35. L'heure de vérité
Vous avais-je dit que je comptais mon après-midi de la veille parmi les plus longues de mon séjour à Cartagena ?
Eh bien, permettez-moi de revenir sur ces paroles. Ce n'était absolument rien en comparaison avec ma journée du lendemain, qui m'a réellement fait comprendre ce qu'était l'impatience. Et laissez-moi vous dire que ce sentiment relève de la torture absolue.
En plus d'une nuit agitée où je n'ai pas réussi à fermer l'œil, il m'a fallu me traîner pendant tout mon service matinal, de six heures du matin à trois heures de l'après-midi. La fin de journée qui s'en est suivie a été tout aussi réjouissante : après avoir contacté Rafael pour lui faire part de la nouvelle et lui proposer de m'accompagner, j'ai tenté de me distraire. Après de vaines tentatives de lecture et de rangement, j'ai fini par meubler le temps en faisant les cent pas.
Je n'ai jamais été aussi heureuse de voir l'aiguille atteindre le huit. Ponctuelle pour la première fois de ma vie, j'ai quitté ma chambre et rejoint mon patron dans le hall d'entrée de l'hôtel.
Cela fait à présent une vingtaine de minutes que nous roulons. Bien que je me réjouisse de voir Carlos et Rafael se côtoyer sans se hurler dessus, la tension n'en reste pas pour le moins palpable. J'ignore néanmoins si elle découle de la relation conflictuelle de mes voisins ou de mon propre état de stress.
— Nous y sommes.
L'annonce de Carlos fait taire mes dernières pensées parasites. J'ouvre la portière et descends avec la sensation de n'être qu'observatrice de mon propre corps.
— Elle ne devrait pas tarder, atteste mon patron.
Les yeux rivés sur l'entrée du parking, je sens les minutes s'égrener d'une lenteur douloureuse. À chaque voiture qui passe le long de la route sans s'arrêter, le doute s'immisce un peu plus.
Et si ma mère biologique n'avait pas envie que je la retrouve ? Et si elle ne venait jamais ?
Mes angoisses sont en pleine flambée, quand un gros quatre-quatre fait irruption sur le parking. Je ne peux pas m'empêcher d'être surprise à la vue de ce gros véhicule que, sans savoir pourquoi, je n'aurais pas rattaché à ma mère.
Quand la voiture stationne à quelques mètres, mes jambes se mettent à flageoler. Mon cœur prêt à déchirer ma cage thoracique me renvoie devant la porte de la fabrique Hamacas y Más, quand je me pensais sur le point de rencontrer ma mère biologique.
Sauf que, cette fois-ci, c'est pour de bon.
Rafael presse ma main. Son geste me touche, mais je suis incapable de décrocher mes yeux du véhicule.
Arrêt de moteur. Je retiens mon souffle. Enfin, la portière du conducteur s'ouvre. Et là, je découvre avec surprise... Un homme au crâne rasé. Sans un mot, la silhouette corpulente s'avance vers nous. María-Carolina Herrera serait-elle venue accompagnée ?
La portière s'ouvre côté passager. Ça y est, c'est elle. Je serre un peu plus fort la main de Rafael. Je m'apprête à sourire à ce visage que j'ai tant cherché, mais ma joie meurt sur mes lèvres dès l'instant où j'aperçois la silhouette qui sort du véhicule.
Ce n'est pas María-Carolina Herrera... mais Santiago.
— Bonsoir, Carlos. Bonsoir, Rafael.
Je consulte mes deux voisins d'un regard paniqué. Si le visage de Rafael me répond avec toute l'incompréhension que j'imaginais, Carlos, lui, ne m'adresse pas un regard. Les yeux résolument tournés vers ce nouvel arrivant, il affiche un air impassible que je ne saurais déchiffrer.
— Bonsoir, Ana-Lucía...
La voix suave de Santiago me donne le tournis. Afin de tuer les affreuses hypothèses qui se jouent déjà dans ma tête, j'insiste auprès de mon patron pour tenter d'y voir plus clair :
— Qu'est-ce que c'est que ça ? Carlos, qu'est-ce qu'il fait-il là ? Où est María-Carolina ?
Mais ma question se perd dans le silence du parking. C'est finalement Santiago qui y donne suite dans un rire sarcastique :
— Pour être ma fille, tu n'es pas bien futée. Tu n'as donc toujours rien compris ?
Mes poings se crispent tandis que je le fixe, incapable de détourner les yeux. Jamais je n'ai ressenti une telle répulsion envers quelqu'un. L'entendre dire que je suis sa fille me donne envie de vomir.
— María-Carolina ne viendra pas ce soir. C'est ton patron adoré, ton soi-disant sauveur, qui m'a convié à cette petite réunion.
— Vous mentez ! hurlé-je. Comment vous avez su qu'on viendrait ici ce soir ? Je suis sûre que c'est vous qui avez empêché ma mère de venir ! Carlos, c'est faux ce qu'il dit, hein ?
— Bonté divine, dis-lui, toi ! tonne Santiago en se tournant vers mon patron.
Lorsque ce dernier daigne enfin m'adresser un regard, j'y lis toute la peine du monde.
— Je n'avais pas le choix, Ana... Je suis désolé.
Ces paroles me font l'effet d'un coup de poignard en plein cœur. Ma sidération est telle que je ne parviens pas à bouger le moindre muscle.
— Oh, ne fais pas cette tête, reprend Santiago d'un air mielleux. À défaut de retrouver une mère biologique qui n'en a jamais rien eu à faire de toi, tu auras pu rencontrer ton père qui, lui, a remué ciel et terre pour te retrouver.
À défaut de m'émouvoir, ses paroles ont au moins le mérite de me sortir de mon état de choc.
— Vous n'êtes pas, et vous ne serez jamais mon père ! vociféré-je. Vous me dégoûtez !
Ma rage fait briller le regard de Santiago d'une lueur nouvelle.
— Tu ne dirais pas ça si tu savais tout le mal que je me suis donné pour en arriver là, siffle-t-il. Il faut dire que ton idiote de mère a tout fait pour te garder loin de moi ! Elle a même falsifié les résultats de son test pour me faire croire que je n'étais pas le père... Heureusement, tout mensonge finit par se savoir. J'ai bataillé des années pour retrouver ta trace et je ne sais pas si j'y serais parvenu sans ton annonce, celle que tu as diffusée à la radio. Dès que je l'ai entendue, j'ai compris que c'était toi. Malheureusement, l'anonymat m'empêchait d'avoir quelqu'un à contacter. Alors j'ai fait usage de ma logique et de mes relations pour en arriver à ta copine Juli, la seule de ton âge que je savais proche du gérant de La Voz del Caribe. La séduire et lui soutirer toutes les informations dont j'avais besoin a été un jeu d'enfant... Dès qu'elle m'a parlé de sa nouvelle amie fraîchement débarquée de France, je me suis douté de quelque chose.
Je dois avouer que découvrir les rouages de sa propre quête me fascine autant que ça me terrifie. Jamais je n'aurais pensé qu'il se serait donné tout ce mal pour en arriver à moi.
— Mais avant de faire des plans sur la comète, je voulais m'assurer que je ne me trompais pas, alors j'ai sondé Carlos. Lui aussi était préoccupé par ce message radio qui menaçait ses secrets et l'honneur de sa famille, alors je l'ai, comment dire... orienté. Un coup de fil et il était envoyé en mission espionnage sur l'une de vos soirées pour tenter de repérer si des personnes se comportaient de façon suspecte. Heureusement que je ne comptais pas sur cet abruti pour se douter de quoi que ce soit... Il a suffi que je croise ton regard pour que tous mes doutes s'envolent. Après des années sans la voir, j'ai eu la sensation de me retrouver face à ta mère. La ressemblance n'est pas purement physique, c'est plus subtil que ça. Je l'ai reconnue dans certaines expressions, des détails, des mimiques.
Santiago s'approche de moi en continuant à me fixer. Déroutée par l'étrange lueur d'émotion qui teinte son regard malveillant, je recule d'un pas.
— Ce même jour, j'ai surpris une conversation entre Carlos et toi. Vous vous disputiez au sujet d'un certain Rafael-Santos dont la famille m'est malheureusement familière. Dès que j'ai su que tu étais en lien avec le fils Corrales, j'ai envoyé un de mes hommes pour lui faire croire que Carlos avait tué ta mère. Je me suis dit que, sans María-Carolina à rechercher, votre alliance s'essoufflerait. Bon, au final, il s'est avéré qu'il ne t'en a rien dit mais, peu importe, vous avez tout de même fini par vous éloigner l'un de l'autre et arrêter de chercher... Donc, ma manœuvre a fini par avoir l'effet escompté.
Une fois de plus, je suis scotchée par la complexité des manigances de Santiago. Ce type est tordu et son intelligence m'inquiète.
— Tu ne t'attendais pas à tout ça, hein ? claironne-t-il.
— Mais enfin... Qu'est-ce que vous me voulez ?
