Partie 1
Tout a commencé un matin de septembre. Ce dimanche-là, papa m'a demandé de venir dans la cuisine. C'était rare, si rare que j'ai su, tout de suite, que quelque chose n'allait pas. Il était peu fréquent que papa me prenne à part pour me parler. Souvent, il n'avait pas le temps de jouer avec moi, car papa est un monsieur très important. Souvent des hommes viennent le voir à la maison. Ils font un peu peur. Papa parle avec eux pendant des heures, parfois, je l'entends crier. Je n'aime pas quand il est en colère. Dans ces moments, je ferme les yeux et je m'imagine que je suis à la mer, et que je marche seule, sur le sable blanc. Puis je vois des baleines au loin qui dépassent leurs nageoires de l'eau grise. C'est donc étonnée que je l'ai suivi ; la plupart du temps, c'est Nana qui s'occupe de moi.
J'ai regardé papa fermer la porte de la cuisine avec précaution. Il avait l'air inquiet, comme s'il faisait quelque chose de mal et qu'il pouvait se faire prendre à tout moment. Il jette des coups d'oeils nerveux par la fenêtre, après s'être assuré que personne ne pourrait nous entendre, il s'est retourné vers moi, et il m'a regardée avec de grands yeux tristes. Je n'aime pas quand les gens sont tristes, ça me donne envie de pleurer. Alors, je lui ai souri, façon de lui dire : "Tout va bien papa, je suis là."
Il s'est approché de moi et il m'a prise dans ses bras. Je me suis blottie contre son torse, inhalant son odeur, un mélange d'épices et de feu de bois. C'était rare que papa me prenne dans ses bras. D'habitude, les seules personnes qui me prennent dans leurs bras, ce sont maman et Nana, ma nourrice. Je l'ai observé en essayant de comprendre son comportement inhabituel. Il m'a souri tristement, et ensuite, il m'a caressé les cheveux en parlant : "C'est la guerre, Anne, tu le sais ? Tu as peut-être remarqué que certains de tes camarades de classe portent à présent une étoile ?"
J'ai hoché la tête, les yeux écarquillés. Lundi, mon amie Gertrude était arrivée avec une étoile jaune cousue sur sa blouse. Je l'avais longuement admirée, j'avais même ressenti une pointe de jalousie à l'idée qu'elle en ait une et pas moi. Pourtant, elle n'avait pas eu l'air de se réjouir de son nouvel accessoire. Je l'avais même complimentée dessus, elle m'a juste regardée, de l'incompréhension dans le regard. Déçue qu'elle ne m'ait pas remerciée, je lui ai fait la tête toute la semaine.
Papa a poursuivi. Je me suis inquiétée, il avait l'air vieilli de dix ans, ses petites rides étaient plissées. "Eh bien, nous allons accueillir quelqu'un qui a une étoile jaune le temps que les choses se calment. Cependant, il ne faudra pas en parler à l'école. Sinon, on va se faire très fort gronder. Même à tes amis, tu ne dis rien. Et si quelqu'un dit qu'il est au courant, tu feras comme si ce n'était pas le cas. Même à ta tante ou à ton grand-père. Personne ne doit être au courant !"
Mille questions me traversèrent l'esprit. C'était quoi, "le temps que les choses se calment" ? Qui était cette personne qui allait venir habiter chez nous ? Pourquoi n'avais-je pas le droit de parler ? Je m'apprêtais à ouvrir la bouche pour lui poser toutes les questions qui tournaient dans mon esprit lorsque l'impensable arriva.
Je portai ma main tremblante jusqu'à ma joue douloureuse. Papa venait de me gifler. Jamais encore, il n'avait levé la main sur moi. Qu'avais-je fait de mal ? Je le regardais, les yeux brouillés de larmes, son visage s'était fermé sur un masque de dureté que je ne lui connaissais pas. Je reculais de quelques pas, effrayée.
"Qui est-ce qu'on va accueillir ?" gronda-t-il, les yeux brillants de détermination. Trop sonnée pour répondre, je ne réagis pas. Voyant mon absence de réponse il reprit d'une voix méchante : "Qui va venir chez nous, fillette ?" Les lèvres tremblantes, les yeux remplis de larmes, je bredouillai, apeurée : "Quelqu'un avec une étoile jaune."
Il répéta son acte, sa main claqua contre ma joue brûlante. Je gémis de douleur tout en sanglotant. Pourquoi me faisait-il ça ? Qu'avais-je fait ? "Ne dis plus jamais ça ! Maintenant, réponds à ma question !" cria-t-il, la voix emplie d'un mélange de colère et de désespoir. Je le regardais, une peur terrible prit possession de mon être et je murmurais, horrifiée : "Personne."
Papa me considéra un instant, puis sans un mot, il tourna les talons et quitta la pièce.
Je repris mon calme et séchai mes larmes. Je me sentais étrangement sereine, comme si plus rien ne pouvait m'atteindre. Comme si le monde n'existait plus. Je restai là, figée au milieu de la cuisine, sans rien dire. Je ne prenais pas encore conscience de l'importance des paroles de mon père.
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