1 Appelez Moi Shi
Il pleut. Les gouttes d'eau ruissèlent le long des façades sales des immeubles, suivent les sillons des trottoirs mal entretenus pour converger en de petits ruisseau qui longent la rue dans les caniveaux. L'odeur d'humidité est étouffante, mais elle recouvre toute trace. La pluie emporte les effluves, et les chiens ont plus de mal à suivre leurs pistes. Les lampadaires éclairent de leur lumière blême et vacillante le ballet incessant de l'eau qui martèle le sol. Ce martèlement est le seul bruit qui hante la nuit. Il camoufle tout le reste. La discussion discrète du dealer sous un porche au bout de la rue. Les pleurs de cette femme qui se fait battre à l'étage. Les cris des nourrissons de l'orphelinat dans mon dos. Les bruits de pas discrets mais assurés du prédateur. Mon sourire s'élargit.
J'aime la pluie.
J'enfile ma capuche, et glisse mon masque sur le bas de mon visage, avant de quitter mon abri et de m'avancer dans la petite ruelle sous la pluie battante. Un rat s'enfuit en me voyant et disparait par une fissure invisible aux yeux du commun des mortels. Mais pas pour moi. Je la remarque immédiatement: elle est située juste derrière une gouttière ruisselante, et mène probablement directement aux égouts, où des centaines de ses congénères se tapissent dans l'ombre. Le dealer et son client se séparent précipitamment en me voyant arriver. Contrairement au rat, leur fuite est lente, pataude, et inefficace. Si je décidais de les chasser, ils n'auraient pas la moindre chance. C'est ce que j'aime avec les humains. Ce sont des proies faciles. Et moi, je suis leur prédatrice.
Mon nom est... oh, ça n'a pas d'importance. Qu'est ce qu'un nom après tout, sinon une étiquette permettant de se fondre dans la masse grouillante. Je préfère ne pas avoir de prénom. Après tout, je suis au dessus de tout ça. Mais si on devait référer à moi, on pourrait m'appeler Shi. C'est le surnom qu'on m'a donné, dans le milieu. Un nom qui me correspond assez bien, puisqu'il signifie "mort". D'autres m'appellent la Veuve Noire, mais c'est un peu moins discret comme appellation. Et puis, c'est le nom d'une foutue araignée. Il me suffit d'un doigt pour l'écraser. M'appeler ainsi, c'est supposer que je suis aussi faible.
La dernière personne qui m'a appelée ainsi l'a regretté. Plus personne n'a réutilisé ce surnom devant moi depuis.
Mais je digresse. Comme souvent, lors de mes séances de chasse. Comme il est agréable, de sentir la piste de sa proie et de la traquer jusqu'à son terrier... c'est encore plus drôle lorsqu'elle se doute de quelque chose. Elle surveille ses arrières. Elle stresse. Elle sent ma présence mais ne peut me détecter, ressent le danger mais ne peut y échapper. Et ce désespoir est ce qui rend mon boulot si plaisant. J'aime découvrir ces nouvelles émotions sur le visage de mes proies quand je coupe le fil de leur vie.
Je suis Shi, et mon job, c'est de tuer des gens.
C'est presque un hobby, à vrai dire. Certains peignent de magnifiques fresques. D'autre composent des odes aux sonorités nouvelles et ensorcelantes. D'autres encore s'évertuent chaque jour à percer un peu plus les secrets de l'univers. Chacune de ces occupations est, selon moi, une forme d'art; une forme de recherche de la perfection dans ce que l'on fait. Et je me targue d'être une artiste, aussi.
D'un tout autre type, bien sûr.
J'arrive au niveau de la porte en bois. Je l'ai déjà repérée en début d'après midi; j'ai coincé un chewing gum au niveau de la serrure pour l'empêcher de se fermer totalement. Un chewing gum pas mâché par moi, bien sûr. Je ne suis pas stupide au point de laisser des traces aussi évidente derrière moi. J'entrouvre la lourde porte de manière à la faire grincer au minimum. Le léger crissement qu'elle produit tout de même est satisfaisant. C'est le bruit du monstre qui entre dans la pièce, dans tout bon film d'horreur. Frisson garanti. Pour la plupart des gens, en tout cas. Moi, ça ne me fait rien. Il faut dire que je ne ressens pas beaucoup d'émotions. Mais l'euphorie que me procure la chasse est l'une des rares qui me fasse vibrer.
J'avance lentement dans le couloir de l'immeuble. Le bruit de mes bottine sur le carrelage résonne longuement dans le corridor. J'observe attentivement le sol. Des traces de pas boueuses remontent le couloir. Mon oeil exercé peut dire que sa démarche était chaotique et mal assurée. Et il y a de quoi. Je ne peux m'empêcher de sourire. Mon oeuvre de ce soir est particulièrement bien faite.
