8. La Zona 13
[Callejon Angosto - Barrio Getsemani, de nuit. Crédits photo : matias.fpl]
— On fait quoi, du coup ?
Ces paroles inquiètes s'élèvent dans la pénombre de la rue.
— J'en sais rien, Sara.
Nous déambulons dans les rues de ce quartier résidentiel depuis une bonne demi-heure. Avec Juli et Sara qui marchent pieds nus, leurs talons à la main, nous n'avons pas fière allure. S'il prenait à quelqu'un l'envie de regarder par la fenêtre, il penserait certainement que nous rentrons d'une folle soirée. Sauf qu'il n'est que dix heures du soir...
— Rola me saoule. Sérieux, il a vraiment le don d'imaginer les pires stratégies !
— C'est vrai... Après, on ne peut pas dire qu'il n'y met pas du sien, objecté-je.
— Ouais, et alors ? Je suis censée tomber follement amoureuse de lui pour ça ?
Sara tente de tempérer mon amie d'une voix douce :
— Pourquoi est-ce que tu es aussi remontée contre lui ? Ça partait d'une bonne intention...
— Peut-être, mais j'en ai marre ! Je lui ai dit au moins cent fois que je n'étais pas intéressée, ça frôle le harcèlement ! Puis ça m'énerve, on était censées s'éclater, faire la fête et...
La mine dépitée de Juli me sort aussitôt de ma torpeur.
— Attends, pourquoi tu parles au passé ? la coupé-je. Il est dix heures, les gens sortent à peine de chez eux. La nuit ne fait que commencer...
Son regard s'anime d'une étincelle nouvelle.
— J'aime cet état d'esprit... Tu sais quoi ? Tu as totalement raison. Hors de question que je laisse Rolando pourrir une fois de plus ma soirée. Sara, qu'est-ce que tu en dis ?
— J'adhère à cent pour cent ! chantonne l'afro-caribéenne. D'ailleurs, je connais un bar qui a une méga piste de danse et de super cocktails. Enfin, c'est comme ça que me l'a vendu mon ami, il l'a ouvert depuis peu...
— De la musique et des cocktails ? Il ne m'en faut pas plus, adhère Juli. Partante, Ana ?
J'accepte sans hésiter et, ni une ni deux, nous montons dans un taxi en direction du barrio Getsemani. L'énergie du quartier bohème m'embarque dès l'instant où nous posons le pied au milieu des œuvres de street-art et des rythmes entraînants, entre le funk et le reggae.
— Bon, Ana, m'interpelle Juli en posant une main sur mon épaule. Ce que tu as vu jusqu'à maintenant au barrio San Diego, c'était chouette... Mais là, c'est la vraie fête qui commence.
— Oui, tu vas voir, renchérit Sara. Passer une soirée au barrio Getsemani, c'est s'imprégner de la vie nocturne cartagenera. C'est un vrai quartier d'artistes, il y a de tout : du street-art, de la musique, de la danse, de la performance...
Comme pour illustrer ses paroles, l'afro-caribéenne pointe un mime entouré d'un groupe de passants. Nous observons son show, où il imite avec brio Shakira puis Michael Jackson, avant de poursuivre notre périple à travers les stands de street-food, les pistes de danse improvisées et les tables de bar. Plus éveillée que jamais, je me laisse envahir par le tourbillon de sons, d'odeurs et de couleurs qui vit à travers les rues. Très vite, je tombe amoureuse de ce quartier plein de joie, de vie et de diversité.
— Ah, nous y voilà !
Alpaguée par les paroles de Sara, je tourne les yeux. La façade devant laquelle nous nous tenons ne paie pas de mine, avec sa peinture jaune écaillée et sa petite porte en bois. Heureusement, un énorme tag indiquant « La Zona 13 » nous laisse deviner que nous sommes au bon endroit.
Sara pousse la porte, nous révélant un lieu aussi vivant que les rues du quartier. Le local est exigu mais regorge de décorations colorées : des chaises aux dossiers fluorescents, de vieilles affiches publicitaires, des étagères en cagettes remplies de bouteilles de rhum. Ici, il fait chaud, très chaud, mais le rythme qui infuse les lieux nous le fait vite oublier.
— Vea pues, dichosos los ojos que te ven* !
Nous nous retournons pour tomber nez à nez avec un brun de large carrure. Ses yeux verts ressortent sur son visage souriant où retombent quelques mèches bouclées.
— Sebastián !
En reconnaissant son ami, l'afro-caribéenne ouvre ses bras.
