Chapitre 1
Il avait failli ne pas la voir.
Elle se tenait sur le bord de la falaise, droite, sans bouger un seul membre malgré le vent violent qui fouettait son corps. Ses cheveux, eux, ressemblaient à des fils d'or tendus tout autour de son visage et sa robe rose pastel reflétait les quelques rayons de soleil qui perçaient les nuages.
Ses pupilles étaient tournées vers l'horizon. Ses poings étaient serrés. Il pouvait percevoir un mélange de colère et de sérénité en elle. Un mélange singulier qui attira irrémédiablement son attention.
Il avait pris ce chemin pour fuir ses responsabilités, pour se dissimuler du Royaume tout entier, comme il avait l'habitude de le faire ; il s'asseyait sur l'herbe, les jambes pendues dans le vide, et laissait son esprit divaguer, le regard plongé dans l'eau qui se fracassait contre les rochers, quelques mètres sous lui.
Mais là, il y avait cette jeune femme. Qu'il n'avait jamais vue. Qui resplendissait dans la lumière du soleil couchant, avec cette expression indéchiffrable sur le visage.
Il trébucha lorsqu'il s'avança, porté par sa curiosité, alors il décida de rester immobile pour observer l'inconnue. Pas question de grimper la pente pour s'installer à ses côtés. Il ne souhaitait pas la déranger... Notamment parce qu'il comprenait pourquoi elle se trouvait ici.
C'était si bon de se détacher de la réalité quelquefois. De tout lâcher. De vibrer avec la nature qui les entourait.
Il s'assit donc dans l'herbe, au milieu des fleurs, et tourna sa tête vers le ciel. Il n'était pas bleu, mais orange, rose, jaune. Une myriade de couleurs le composait et annonçait que la nuit approchait lentement. Ce spectacle le fit sourire. C'était fabuleux. Il n'y avait pas d'autres mots pour décrire ce qu'il voyait.
Il sentit lentement son agacement s'estomper et soupira pour la énième fois. Son père avait le don de le mettre dans tous ses états, surtout lorsqu'ils abordaient la sécurité du Royaume et les étranges événements qui semblaient toucher les habitations et les cultures à la périphérie de celui-ci.
La vision des feuilles et des racines noires, plus obscures que les plumes d'un corbeau, ne cessait de le poursuivre. Il se revoyait prendre une purle, ce fruit sphérique à la couleur violette, et le regarder se dissoudre en une poussière grise. Il se revoyait grimacer et retenir la panique qui avait menacé de lui faire perdre ses moyens. Il se revoyait courir jusqu'au palais pour informer son père de la situation, son père qui était conscient qu'un phénomène inexplicable réduisait les champs verdoyants en cendres depuis plusieurs jours.
Ils s'étaient querellés, les mots avaient explosé dans la salle du trône, et il avait été réduit au silence par le ton ferme de son géniteur qui lui avait rappelé son devoir et le comportement irréprochable qu'il devait adopter. Il était le prince, il représentait le meilleur du Royaume de Rubis. Alors il avait tenté d'oublier ce qu'il avait vu, mais il était trop tard.
Le roi refusait peut-être de se confronter à la réalité, mais pas lui.
Porté par son optimisme et ses espoirs, il avait voulu, le matin même, proposer une solution, celle d'examiner les lieux dévastés et de convoquer les guérisseurs les plus compétents du Royaume pour trouver la source du mal qui semblait dévorer la terre de celui-ci. Mais comme il s'y attendait, son père avait refusé de l'écouter, et l'avait congédié en donnant l'ordre pur et simple de le jeter dehors pour qu'il réfléchisse.
Il tenta de chasser ces pensées de son esprit. En vain. Quelque chose n'allait pas. Quelque chose faisait mourir les plantations, comme une maladie aussi sombre que la nuit qui laissait sa trace partout où elle passait. Les villageois étaient apeurés, la plupart se réfugiaient derrière les murs imposants du Royaume qui séparaient les paysans des habitants plus aisés.
Le sol était devenu noir, toute vie mourait sur celui-ci, et le vieux Donno, connu pour son travail acharné pour produire tout ce qu'il fallait pour nourrir la famille royale, avait failli perdre une main en touchant la terre semblable à de la poussière. On racontait que celle-ci s'était assemblée pour prendre la forme de longues lianes qui avaient grimpé sur sa peau tout en la brûlant. Il avait rapidement retiré sa main et s'était enfui, le cœur brisé de devoir abandonner la grange qu'il aimait tant, mais il avait tout de même été gravement blessé.
Le prince connaissait le vieil homme depuis qu'il était tout petit et il s'était même lié d'amitié avec lui, refusant d'écouter les injonctions de son père qui voulait le forcer à respecter une certaine distance avec les autres Rubis – ceux n'appartenant pas à la royauté. C'est pourquoi cette nouvelle lui avait fendu le cœur. Il avait eu très peur pour son ami.
