V-1 : La Stèle Universelle
Un jour, les hommes cherchèrent à égaler le Tout-Puissant. Ils construisirent alors la Tour de Babel, la plus grande Tour que l'Univers ait jamais porté, afin qu'elle les mène au Ciel, et qu'ils puissent rejoindre leur Créateur. Furieux d'une telle prétention, le Tout-Puissant détruisit la Tour avant son achèvement, dispersa ses créatures de par le monde, et effaça les liens qui les rassemblaient par la frontière de l'incompréhension linguistique.
Si depuis ce jour les différentes peuplades se trouvèrent incapables de se comprendre mutuellement, ce ne fut toutefois pas le destin des Archanges, dont le rôle était justement de porter le message de la Lumière jusqu'aux recoins les plus obscurs de l'Univers.
Grand Livre de la Lumière, chapitre 19, verset 3
Galaniel avait perdu toute notion du temps. Il s'était occupé à compter les secondes au début, puis cette tâche rébarbative avait eu raison de sa patience. Rien ne permettait de mesurer les durées. Pas de soleil, de lune ou d'étoiles, mais toujours cette même lumière blanche, immuable et uniforme.
En plus du temps, l'espace semblait de même se déformer ici. Ils étaient entourés de toutes parts par le même manteau blanc de brouillard dense et impénétrable. Pour se dégourdir les jambes, Galaniel avait décidé de marcher dans une direction, prise au hasard. Il avait cheminé d'un bon pas, durant une durée indéterminée, curieux de voir ce que pourrait réserver cette nouvelle sorcellerie. Il ne s'en était pas même approché d'un centimètre. Les limites de l'Antichambre restaient toujours aussi éloignées, aussi inaccessibles. En apparence, pourtant, elles étaient toutes proches. Il avait couru, avec le même insuccès. La distance restait la même.
Il s'était retourné, et avait alors constaté avec stupéfaction qu'il ne s'était éloigné d'Alyne que de quelques mètres. Cette dernière le fixait, un sourire malicieux sur le coin des lèvres, le sourire de ceux qui en savent plus long.
Il n'avait pas tenté de communiquer à nouveau avec elle. Il était revenu sur ses pas, puis s'était assis, résigné. Ils ne pouvaient qu'attendre, sans qu'il ne sache ce qu'il allait advenir.
Une tige dorée se mit à surgir du sol, tirant aussitôt Galaniel de sa léthargie. Il bondit en arrière, prêt à réagir, la main crispée sur le pommeau de son épée. Alyne s'était quant à elle relevée en silence, sans la moindre hâte ou crainte. Elle posa les yeux sur la tige qui continuait de se développer et de s'étoffer. Seule une certaine curiosité semblait briller dans son regard.
Une bille était apparue à l'extrémité de ce qui ressemblait pour l'instant à une plante en pleine croissance. Elle se mit à enfler de façon démesurée, jusqu'à occuper l'espace d'une sphère de plus de deux mètres de diamètre. Malgré sa taille, la pousse qui l'avait créée en devenait presque ridicule.
Puis elle éclata, pour laisser retomber au sol un corps inanimé, sous une pluie de fines gouttelettes dorées qui se vaporisèrent aussitôt.
Galaniel et Alyne s'approchèrent tous deux. La créature poussa un grognement rauque alors qu'elle reprenait connaissance. Elle porta une patte griffue à sa tête épaisse, que recouvrait un casque garni de pointes et de cornes. Elle se décida alors à se relever et épousseta les peaux calcinées qui couvraient en partie son épaisse fourrure mordorée.
L'être se dressait désormais de toute sa hauteur et surplombait Galaniel comme Alyne de plusieurs têtes. Ses yeux jaunes semblèrent enfin les remarquer tous deux. Sa mâchoire aux crocs inquiétants s'agita pour émettre une suite incompréhensible de sonorités dures et rugueuses. Il s'avança d'un pas dans leur direction ; tous deux reculèrent d'un commun accord, toujours sur leurs gardes.
La créature eut un mouvement brusque du bras qu'ils ne parvinrent pas à interpréter, puis n'insista pas.
