Le jour qui suivit la nuit où elle avait rêvé du monde de glace, Gray se retrouva donc dans cet endroit qu'elle détestait par-dessus tout : le monde réel. Comme d'habitude, elle se leva, mangea, s'habilla et alla au lycée. Un banal jour de fin septembre s'annonçait, mais après tout, n'était-ce pas le cas de tous les jours de l'année ? Ils étaient tous terriblement banals, ennuyeux, prévisibles. Gray avait une interro importante en mathématiques aujourd'hui, mais elle ne s'en souciait même pas.

Habituellement, elle se sentait tout de même un petit peu stressée, mais là, seule l'indifférence l'habitait. Le goût insipide de la vie était la seule chose qu'elle sentait dans ce moment où elle n'avait même plus l'impression d'avoir sa place.

Après s'être préparée, elle rejoignit son meilleur et seul ami, Hayden, à l'arrêt de bus, comme toujours. L'éternel sourire du jeune homme lui donnait presque envie d'être joyeuse, mais elle n'y parvenait pas. Sur le trajet, tandis que Hayden révisait à voix haute les notions de mathématiques qu'ils avaient dû apprendre pour l'évaluation d'aujourd'hui, Gray écoutait des chansons d'émo, zappant tous les titres quelque peu joyeux qu'elle écoutait à l'habituel , tels que Perfect d'Ed Sheeran ou encore Hey Jude des Beatles, préférant à ces chansons le sombre Crawling de Linkin Park. Elle avait comme l'impression que la joie n'avait pas sa place dans son esprit en ce monde, elle ne voyait de toute manière plus de quoi elle pourrait se réjouir.

-Tu ne trouves pas la vie ennuyeuse ? demanda-t-elle à Hayden, qui répétait avec entrain son interro.

Celui-ci tourna les yeux vers elle, surpris.

-Non, pourquoi, toi oui ?

Gray haussa les épaules, hésitant à se confier à celui qui était pourtant son meilleur ami.

-Pour être tout à fait honnête, oui. Tu as l'impression que je m'amuse ?

Hayden réfléchit quelques secondes, puis poussa un profond soupir :

-Je ne sais pas trop... Je crois que cela dépend des moments. Je ne veux pas me jeter des fleurs, mais j'ai quand même l'impression que tu es plus souvent heureuse à mes côtés que lorsque tu es toute seule ou avec d'autres gens. On s'amuse parfois, mais pas toujours. En fait, on ne se dispute jamais mais ça ne veut pas dire pour autant que tu es en permanence heureuse quand je suis là. Aujourd'hui, t'as pas l'air d'aller très bien... dit-il sur un ton un peu inquiet.

Gray acquiesça, puis répondit :

-Je reconnais que, certaines fois où je suis avec toi, je m'amuse et j'arrive à m'évader mais ça ne dure jamais bien longtemps. Au fond de moi, je reste quelqu'un de triste. Je ne parviens pas à redevenir la personne que j'étais avant la mort de ma mère, et cette personne, tu ne l'as jamais connu Hayden.

L'adolescent posa sa main sur l'épaule de Gray, pour lui faire comprend qu'il était là et qu'il ne la laisserait pas toute seule à se débattre avec le dur souvenir des évènements de son passé.

-D'ailleurs, poursuivis Gray, je ne vois même pas le but de la vie. Au lycée, on ne choisit pas vraiment les matières que l'on veut, c'est relou. Mais apparemment, c'est pour pouvoir accéder aux études de notre choix. Si les études que l'on fait sont si bien que ça, alors pourquoi y a-t-il autant d'étudiants qui ne suivent pas avec beaucoup d'enthousiasme leur cursus ? Et au final, on choisit nos études, mais il est courant que ça ne se passe pas très bien, la preuve, les étudiants sont stressés et beaucoup se drogues ou boivent pour penser à autre chose. On fait des études pour avoir un métier intéressant qui paye bien, mais alors pourquoi tant de gens sont déprimés à l'idée de se rendre au travail et pourquoi il y autant de personnes qui supplient leur patron de leur donner une augmentation ?

Hayden secoua la tête, ne partageant visiblement pas l'opinion de son amie :

-Tu es très défaitiste, je trouve. D'accord, ça saoule beaucoup d'entre nous d'être au lycée. Mais après, la plupart feront les études qu'ils voudront. Il y aura évidemment des gens qui se tromperont dans leur vocation ou qui ne pourront pas, pour une raison ou pour une autre, faire ce qu'ils avaient prévu au départ. Mais je pense que quand on est motivé, il y a toujours une solution ! On peut se reconvertir par exemple. De toute façon, ça arrive à tout le monde d'être ennuyé à l'idée d'aller au travail, parce que le monde professionnel a des hauts et des bas, comme partout !