— C'est cool, je suis content que tu sois venue, lui adresse-t-il dans une accolade.
Les deux échangent un sourire, avant que Sara se tourne vers nous.
— Les filles, je vous présente Sebastián, un ami d'enfance. Nos familles sont proches, du coup, on se connaît depuis qu'on est petits.
— Pour vous dire, on a même appris à conduire ensemble, ajoute son ami. Ce n'est pas rien parce que, dans des barrios comme ceux où on a grandi, très peu de personnes ont une voiture.
— Tu te souviens de notre première voiture ? s'esclaffe Sara, avant de se tourner vers nous. On avait trouvé un vieux taco au bord d'une route et on avait mis des mois à le retaper ! Le résultat n'était pas dingue, mais bon, ça roulait. On n'apprend pas tous à conduire avec une Ferrari...
Les deux éclatent de rire à l'évocation de ces souvenirs.
— Enfin, bref, évase Sara. Sebastián, je te présente mes amies, Ana et Juli ! Juli est ma voisine, et Ana est arrivée de France depuis peu pour travailler à Color Caribe. Alors, j'espère que tu as de quoi lui faire une entrée en matière digne de ce nom dans le monde de la fiesta cartagenera !
— Vous êtes à l'endroit parfait pour ça, déclare l'interpellé d'un air enjoué. Ce soir, Ana, tu vas découvrir un rythme cent pour cent cartagenero : la champeta ! Et l'histoire de cette musique vaut le détour...
— Ah oui, pourquoi ? sondé-je d'un air curieux.
— Le genre nous vient des afro-descendants de Cartagena. À l'époque on les appelait les champetuos, et ils étaient considérés comme vulgaires et pauvres. Pour te dire, le nom champeta vient justement du gros couteau qui sert à vider les poissons sur les marchés. Heureusement, les choses ont changé et, aujourd'hui, la champeta est considérée comme une vraie richesse. Les rythmes combinent des influences africaines et antillaises, mais aussi indigènes et afro-colombiennes.
Happée par son récit, je me concentre sur la musique qui fait vibrer les murs du bar et tente d'en déceler les instruments. En plus de la voix et de la batterie qui prévalent, je perçois de la guitare électrique et des effets rythmiques probablement induits par un synthétiseur.
— Waouh, merci ! le remercié-je. J'ai affaire à un vrai pro en la matière, on dirait...
— Content que ça t'intéresse ! Si je m'y connais en musique, c'est justement parce que je suis moi-même chanteur dans un groupe. La musique, c'est ma passion, et c'est pour cette raison que j'ai décidé d'ouvrir la Zona 13. L'idée est de donner plus de visibilité aux styles musicaux de la côte caribéenne. Ça ne fait que quelques semaines qu'on a ouvert, mais je suis content, ça commence plutôt bien ! Il faut dire qu'avec l'influence du tourisme, les endroits simples et authentiques sont de plus en plus rares à Cartagena...
Séduite par le concept, je hoche la tête. Voilà un endroit où je vais aimer passer du temps !
— Mais, Sebas, il y a une question qui me travaille... Pourquoi est-ce que tu lui as donné le nom de Zona 13 ? On connaît très bien la portée de ce chiffre ici...
La question inquiète de Sara dessine un sourire sur le visage de son ami.
— Tu fais référence au vendredi treize ? l'interrogé-je.
— Pas que, précise l'afro-caribéenne. Ici, on évite à peu près tout ce qui a à voir avec le chiffre treize. Certains immeubles n'ont pas de treizième étage, et il existe même des compagnies aériennes qui ne font pas de rangées numéro treize...
Je hausse un sourcil, surprise que cette superstition, plutôt anecdotique en France, trouve un tel écho par ici.
— Pour en revenir à ta question, Sara, tu n'es pas la première à me la poser, commente Sebastián. En fait, ça fait un moment que j'ai cette idée de bar musical derrière la tête, mais j'ai mis plus d'un an à trouver un local. Comme je vous le dis, avec le tourisme qui augmente en masse, ils se font rares et les prix étaient bien au-dessus de mon budget. Puis, un beau jour, j'ai découvert ce rez-de-chaussée. Taille et localisation idéales, mais il était au numéro treize de la rue menant à l'ancien cimetière du quartier, alors personne ne voulait l'acheter. Comme je ne suis pas superstitieux, j'ai saisi l'occasion. Et, pour jouer le jeu à fond, je l'ai appelé la Zona 13.
— Bon, visiblement, ça n'effraie pas trop les gens, constate Juli en scrutant la salle bondée.