Je pose un pied sur la première marche et commence à monter les escaliers. Les traces les montent également, mais se font de moins en moins claires. Plus on s'éloigne de la porte d'entrée, moins il y a de boue sous les chaussures. Mais ce n'est pas grave; il n'y a qu'un seul chemin de toute façon. Lentement, en écoutant le moindre bruit, à l'affut du moindre mouvement, je monte les marches. J'ai tout mon temps. Et une proie paniquée tente parfois de s'en prendre à son prédateur. Après quelques longues minutes, j'arrive au dernier pallier. Une fenêtre menant aux toits est ouverte. Exactement comme prévu. Je passe ma main gantée sur la poignée de l'unique porte du pallier, et constate qu'elle est bien fermée. Ou plutôt bloquée, par mes soins, plus tôt dans l'après midi. Je suis méticuleuse. Je fais toujours en sorte que ma proie aille là où je veux.
J'enjambe la fenêtre et m'avance en équilibre sur le bord du toit. Les tuiles sont glissantes, à cause de la pluie. Mes yeux scrutent les environs. Le toit est un cul de sac, et je le sais. Les immeubles à côté sont plus hauts. Nous sommes trop hauts pour sauter. La seule sortie est la porte d'en bas... mais entre le toit et la porte d'entrée de l'immeuble, se trouve... moi.
Je sais que ma proie est cachée sur ce toit. Derrière une cheminée, ou en train d'essayer d'entrer dans l'appartement du dernier étage en cassant une fenêtre, peut être. Ça ne change pas grand chose pour moi. Je m'avance lentement sur le toit, alors qu'un frisson me parcourt. Mon sourire s'élargit encore. Que cette sensation est douce... j'entend un sanglot partiellement camouflé par le bruit de la pluie. Je reconnais ce genre de son. C'est celui que l'on fait lorsqu'on met sa main devant sa bouche en espérant que cela va camoufler les bruits. Je me dirige vers la source.
J'arrive près d'une cheminée. Mes bottines frappent les tuiles à chaque pas. La pluie tambourine. Je m'arrête un instant, comme si j'hésitais, juste derrière la cheminée. J'aime laisser un dernier espoir à ma proie. La satisfaction n'en est que plus grande. Puis, décidant que j'ai assez joué... je passe la tête derrière l'obstacle et baisse les yeux vers le déchet humain qui se trouve là, ratatiné contre son dernier rempart, les yeux emplis de larmes, hoquetant pathétiquement au sol. Décidément, ces proies ne sont jamais belles à voir, quand elles voient la mort droit dans les yeux.
-Arretez... je vous en supplie je ferais ce que vous voulez! J'allais rembourser! Je vais trouver de l'argent, je vous le promet. Je ne voulais pas tromper le parrain, mais il me mettait trop la pression.
Il croasse à toute vitesse, déblatérant des excuses que j'ai déjà entendu mille fois. Je réponds toujours. Bonne conscience professionelle. Ce sont ses dernières paroles, il serait regrettables qu'elles s'envolent au vent.
-C'est vrai?
-Oui! Dites le au parrain. Vous verrez, dans un mois j'aurais tout remboursé. Et j'aurais même plus!
Quel ennui. Toutes ces considérations économiques me filent la nausée. L'argent n'est qu'un moyen. Et s'il croit que promettre quelques billets va m'empêcher d'accomplir mon oeuvre...
-Je suis désolée, Monsieur, mais pour ce genre de demande il faut aller au service réclamation. Quant à moi... je fais mon job.
Je me baisse pour le saisir par le col et le traîner le long du toit. Le petit homme pathétique hoquette de plus belle et se débat du mieux qu'il peut. Mais je fais de la muscu; il faut bien maintenir en forme ce corps de déesse.
-Arretez je vous en supplie! Je ferais ce que vous voulez! Pitié! Pitié!
-Dites moi monsieur, avez vous de la pitié lorsque vous revendez sans aucun état d'âme une entreprise en en ayant licencié la moitié des employés? Vous jouez en bourse, il me semble.
-Ce n'est pas comparable! Et c'est juste mon métier, je...
-Exactement. Ce n'est pas comparable. Et je suis mal placée pour faire la leçon sur la pitié. Ce n'est rien de personnel...
Nous sommes au bord du toit. La rue se révèle quelques dizaines de mètres en contrebas.
-Ce n'est que mon métier. Dis-je.
D'un geste brusque, je fais basculer son petit corps frêle et boudiné par dessus mon épaule. Puis je lâche prise. Le temps semble presque se ralentir, alors que son corps se détache de moi, du sol, du toit, et tombe lentement vers le sol. Son visage est marqué par l'horreur de l'inéluctabilité de la fin. De la mort.
Il s'écrase dans la rue avec un bruit immonde. Il n'a même pas réussi à crier. La mort est toujours plus pathétique que dans les romans ou les films. Mais je la trouve bien mieux ainsi. Elle me fait me sentir... vivante. Et supérieure.
Car je suis supérieure. C'est moi qui chasse, c'est moi qui prend les vies, c'est moi qui, en un instant, détruit le travail de milliers de journées d'une existence emplie de rêves et d'espoirs. Avoir la possibilité de tenir le destin entier d'une personne entre ses doigts est un sentiment incomparable. Et je ne peux m'en passer.
Je jette à peine un regard au corps lorsque je repasse à côté en sortant de l'immeuble. Un cadavre n'a rien de beau. C'est l'action qui mène à transformer une merveilleuse machine de la nature parfaitement fonctionnelle en cadavre inerte qui est une oeuvre d'art.
Et je suis satisfaite de mon oeuvre. Je m'éloigne sans un regard en arrière.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro