26. A la lumière de l'émeraude
— Attend... Elle s'est pointée à l'hôtel pour raconter à Carlos que tu étais partie avec Rafael ?
Juli et Sara, attablées à notre habituelle Juancho Super-tienda, me fixent d'un air effaré. C'est moi qui les ai appelées de toute urgence hier, après mon retour à Color Caribe. Au vu des derniers évènements, une réunion du trio s'imposait.
— Je ne peux pas en être sûre à cent pour cent, avoué-je. Je l'ai croisée sur le palier en arrivant, juste avant de me faire incendier par Carlos. Vu notre discussion, je ne me sentais pas trop de lui demander ses sources... Mais, sincèrement, je doute qu'il s'agisse d'un hasard.
— C'est elle, c'est certain, assure Juli. Je vous avais dit qu'elle était louche ! On ne peut pas lui faire confiance !
Je pousse un soupir. Mon amie n'a pas tort, et je réalise que cette Camila m'a bien baladée avec ses sourires et ses conseils à deux balles. Dire que je me suis lancée aveuglément sur la piste qu'elle m'avait donnée ! Je suis sûre qu'elle a inventé de toutes pièces cette histoire de boutique dans la région.
— Mais, la vraie question c'est... Comment a-t-elle su ? demande Sara.
— J'ai ma petite idée, déclaré-je. Vous vous souvenez d'Iván, le frère de Rafael ? Il est au courant de nos recherches, très ami avec Camila... Et il me déteste.
— Et de ce que dit Rola, Camila a des vues sur Rafael depuis toujours, complète Juli.
Je hoche la tête.
— Je vous laisse imaginer le résultat si Iván lui a fait part de notre excursion... C'est la fille de William, elle sait très bien que Carlos et Rafael se détestent. Pas besoin d'être un génie pour deviner que cette nouvelle le foutrait dans une colère monstre.
— Tu m'étonnes, commente Juli. Ton collègue de mission, il va falloir qu'il apprenne à cacher certaines choses à son frangin...
— Sans doute, cédé-je d'un air résigné. Mais ce n'est pas tout... Pendant que Carlos était en train de me passer un savon, on a été interrompus par un type, un certain Santiago.
— Ah oui ? Qu'est-ce qu'il voulait ?
— Vous vous souvenez de la conversation téléphonique que j'avais surprise, celle où Carlos parlait de ses craintes vis-à-vis de l'annonce radio ? Eh bien, l'interlocuteur qui lui avait demandé de surveiller quelque chose pour lui... Je suis presque sûre que c'était ce type.
— Qu'est-ce qu'il vient faire dans cette histoire ?
— Je n'en sais rien, là est la question... Mais plus j'avance et plus j'en viens à penser que ce flou autour de ma mère biologique reflète des histoires pas très reluisantes. Après les lettres, il y a le fait que les familles se détestent autant, qu'il n'y ait aucune trace de María-Carolina à l'hôtel et, maintenant, ce Santiago qui demande à Carlos de surveiller je-ne-sais-quoi pour lui...
— C'est vrai que c'est étrange... soupire Sara. À quoi tu penserais ?
— Franchement, je n'en ai aucune idée.
Mon cerveau décide de meubler le silence en me projetant toutes sortes d'hypothèses macabres. Par chance, les vibrations d'un téléphone interrompent les rouages tortueux de mon esprit. Juli se redresse dans sa chaise pour empoigner l'objet, un sourire guilleret sur les lèvres.
— Je peux savoir t'émerveille dans un moment aussi tragique ? la taquiné-je.
— Oh, rien, c'est Adrián. Il est tellement attentionné...
— Le fameux, raille Sara. À ce propos, quand est-ce qu'on le rencontre ?
— Ne commencez pas, c'est encore tout récent. Je vous ai dit qu'on prenait notre temps. Il faut que vous compreniez qu'Adrián n'est pas comme...
— Oui, on sait, il est parfait et tellement plus mature, l'imité-je en prenant un air exagérément maniéré. Mais c'est justement pour ça qu'on meurt d'envie de le voir !
— J'ai bien compris. Vous le rencontrerez en temps et en heure, d'accord ?
Comprenant que nous n'obtiendrons pas gain de cause aujourd'hui, Sara pose ses deux mains sur la table en déclarant :
— Pour en revenir à notre sujet de départ... Ana, j'ai une idée.
— C'est-à-dire ?
— Concernant ton rêve, je pense qu'il y a matière à creuser. Et je connais quelqu'un qui pourrait nous aider à le faire...
* * *
L'antre de mysticisme d'Eugenia n'a pas changé. En poussant la porte, nous retrouvons la même atmosphère tamisée, ornée des volutes organiques d'un bâton d'encens.
— En quoi puis-je vous aider ?
Happée par la voix rauque de la voyante qui semble surgir de nulle part, je me redresse d'une traite et triture nerveusement mon poignet.