Tous trois se jaugèrent un instant, incapables de communiquer entre eux. L'apparence du nouvel arrivant n'évoquait rien de connu pour Galaniel, y compris dans des légendes de Shawn ou de Zyx. Il portait dans son dos une lourde hache, ce qui devait aussi faire de lui un guerrier. À l'instar du Shawnien, ses vêtements étaient rapiécés et maculés de sang. Sans doute avait-il vécu périple semblable au sien avant de se retrouver ici.
Les yeux de Galaniel se portèrent sur sa patte droite, enferrée dans un gant de métal. De longs picots ensanglantés émergeaient à hauteur des premières phalanges. L'inconnu suivit son regard, et tira un chiffon d'une sacoche en bandoulière pour essuyer chaque pointe, l'une après l'autre.
Il continua jusqu'à ce qu'elles brillent à nouveau toutes de leur même éclat métallique et sinistre. Il rangea dans sa besace son chiffon désormais coloré d'incarnat, puis dégrafa son gant qui alla l'y rejoindre.
L'inconnu grogna de nouveau. Sans doute un signe d'impatience, ou bien une incitation à l'imiter. Galaniel et Alyne suivirent son exemple, et rangèrent à leur tour leurs armes.
Ils n'eurent pas le temps de faire davantage. Le brouillard qui les entourait de toutes parts se dissipa, et le sol se métamorphosa en une terre meuble et compacte. Les rayons d'une nouvelle lumière, douce et dorée, chaude et réelle, les enveloppèrent.
Galaniel n'en croyait pas ses yeux. Le lieu psychédélique et insensé dans lequel ils se trouvaient avait laissé place à un village. Des huttes de paille les entouraient désormais, agencées en cercles concentriques. Une bonne cinquantaine d'autochtones les fixaient avec une attention qui le déstabilisa. De l'un à l'autre, leurs apparences pouvaient varier du tout au tout. L'un ressemblait à un nain, l'autre était plus grand et imposant que Césape. L'un avait quatre bras, un autre quatre jambes, et ressemblait à un centaure. Certains avaient des cornes, des écailles, ou même des ailes.
Malgré leurs différences morphologiques, tous étaient recouverts dans leur intégralité par la même armure dorée. Le métal épousait le moindre contour de leurs corps et laissait transparaître le moindre détail avec une finesse inégalée.
Était-ce eux les représentants de l'Ordre des Voyageurs ?
Certains d'entre eux s'écartèrent, pour laisser le passage à une vieille femme aux longs cheveux grisâtres. Elle s'aida de sa canne pour avancer jusqu'au premier rang. Contrairement aux autres habitants, elle ne portait aucune armure, mais seulement des vêtements amples et usagés.
L'instant de surprise passée, Galaniel resta sur le qui-vive, redoutant une nouvelle épreuve. Il jeta un coup d'œil à ses deux compagnons.
Alyne n'avait pas bougé d'un pouce. Néanmoins, son visage laissait transparaître une certaine nervosité. Les deux pattes de l'inconnu s'étaient quant à elles refermées sur sa lourde hache. Il serait prêt à s'en servir si nécessaire.
La femme s'était arrêtée. Sur son visage raviné par le temps, ses yeux blancs ne regardaient pas les trois arrivants ; elle était aveugle.
Elle leva sa canne vers le ciel blanc, vers l'astre d'or gigantesque qui les inondait de sa clarté éblouissante. Le pommeau, jusqu'alors dissimulé par sa main, se mit à étinceler avec force.
Puis elle la planta d'un geste vigoureux dans le sol.
La canne s'embrasa. Deux traînées pourpres en jaillirent et formèrent un cercle de flammes qui entoura les trois arrivants pris au dépourvu.
Le sol trembla. Tout près d'eux, au centre exact du cercle de flammes, la terre se souleva. Ils reculèrent.
Dans un grondement assourdissant, un gigantesque monolithe émergea du sol. La poussière qui l'entourait ne fut pas longue à se dissiper, non sans avoir arraché quelques toussotements.
Le monument était colossal. Il s'agissait d'un impressionnant bloc de marbre blanc gravé d'innombrables inscriptions en or que Galaniel ne parvenait pas à déchiffrer. Les lignes alternaient avec des écritures cunéiformes, des idéogrammes, des hiéroglyphes, ou toutes autres sortes d'alphabets. Les langues d'une multitude de civilisations semblaient cohabiter ici, jusqu'à en donner le vertige. Les signes s'étalaient jusqu'au sommet de la stèle, pour comptabiliser des centaines, peut-être des milliers de lignes.