-Ça n'est pas aussi simple que ça, soupira Gray. Toi, tu positives trop.

-De toute manière, continua Hayden en ignorant presque ce que la jeune fille venait de lui dire, il n'y a pas que le travail dans la vie ! Il y a aussi la famille qui est importante, et les amis. Il faut aussi penser à s'amuser en dehors de tout ça. Les voyages que l'on peut faire, les enfants que l'on va avoir, la personne dont on est amoureux, la maison de nos rêves que l'on acquiert enfin... Tout ça, c'est des projets. On n'arrive pas forcément à tous les réaliser, mais en général, on arrive au moins à en réaliser certains, et c'est ce qui nous permet d'avancer.

-Avoir des enfants, c'est vraiment pas quelque chose qui me branche... marmonna Gray. Tu es mon seul ami et l'unique personne que je fréquente au sein de ma famille est mon père. Quant à la maison de mes rêves, je ne suis pas sûre de pouvoir l'obtenir, et je ne pense pas que grand monde arrive à avoir l'endroit idéal, tu vois. Et s'amuser, ça veut dire quoi ? Aller boire un coup dans le bar du coin ? Sérieusement, c'est pas très marrant ! La seule chose qui me fait envie dans ce que tu me dis, c'est voyager. Je trouve ça super, mais comme toutes les choses géniales de ce monde capitaliste, ça coûte très cher.

Hayden leva les yeux au ciel, exaspéré :

-Alors, déjà, ok, tu n'as pas trop de famille ni d'amis, mais tu en as quand même. Crois-moi, c'est mieux que rien. Pour les enfants, tu dis ça maintenant parce que t'as légèrement perdu le goût de la vie, mais dans quelques années, tu diras plus forcément la même chose ! Et sinon, pour le prix du voyage, tout dépend de l'endroit...

Après cette dernière affirmation, Hayden sembla perdu. Il fixait le paysage qui défilait devant la vitre contre laquelle il était appuyé. L'adolescente remarqua qu'ils allaient bientôt arriver, alors elle se leva pour se préparer à descendre et dut appeler son ami à deux reprises pour que celui-ci cesse de fixer l'extérieur comme s'il essayait de trouver le sens de la vie.

Hayden suivit Gray, mais il n'avait pas l'air très présent, il était probablement encore dans ses pensées.

-On y va ? dit Gray qui s'apprêtait à descendre la marche du bus

Le jeune garçon posa ses yeux sur le visage de son amie, et esquissa un petit sourire, suivi d'un hochement de tête.

Ils descendirent du bus et firent quelques pas.

-Qu'est-ce qu'il y a ? questionna la jeune fille, qui ne comprenait absolument pas ce qui pouvait bien se passer dans la tête d'Hayden.

Hayden se rapprocha, et une fois à environ cinquante centimètres de l'adolescente, il lui dit dans un murmure :

-Gray, on va partir en voyage !

Gray fronça les sourcils, un air d'incompréhension sur le visage.

-Qu'est-ce que tu racontes ?

Hayden était visiblement très excité ; il ne cessait de faire de petits mouvements impatients, un large sourire aux lèvres.

-Tu dis que c'est la seule chose qui t'intéresse. Après tout, si la vie ne t'intéresse même plus actuellement, alors autant faire l'école buissonnière, non ?

Gray eût un petit rire et renchérit sur un ton ironique :

-Oui, c'est sûr que mon père sera ravi que je fugue sans rien dire en ratant le lycée !

Son ami haussa les épaules en feignant l'indifférence :

-Qu'est-ce ça peut bien faire ? Ce n'est pas une semaine d'école en moins qui va changer grand-chose !

-On pourrait se faire virer après ça ! insista Gray

-Mais non, la contredit Hayden, on expliquera que cela fait des années que tu es déprimée et que même si on aurait dû en parler ou je ne sais quoi, on s'est dit qu'il valait mieux que tu prennes des vacances ! Ils comprendront très bien.

Gray s'assit sur un banc, et réfléchit quelques secondes, trouvant de plus en plus de bonnes raisons de ne pas faire ce qu'Hayden lui suggérait. Elle se releva soudainement, un sourire illuminant son visage :

-Après tout, tu as raison. Qu'est-ce qu'on a à perdre ? Même dans le cas où je me ferais virer, ça ne changerait pas grand-chose à ma vie. Je m'ennuie tout le temps, si au moins pour une semaine je peux arrêter de me sentir comme ça, autant en profiter !

Hayden hocha frénétiquement la tête :

-Exactement ! approuva-t-il. Allons-y alors !

Hayden et Gray rigolèrent et partirent en courant, prenant le chemin opposé à celui pour se rendre au lycée. Ils ne savaient même pas où ils allaient : ils aviseraient au fur et à mesure. Pour une fois, Gray allait enfin être heureuse dans ce monde qu'elle haïssait...