Il jeta un coup d'œil à la bague qu'il portait sur son index gauche. Un Rubis imposant brillait, alimenté par une énergie que personne n'avait jamais su réellement comprendre ou expliquer. Tous les nobles en portaient une et elle leur donnait de la magie, le pouvoir de réaliser des choses extraordinaires. C'était la propriété fantastique des Pierres de Pouvoir.
Il releva la tête. Le soleil avait presque entièrement disparu, la jeune femme n'avait pas bougé. Le vent rugissait encore plus fort et faisait valser les mèches rousses du prince. Il était complètement décoiffé, mais il s'en moquait. Il aimait cette sensation.
Il voulut fermer les yeux et se laisser bercer par les éléments mais avant qu'il puisse faire quoi que ce soit, la silhouette se retourna vers lui et se crispa entièrement. Il aperçut parfaitement son visage changer et afficher un air effrayé, ses sourcils se froncer, et ses lèvres se pincer. Mais il vit surtout sa paume se précipiter vers son cou et se cramponner au pendentif qu'elle portait autour de celui-ci.
Mais c'était trop tard. Il avait vu ce qu'il y avait au bout. Il avait vu ce qu'elle essayait de cacher.
C'était une pierre, semblable à celle qu'il y avait sur sa bague, à la différence qu'elle était d'un bleu profond, comme l'océan qui s'étendait sous eux et qui se heurtait à la falaise. Elle était bleue, comme les prunelles qui se plongèrent dans les siennes lorsque son regard rencontra celui apeuré de l'inconnue.
C'était un Saphir. Elle était une Saphir. Ce qui signifiait qu'elle était son ennemie.
Il se mit debout par automatisme, les sens en alerte, les pieds ancrés dans le sol, paré à toute éventualité. Prêt à affronter un danger.
Mais rien ne se produisit. Pas un seul jet de magie, pas de combat enflammé, aucune parole insultante ou glaciale.
Il y avait seulement deux paires d'yeux qui s'affrontaient et laissaient les émotions éclater.
Seulement de la peur et de l'incompréhension.
Le prince resta longtemps dans cette position, les mains devant lui, comme pour se protéger. Il pensa même à l'épée qu'il gardait à sa taille et amorça un geste pour s'en saisir, avant de se figer. Il l'avait laissée au château. Évidemment.
À bien y réfléchir, elle ne paraissait pas être une menace. Elle semblait être aussi perdue que lui. Il se sentit alors complètement ridicule et décida de se relâcher. Il délaissa les gestes appris pendant les cours de combat et tenta une approche plus amicale. Il tendit la main et sourit. Enfin, ce devait plutôt ressembler à un rictus. Il n'était pas sûr de faire le bon choix, et encore moins de savoir ce qu'il faisait vraiment. Mais son instinct le portait et il lui faisait confiance.
— Qui êtes-vous ?
Elle avait prononcé ces mots d'une voix posée mais les tremblements presque imperceptibles de son corps lui firent comprendre qu'elle n'était pas aussi détendue qu'elle le laissait paraître.
— Vous, qui êtes-vous ? répliqua-t-il.
C'était elle l'individu indésirable, la personne qui n'avait aucune raison de se trouver près du Royaume de Rubis. C'était elle qui devait se présenter.
Il lui sembla qu'elle comprit car son regard se porta sur sa bague puis sur les murailles qui se dessinaient au loin.
— Ah, je suis sur votre territoire.
Il y avait quelque chose d'exotique dans sa voix, un accent chantant qui renforçait l'aura mystérieuse qui l'englobait. Elle était une inconnue, et ce statut la rendait intrigante, spéciale, surprenante. Il n'avait jamais vu de Saphir de toute sa vie.
— Je suis le prince Erek du Royaume de Rubis, et, oui, mademoiselle, vous êtes sur mon territoire. Vous n'avez en aucun cas le droit d'être là. Je me vois dans l'obligation de vous chasser.
Il tenta de garder un ton sûr et menaçant, à l'image de celui que son père employait pour parler à ses sujets et à ses serviteurs, mais sa voix se brisa à la fin de sa phrase. Son stress revint à l'assaut bien trop rapidement. Il mit ses mains devant lui et déglutit.
— La vérité, c'est que je ne suis pas très doué pour ça. Je n'ai rien d'un prince. Et vous ne me faites pas peur. Je veux dire, vous n'avez rien d'une ennemie, ajouta-t-il.
Elle continua à le fixer de ses grands yeux sans dire un mot. Alors, il continua :
— Mais vous ne pouvez pas rester là. Mon père, le roi, pourrait vous voir, ou des soldats pourraient venir jusqu'ici parce qu'ils sont à ma recherche ! Et même sans regarder votre pendentif, ils sauront que vous faites partie d'un autre Royaume.
Elle hocha lentement la tête.
— Je m'appelle Arya. Et je vais... partir, ne vous inquiétez pas.
Elle amorça un pas dans sa direction, puis, sans prévenir, avant qu'il puisse réagir, s'effondra dans l'herbe.
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