Scène 1
Le décor est classique : un salon bourgeois abondamment décoré de toutes sortes d'objets, de tableaux, de pendules, de figurines en porcelaines... Il y a une grande cheminée dans le fond, surmontée de fleurs mises en vase, et des fauteuils sont posés devant elle ainsi que quelques guéridons sur lesquels reposent, une fois de plus, des bouquets de fleurs. Au centre du salon est dressée une longue table noireà la vaisselle noire et aux cierges noirs. La pièce est sombre et l'ambiance est feutrée, étrange. Angélique est sur scène et finit de mettre la table, allumant des bougies. Madame Louise Laroche entre, l'air fatiguée, et enlève son long manteau.
Louise Laroche : Angélique, me voilà ! J'ai passé une journée abominable, tout à fait abominable ! J'ai besoin d'un verre ! (elle remarque la table mise) Et bien, Angélique, que se passe-t-il ? Fêtons-nous quelque chose ?
Angélique : Bonjour madame...
Louise Laroche: Oui, oui, bonjour, comme si la journée avait été bonne... Mais réponds à ma question, aurais-je oublié quelque événement ?
Angélique : Non, Monsieur m'a tout simplement...
Louise Laroche lui coupant la parole : Mon mari est déjà rentré ? Mais ne devait-il pas passer la soirée à jouer au poker avec des amis ?
Angélique : Il a annulé.
Louise Laroche : Annulé ? Cela m'étonne, ce n'est pas dans ses habitudes. Et tu n'as toujours pas répondu à ma question, Angélique...
Angélique : C'est bien parce que madame m'en a empêché...
Louise Laroche : Et bien, parle ! Pourquoi ces bougies, cet encens, cette porcelaine, ce cristal ?
Angélique : Je voulais vous le dire, Monsieur m'a expliqué que...
Louise Laroche : Grand dieu ! Notre anniversaire de mariage !
Angélique : Non madame, il est dans trois mois...
Louise Laroche : Oh, oui, effectivement...
Angélique : Madame n'a pas grande mémoire. Veut elle que je lui rappelle la date de son propre anniversaire ?
Louise Laroche : Pardon ? Tu es étrange ce soir, tu as trop d'audace ! Cesse donc de te moquer et explique moi plutôt ce qui se prépare ici même, sans que j'en sois prévenue !
Angélique : Si Madame n'a pas été prévenue, c'est parce que Monsieur me l'a demandé... Je n'en suis pas responsable...
Louise Laroche : Peu importe, je dois être mise au courant, maintenant parle !
Angélique : Nous allons avoir des invités...
Louise Laroche : Sept assiettes, sept verres, j'aurais très bien pu le deviner moi-même...
Angélique : Oui mais vous ne l'avez pas fait...
Louise Laroche : Passons... Qui est convié ?
Angélique : 5 personnes...
Louise Laroche : Tu te moques de moi ?
Angélique : Je n'oserais jamais...
Louise Laroche : Pour l'amour du ciel, Angélique, qui recevons-nous ?
Angélique : Votre fils, madame...
Louise Laroche : Florian ?
Angélique : Vous n'en avez qu'un, il me semble...
Louise Laroche : Mais il est à Paris !
Angélique : Madame ne manquera pas de remarquer que la voiture a été inventée il y a deux siècles et que Florian fait de la moto... Certes, cela ne fait pas deux siècles, mais il en fait...
Louise Laroche : Oh mon dieu, il lui faudra donc s'encastrer dans un chêne pour comprendre que rouler sur deux roues n'est pas une bonne idée ?
Angélique : Oui, vous avez raison, le chêne ne le supporterait pas !
Louise Laroche : Puis, voiture ou non, le trajet est extrêmement long ! Et cela fait des années que Charles n'a pas parlé à son fils...
Angélique : Ils se sont vus il y a six mois, pour l'anniversaire du jeune homme...
Louise Laroche : Six mois, un an, trois ans... Le temps est dérisoire lorsqu'un père est séparé de son enfant...
Angélique : N'était-ce pas monsieur qui avait chassé Florian ?
Louise Laroche : Peu importe ! Et n'appelles pas Florian Florian... Lui aussi a le droit à ton respect...
Angélique : Comment voulez-vous que je l'appelle ? Comte ? Seigneur ? Majesté ?