— En effet, admet Sebastián. Il faut dire que ce serait dommage de se priver d'une bonne soirée pour de simples rumeurs populaires... Hein, Sara ?
L'afro-caribéenne lui assène un regard noir.
— Ce ne sont pas de simples rumeurs populaires, il existe des histoires terribles autour de ce chiffre !
— Allez, je suis là et je te promets qu'il ne t'arrivera rien ici. Tu sais que ma parole est fiable !
— Mouais, je veux bien faire une exception... Mais si je repère le moindre phénomène suspect, je m'en vais en courant. Tu es prévenu !
— Alléluia ! claironne Sebastián. Pour fêter ça, je vous offre vos tragos de aguardiente.
Je me hisse sur la pointe des pieds pour le regarder s'éclipser derrière le bar.
— C'est quoi, qu'il nous ramène ?
— L'aguardiente ? m'interroge l'afro-caribéenne. C'est une eau de vie parfumée à l'anis. Certainement l'alcool le plus colombien qui existe. Après, il n'est pas toujours au goût de tous...
— Ce que Sara essaie de dire avec tact, c'est que cette liqueur est considérée comme infecte par beaucoup de gens, complète Juli.
En voyant Sebastián revenir avec une bouteille, je m'efforce d'afficher un air enjoué.
— Allez, pour faire plaisir à Sara, je vais servir ça dans les règles de l'art, déclare-t-il en alignant quatre verres devant nous.
Le garçon remplit le premier d'un fond de liqueur avant de le vider par terre, geste qui ne manque pas de m'interroger. S'il trouve cette eau de vie infecte, pourquoi nous la servir ?
En croisant mon regard perplexe, il précise :
— La coutume demande de faire don du premier verre aux âmes du purgatoire qui, une fois réjouie, t'aideront à bien rentrer chez toi.
— OK, je me rends, vous m'avez perdue avec vos rites bizarres, cédé-je en arquant un sourcil.
— Je suis sûr que tu vas t'y faire, raille Sebastián en empoignant sa bouteille pour terminer son service. Maintenant, on trinque, et en se regardant bien dans les yeux pour éviter les sept ans de malchance au lit !
— Si tu continues de te moquer, les âmes du purgatoire ne seront pas les seules à trinquer, crois-moi, menace Sara en l'assénant d'un regard assassin.
L'interpellé lui envoie un clin d'œil, avant de lever son verre.
— Salud, les filles !
Je porte mon verre à mes lèvres pour le boire d'une traite. Les arômes poivrés envahissent ma bouche et mon nez, manquant de me faire tousser. Je m'efforce de garder la bouche fermée et laisse la liqueur rouler sur mon palais. La traînée piquante qu'elle laisse dans son sillage réveille mon corps et mon esprit.
— Allez Ana, maintenant, c'est le moment d'aller danser !
Decía que no bailaba champeta y yo la invité, la invité y fuimos a una caseta y yo la agarré...
Je me laisse entraîner par Sara et Juli sur la piste pour nous déhancher sur des morceaux de champeta. Tubes qui, au fil de la soirée et des verres d'aguardiente que nous sert Sebastián, me semblent chaque fois plus incroyables... Peut-être un peu trop.
— Les filles, j'adore ces musiques, c'est la meilleure soirée de ma vie ! m'extasié-je. Ça vous dit de monter sur le bar ?
Mes deux amies, tout aussi éméchées que moi, me regardent comme leur nouveau messie. Avec l'aide de Sebastián (que je salue pour sa confiance), nous grimpons sur le comptoir sous les regards tantôt perplexes, tantôt carnassiers des clients. Juli, qui repère l'un d'eux en train de lui lancer un billet, s'empresse d'expédier son verre d'un coup d'escarpin parfaitement maîtrisé.
— Va te faire foutre ! Une femme qui laisse son corps s'exprimer n'est pas un objet ! vocifère-t-elle.
Le chacal rugit de mécontentement, mais ses cris sont vite couverts par les torrents de décibels que déverse la sono. Juli envoie alors valser sa crinière dans un jeté majestueux, et je la rejoins en ondulant de façon sensuelle.
— Mort au patriarcat !
Enivrée par l'alcool et la fougue contagieuse de mon amie, je laisse mes mains caresser mon corps en scrutant la foule d'un regard provocateur... Avant de me figer net.
S'il y a bien des yeux que je n'aurais jamais imaginé croiser ici, ce sont ces iris d'un bleu glacial. La surprise est telle que mon cœur manque un battement.
Carlos.
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