que de belles paroles ne suffisent pas à les tirer d'affaire.
-Syracuse-2 est un monde de catégorie E. Il risque quelques piqûres de moustiques, rien de grave pour un militaire. Les poussières radioactives ont été balayées par les vents, nous ne sommes pas dans une zone irradiée. Pour être tout à fait honnête, je ne serais pas étonnée de voir quelques touristes de l'extrême dans la région. » Vu sous cet angle, il a raison. « Le plus grand péril que va affronter Archer, c'est Sidonie qui pleure sur son épaule. » Je ricane entre mes dents, sous le regard courroucé d'Adria.
« Je vous entends. » Grince la policière. « Ils ont des ressources, ils s'en sortiront.
-Avant ou après que Sidonie ne se soit essuyée les joues ? » Demande Mayenne, alors que Fustel éclate de rire bien malgré lui.
Notre chef laisse tomber et se terre dans un silence boudeur. Difficile de lui en tenir rigueur compte tenu des circonstances. Je ne devrais pas en rire, Adria fait de son mieux pour garder la cohésion de l'équipe. Malgré tout, elle reste une civile : Fustel est littéralement un soldat de caste et de carrière, quant à Mayenne, il était du génie. C'est une spécialité virile : ils défoncent des fortifications puis ouvrent la voie à l'infanterie. Archer et moi sommes des militaires de métier. Nous quatre avons une discipline qui fait régulièrement défaut à nos deux consoeurs des Républiques marchandes. Une expérience du feu et de la violence qu'Adria ne connait que sous une forme diluée. Pour être exacte, seul Fustel a eu droit au chaos. Nous autres, nous avons effleuré quelques échantillons du bout des doigts. Nous sommes nés après la guerre.
Comme le garde en bas, qui patrouille le long du tarmac. Son regard se balade le long des pistes, il marche lentement, un pas après l'autre, fusil en bandoulière et pistolet à la ceinture. Il observe la forêt vierge, il s'interrompt et penche la tête vers l'avant : il a un doute, il cherche à distinguer un objet au loin. Mes yeux se tournent vers la ligne verte, impossible de discerner le moindre mouvement, la végétation est trop dense.
J'ai un mauvais pressentiment. Une inquiétude paranoïaque, comme si je percevais ce qui est invisible, une sensation désagréable, quelque chose va se produire.
Le garde s'effondre comme une marionnette dont on aurait tranché les fils, un petit nuage rouge apparaît à côté de sa tête, suivi du tonnerre d'un fusil. La détonation résonne dans tout l'aérodrome. Deux mutants en armes sortent des fourrés, passent en dessous d'un trou fait dans la clôture et fonce vers notre bâtiment.
Fustel réagit au quart de tour.
« Mayenne, Allison, vous le faites exprès ou quoi ? Baissez-vous ! » Mon comparse ne cherche pas à comprendre et se jette au sol, je reste à guetter l'action.
Très vite, d'autres coups de feu résonnent au loin. Je m'abaisse, les rafales se multiplient et ce sont des tirs sporadiques qui éclatent dans toutes les directions. De la forêt on entend des claquements sourds à intervalle régulier, un tireur d'élite qui joue de son fusil et canarde à tout va sur l'aérodrome. Plus bas, sous nos fenêtres, d'autres mutants s'en donnent à cœur joie et malgré la distance, j'entends quelque chose qui ne me plaît pas. On parle français dehors et même si ce n'est pas ma langue natale, j'ai encore de bons restes, y compris dans le vocabulaire de la guerre.
Il y a un chef d'équipe dehors qui donne des ordres, avec des phrases comme « grenade à fusil, tire la grenade à fusil, l'APAF ! » Adria et moi nous regardons dans le blanc des yeux.
Fustel se jette au sol, main sur la tête.
Quelques instants plus tard, une explosion dehors résonne jusque dans ma poitrine et j'imite les garçons. Roulé en boulé au-dessus de notre blessée, notre médecin n'en mène pas large et mal à l'aise, il retrousse les lèvres, dévoilant une rangée de dents de requins qui grincent les unes sur les autres.
« Fustel, » je dois crier pour avoir son attention entre deux fusillades. « Fustel, c'est quoi une APAF ?
-Anti-Personnel, Anti-Fortification, des grenades tournoyantes qui explosent à l'impact. C'est pour détruire et carboniser l'intérieur des blockhaus ! » Dehors, les assaillants reprennent l'attaque et leur chef d'équipe donne de nouveaux ordres.
« Honoré, une deuxième APAF, le hangar secondaire, vise le mitrailleur et ses servants. » Nouvelle grenade, nouvel impact. « Au but ! Bon impact, fait signe aux autres de venir. »
Adria se roule en boule comme nous autres. Dehors ils sifflent la curée, littéralement : l'un des mutants appelle le reste du groupe. Courageuse, mais pas téméraire, je risque un coup d'œil par la fenêtre et vois un binôme incongru, une vision qui ne se reproduira pas de sitôt.
Archer, qui accompagne un autre lézard muni d'un fusil à lunette. Il accourt avec son fusil et en me voyant depuis ma cellule, il me fait signe.
« J'arrive Allison !
-Ils s'enfuient, pressez l'attaque ! » S'égosille leur chef. « Viser les camions, ne les laissez pas s'enfuir. » Ils mitraillent à tout va avant de renoncer. « Merde ! Ils sont partis. » Pause, « l'humain et Périgueux, vérifiez que le bâtiment est vide, libérez les prisonniers. Honoré, avec moi, on fait le tour du bâtiment puis on les rejoint, au trot. » J'allais pousser un soupir de soulagement, puis j'entends une dernière réplique qui me fait douter : « et retrouvez Lili. »
Archer a le chic pour trouver les bonnes fréquentations.
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