Louise Laroche : Monsieur devrait suffire...
Angélique : Je disais-donc : n'étais-ce pas monsieur qui avait chassé monsieur ?
Louise Laroche : Je le répète : peu importe ! Cela fait une éternité qu'ils ne se sont pas vus, voilà tout l'objet de ma surprise ! Mais qui d'autre sera avec nous ?
Angélique : Mademoiselle Volage...
Louise Laroche : Volage... Volage... Volage... Cela me dit quelque chose...
Angélique : C'est la fleuriste du coin de la rue, celle qui ne quitte jamais son collier de pierres rouges...
Louise Laroche : Mais bien sûr, la boutique Volage... Je n'ai jamais vu cette Madame Volage mais ses compositions sont exquises... Une femme ayant autant de talent artistique ne peut être qu'une femme respectable... Ne trouves tu pas, Angélique ?
Angélique : Au vu de vos travaux de couture, cela me parait tout à fait exact...
Louise Laroche : Mais pourquoi l'avoir conviée ? C'est une parfaite inconnue, n'est-ce pas ?
Angélique : Je n'ai fait qu'envoyer les invitations que Monsieur m'a tendues, je n'ai fait qu'obéir aux ordres, comme d'habitude...
Louise Laroche : Arrête donc de geindre et aide moi à réfléchir... Charles veut il la remercier pour ses bouquets ? Cela serait étrange, non ?
Angélique : Oui...
Louise Laroche : Et puis, il n'aurait eu qu'à lui laisser quelques francs en plus, tout simplement...
Angélique : Certainement...
Louise Laroche : Jamais nous n'invitons de commerçante à notre table... Elles ne savent pas quoi porter, quoi dire, comment se tenir, c'est une horreur !
Angélique : Vous croyez ?
Louise Laroche : Vraiment, ma fille, tu ne m'aides guère...
Angélique : Madame ne m'en donne pas beaucoup l'occasion...
Louise Laroche : Sers-moi plutôt de ce vin au lieu de me faire des reproches ridicules...
Elle parle du vin posé sur la table.
Angélique : Monsieur le garde pour le repas...
Louise Laroche : Et alors ? Nous avons d'autres bouteilles à la cave !
Angélique : Cette cuvée est spéciale, votre mari serait déçu de vous surprendre en train de la boire...
Louise Laroche : Très bien, Angélique... Je vois que tu as décidé de me contrarier, ce soir...
Angélique : Non, seulement de répondre à mes devoirs de domestiques... N'est-ce pas plutôt votre mari qui a décidé de vous contrarier ?
Louise Laroche : Sottises, toujours autant de sottises... Ecoutez là... (elle imite Angélique) « Répondre à mes devoirs de domestiques, aux ordres de monsieur »... Mais, ma fille, tu as encore beaucoup à apprendre de ma perfection... Regarde un peu cette salle : il y fait sombre, trop sombre, les bougies éclairent à peine l'extrémité de la table... Crois-tu qu'on ait envie de diner à l'aveugle ?
Angélique : C'est le souhait de monsieur...
Louise Laroche : Vraiment ? Et ces assiette, ces verres, cette nappe... Noir sur noir, aucune nuance, aucune clarté... Du noir, du noir, et encore du noir... Un peu de rouge, de vert ou de blanc serait-il trop demandé ?
Angélique : C'est ainsi que monsieur veut son diner...
Louise Laroche : Allons, mon mari n'est pas responsable de tous vos défauts, ma fille ! Votre robe remontée, par exemple, vos cheveux défaits, votre poitrine trop exposée... Serait-ce Monsieur, comme vous l'appelez, qui vous a réclamé cette liberté d'apparence ?
Angélique : Exactement...
Louise Laroche : C'est grotesque, tout simplement grotesque...
Angélique : C'est pourtant la vérité...
Louise Laroche : Si tu le prétends, je veux bien te laisser avoir raison... Mais tout cela n'éclipse pas tes défauts, Angélique... Pour preuve, je n'ai toujours pas le verre de vin que je demande depuis maintenant un quart d'heure...
Angélique : Madame aurait-elle oublié que je le lui avais refusé ?
Louise Laroche : Tu me fatigues...
Louise s'assoit un instant dans un fauteuil.