Ma question fait naître un sourire aussi large qu'effrayant sur la bouche de Santiago, étirant au passage cette tâche de dépigmentation sur le bas de son visage.
— Ce que je veux ? Voyons, Ana-Lucía, c'est toi que je veux. Tu es à moi et, maintenant que je t'ai retrouvée, je ne te lâcherai plus.
Cette dernière phrase me glace le sang. Si j'étais déjà alarmée par son profil agressif et dépourvu d'empathie, le penchant obsessionnel que je lui découvre n'arrange rien.
— Vous êtes complètement fou, marmonné-je.
— Allons, ne sois pas si dure, tente Santiago. Calme-toi et viens avec moi. Tu verras, je ne te veux aucun mal.
— Jamais de la vie !
Comme s'il flairait mes réticences, le mafieux s'avance et tente de m'attraper le bras. Dès que sa main entre en contact avec ma peau, le réflexe est immédiat et je me débats en criant.
— Lâchez-la ! s'exclame Rafael en tentant de saisir son poignet.
Hélas, Santiago lui répond d'un coup de poing en pleine figure. En voyant mon ami vaciller vers l'arrière, je panique.
— Rafael !
Santiago secoue la tête et essuie sa main sur son jean en déclarant d'une voix monocorde :
— Le fils Corrales fait un brave chevalier. Dommage qu'il soit stupide au point d'oublier à qui il a affaire.
Je lui assène une œillade meurtrière avant de me pencher vers Rafael qui, allongé sur le ventre, semble inconscient.
— Depuis que je m'intéresse à l'histoire de mon adoption, ce n'est que pour ma mère biologique que je ressens de l'intérêt, maugréé-je. Je ne me suis jamais questionnée au sujet de mon père, et ça m'a longtemps interrogée, mais je crois que je comprends maintenant... C'était sûrement mon inconscient qui cherchait à me protéger de l'être toxique et dangereux que vous êtes.
Mes mots dégoulinants de mépris commencent à avoir raison de la patience de Santiago.
— Je t'interdis de parler de moi comme ça, sale petite ingrate... Puisque tu sembles résolue à ne pas aller dans mon sens, je vais passer au cran supérieur. Manolo !
Avant que j'aie le temps de réagir, l'armoire à glace qui l'accompagne se rue sur la silhouette inerte de Rafael pour planter son pied à la naissance de son crâne.
— Un simple geste et il lui brise la nuque, annonce Santiago. Si tu refuses de me suivre, tu peux être certaine que ton cher ami ne sera pas épargné.
— Comment vous osez...
Les mots se meurent entre mes lèvres. Tout mon corps brûle d'envie de se rebeller, mais je suis prise au piège. J'aurais pu me dire qu'il ne s'agissait que de bluff, si ce n'était pas Santiago...
Pendant ce temps, le mafieux se dirige vers sa voiture pour en ouvrir grand la portière.
— Alors, Ana-Lucía, tu viens ? Je t'attends... Et la patience n'est pas mon fort.
Je regarde Rafael, encore inerte sous le pied du molosse. Si je n'y vais pas, il s'en prendra à lui, et c'est hors de question. Désespérée, je tente un dernier regard vers Carlos. Mon cœur se brise un peu plus quand je le vois contempler cette scène d'un air stoïque.
Comprenant que je n'ai pas d'autre choix, je commence à avancer à contrecœur vers Santiago.
— Eh ben, tu vois, quand tu veux, susurre-t-il dans un demi-sourire satisfait.
Je peine encore à traverser les quelques mètres qui nous séparent, quand un vrombissement sonore fait irruption sur le parking. J'ai à peine le temps de tourner la tête pour voir un véhicule terminer sa course folle en pilant sous nos yeux. Pris sous la lueur bleue des gyrophares, le visage de Santiago se décompose.
Cette fois-ci, ce n'est pas vers moi mais vers Carlos qu'il se tourne.
— Espèce d'enfoiré de traître, tu vas me le payer cher...
Lorsqu'une salve de policiers descend de la voiture, tout se passe très vite. Avant d'avoir le temps d'évaluer ce se passe, je vois Santiago dégainer son arme à quelques mètres de moi pour tirer sur Carlos. Bras tendu, il presse la détente.
Premier tir. Sa main vacille légèrement tandis que le son de la balle propulsée éclate dans mes oreilles dans une violence sans précédent.
Second tir. Cette fois-ci, c'est ma peau que la balle vient transpercer, irradiant tout mon corps d'une douleur innommable.
Et là, c'est le noir total.
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