Le monument étincela d'une lueur étrange. Un éclair atteignit de plein fouet Alyne et la fit tomber à genoux. Galaniel se précipita vers elle.
Elle était toujours consciente, bien que le souffle court et irrégulier, et lui fit signe de s'arrêter. Elle se releva péniblement, puis épousseta sa tunique enduite de terre et de poussière.
Galaniel se retourna vers le monolithe, et le scruta avec anxiété. Des étincelles crépitantes le parsemaient ; parfois des arcs électriques se formaient avec le sol dans un craquement sonore impressionnant.
Un éclair l'atteignit à son tour sans crier gare. Le contact fut cependant indolore, à la grande surprise du jeune homme. En revanche, un flot de mots, de symboles inconnus,de sons inédits, déferla dans son esprit. Il tomba à genoux, suffocant, et tenta de rassembler ses pensées. De nouvelles manières de désigner le monde se faisaient jour ; de nouveaux vocabulaires résonnaient dans son esprit.
Peu à peu, il retrouva ses moyens, et parvint à assimiler l'héritage que lui avait transmis la stèle. Il se redressa, le cerveau encore brumeux, et remarqua Alyne qui le regardait, un sourire malicieux au coin de lèvres.
« Drôle d'impression, n'est-ce pas ? » Lui lança-t-elle.
Galaniel s'immobilisa. Elle avait beau lui avoir parlé dans sa propre langue natale, la signification des paroles s'était aussitôt imposée dans son esprit.
Il aurait sans doute même pu lui répondre dans cette même langue, mais préféra le faire en shawnien. Une langue qu'il était sûr de maîtriser, et qu'elle devait donc maintenant comprendre de même.
« Ce... c'est ceci qui me permet de vous comprendre, c'est cela ? Demanda Galaniel en désignant le monolithe.
— Ceci, comme tu dis, est la Stèle Universelle. Un don de la Grande Déesse, afin de faciliter la tâche des Voyageurs. Cela permet de supprimer entre eux les barrières linguistiques, ainsi qu'avec les peuplades qu'ils représentent. »
Elle s'arrêta, avant de reprendre, une lueur énigmatique dans les yeux.
« À vrai dire, avoua-t-elle, je suis assez surprise de rencontrer un prétendant au titre de Voyageur qui semble tout ignorer de cet Ordre. Sur mon monde natal, nous sommes instruites en détail sur tout ce qui nous attend.
— Il n'y a pas vraiment d'épreuves organisées sur ma planète, avoua Galaniel. L'Ordre des Voyageurs y était suffisamment méconnu pour que je n'en aie jamais entendu parler. »
Alyne afficha une mine abasourdie quant à l'isolation totale du lieu dans lequel il avait grandi.
Galaniel préféra détourner le regard vers leur compagnon inconnu. Sa griffe gravait des signes inconnus à la base du monolithe comme si ce dernier était constitué d'argile. Arrivé à l'extrémité de la ligne, il s'arrêta, recula, puis fixa son œuvre d'un regard vide. Les lettres s'embrasèrent d'une lumière chaude et dorée.
Galaniel sentit aussitôt les mots d'une nouvelle langue s'immiscer dans son esprit et y trouver signification avant de s'estomper.
Déjà, la Stèle s'enfonçait dans le sol en soulevant un nouveau nuage de poussière. À sa base s'étalait une nouvelle ligne de lettres d'or.
Ils attendirent quelques instants que la fumée se dissipe, avant de pouvoir distinguer à nouveau le village et ses habitants. Ils remarquèrent que le cercle de flammes qui les entourait auparavant avait disparu entre-temps.
La vieille femme s'approcha d'eux. Sur son cou ridé et ses poignets osseux dansaient d'innombrables ornements, pendentifs, et autres talismans. Elle s'arrêta devant eux, et Galaniel eut l'étrange sensation qu'elle les dévisageait malgré ses yeux aveugles.
« Je vous souhaite la bienvenue dans ce village, prétendants au titre de Voyageur. Les Salvens vont vous accompagner à la demeure qui vous a été réservée. Reposez-vous-y autant que vous le désirez, mais faites-nous l'honneur de vous joindre à la Cérémonie de ce soir. »
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