Louise Laroche : Dis-moi plutôt qui d'autre sera présent...
Angélique : Votre belle-mère, madame...
Louise Laroche : Le diable existe donc !
Angélique : Nous sommes tous le diable de quelqu'un...
Louise Laroche : Suis-je le vôtre ?
Angélique ne répond pas.
Louise Laroche : Peu importe.
Angélique : Votre belle-mère sera aussi accompagnée par son fils...
Louise Laroche : Charles ? Mais bien sûr qu'il sera là, c'est son diner !
Angélique : Non, le frère de Monsieur !
Louise Laroche : Oh, évidemment...
Louise Laroche enlève ses escarpins.
Louise Laroche : Ma foi, Jean n'est pas déplaisant et a toujours de bons traits d'esprit... Il comblera les silences mal placés...
Angélique : Madame a toujours su cerner les hommes... Et les bons hommes...
Louise Laroche : Allons, que vas-tu dire là ? Je ne faisais que constater le don de plaisanterie de mon beau-frère, rien de plus...
Angélique : Il est toujours bon de remarquer que les deux frères sont de physiques avantageux, l'un comme l'autre, Charles autant que Jean...
Louise Laroche : Angélique, tu parles de ton maître ! Et arrête donc de dire des bêtises, un homme peut-être beau sans être charmant...
Angélique : Monsieur n'est pas charmant ?
Louise Laroche : Monsieur, si, mais son frère n'a du charme que la figure et la langue sans en avoir l'esprit...
Angélique : Mais la figure et la langue peuvent très bien combler le vide que représente l'esprit !
Louise Laroche : Arrête donc, je te le répète ! Et si je compte, nous voilà seulement six à cette table pour sept... Qui est le dernier invité ?
Angélique : Vous ne le connaissez pas, c'est un ami de Monsieur que vous n'avez jamais rencontré...
Louise Laroche : Comment s'appelle-t-il ? Peut-être que Charles m'en a déjà parlé...
Angélique : Je ne me rappelle plus de son nom de famille, certainement commun, mais son prénom est Tristan il me semble...
Louise Laroche : Tristan ?
Angélique : Oui, Tristan... Vous en avez souvenir ?
Louise Laroche : Non, mais les nouvelles rencontres ne m'inspirent jamais confiance... C'est un principe que ma mère a réussi à m'inculquer sans trop de difficulté... Après tout, combien de trahisons ai-je connu, n'est-ce pas ? Et puis, ma vie n'est pas...
Angélique : Madame ferait mieux d'aller se préparer, les invités seront bientôt là...
Louise Laroche : Je suis prête, Angélique...
Angélique : Non, vous ne l'êtes pas... Monsieur veut vous voir habillée de noir...
Louise Laroche : Moi ?
Angélique : Tout le monde...
Louise Laroche : Serions-nous à une réunion d'affaire, à une veillée funéraire ?
Angélique : Je ne fais...
Louise Laroche : Qu'obéir aux ordres, je le sais, on te paye pour cela...
Angélique : Certes, vous me payez... Pas assez à mon goût, mais vous me payez...
Louise Laroche : Ce n'est pas le moment pour les réclamations... Dis-moi plutôt quelle tenue serait de circonstance ?
Angélique : La robe sombre et légère, celle que Madame portait au gala de la municipalité... Le cou et les doigts cernés de vos rubis, vous serez remarquable...
Louise Laroche se relève subitement, enthousiaste.
Louise Laroche : Tu aurais pu être Coco Chanel mais tu es devenue domestique... La nature est parfois bien cruelle... Je ne saurais comment te remercier pour tes précieux conseils...
Angélique : J'ai bien quelques idées mais ce n'est apparemment pas le bon moment pour les réclamations...
Louise Laroche : Exactement, c'est plutôt le moment pour moi de me vêtir et de devenir femme... Vraie femme...
Angélique : Que Madame prenne son temps, la pauvre Angélique s'occupe de tout...
Louise Laroche : S'occuper de tout est une chose, bien s'en occuper en est une autre... Mais je t'offre ma confiance...
Angélique : Madame est trop bonne...
Louise Laroche : Pas plus que monsieur...
Louise Laroche sort, prêtes à se changer, alors qu'Angélique reste pour tout parachever.
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