— Nous étions déjà venues pour une séance de tarot divinatoire, explique Sara. Depuis, mon amie Ana a eu un rêve pour le moins... troublant. Savez-vous interpréter les songes ?
— Asseyez-vous.
Eugenia se retourne dans un tintement de bracelets pour fouiller dans ses étagères, pendant que j'imite mes amies et prends place sur l'une des chaises qui s'offrent à nous. La voyante revient avec un énorme cristal qu'elle dépose sur son bureau.
La lueur des bougies fait scintiller les milliers de facettes de la pierre brute. En plissant les yeux, j'en décèle plus finement la teinte, un camaïeu allant du bleu cristallin de l'eau à celui de la nuit la plus profonde.
— L'améthyste est de loin ma pierre préférée, confie Eugenia. On l'associe généralement à la sagesse et à la connaissance, car elle permet d'ouvrir l'esprit à des niveaux d'éveil supérieurs. Mais c'est aussi une pierre qui aide à se souvenir de ses rêves...
Un silence suit ses paroles, avant qu'elle ne m'intime :
— Donnez-moi vos mains.
Je m'exécute en fermant les yeux. Le contact froid de ses bagues me fait frissonner.
— À présent, je vais vous demander de visualiser votre rêve tout en me le décrivant.
Je prends une grande inspiration. Bien que je n'en meure pas d'envie, il est temps pour moi de me replonger dans ce songe cauchemardesque. Lorsque des images me reviennent, je commence à les décrire.
À la fin de mon récit, je me redresse pour observer la voyante, qui n'a pas lâché mes mains. Ses paupières fermées, soulignées par un long trait de khôl noir, témoignent d'une grande concentration.
— Je vois...
— Qu'avez-vous pu interpréter ?
Après un nouveau silence, la voyante entrouvre les yeux.
— L'eau semble avoir une forte présence dans votre songe. Et si elle est habituellement symbole de vie et de sérénité, lorsqu'elle devient menaçante et indésirable, elle peut révéler un manque de contrôle ou un surmenage. Vous êtes-vous sentie particulièrement submergée par vos émotions, dernièrement ?
Je hoche fébrilement la tête.
— Rêver d'eau, ce n'est pas anodin, reprend Eugenia. Les eaux dans lesquelles nous baignons dans nos rêves sont souvent celles de nos origines, le liquide amniotique. Elles peuvent faire écho à des traces inconscientes de stades de notre vie dont nous ne gardons pas de souvenirs.
Mon mouvement de recul instinctif fait grincer ma chaise.
— Vous pensez que ce rêve peut traduire des choses que j'ai vécues quand je n'étais qu'un fœtus ?
— C'est une possibilité. Il peut aussi refléter des choses que votre mère vous aurait transmises lorsqu'elle vous portait.
L'entendre mentionner ma mère biologique accélère les battements de mon cœur.
— Une eau limpide montre que le rêveur voit clair en lui et en son Inconscient. Mais ici, vous m'avez décrit du brouillard ainsi qu'une eau trouble, ce qui peut traduire des souvenirs refoulés. Il en va de même pour la vitre, qui induit une séparation entre le monde extérieur et intérieur. Si elle semble être dans votre songe une source de frustration, cela vaut la peine de la regarder sous un autre angle, plutôt comme une protection... Peut-être avez-vous inconsciemment érigé une barrière pour vous protéger de votre Inconscient troublé, ou d'une réalité difficile ?
Durant le silence qui suit, je laisse ses paroles faire leur chemin dans mon esprit.
— Le dernier symbole mentionné est celui de l'émeraude. Il faut savoir que les pierres sont associées par notre Inconscient à des vertus magiques et ont une image assez ambivalente, qui oscille entre le bien et le mal. Parmi elles, l'émeraude, parfois vue comme un porte-malheur, est particulièrement ambigüe. Si sa couleur verte représente le renouveau, son énergie, très puissante, ne peut être utilisée sans danger... Toute la subtilité se trouve dans ce que vous choisirez de faire de cette énergie. Il ne tient qu'à vous de la comprendre et de la canaliser.
— Et... Comment y parvenir ?
— L'eau et la terre, symbolisées ici par la pluie et les inondations que vous m'avez décrites, sont rattachées aux énergies féminines. Tout comme le trop plein d'eau qui submerge la terre ne pourra être calmé que par l'air ou le feu, ces débordements d'émotions ne pourront être tempérés que par des énergies complémentaires à la vôtre.
Je plisse les yeux. D'où sont censées provenir ces énergies ? De quelque chose, de quelqu'un ?
— Pour en revenir à notre amulette, sachez que le collier, en tant que forme close, induit une notion d'appartenance. Il représente le cercle familial et peut même renvoyer dans certains cas à l'asservissement. La vitre érigée tout autour pourrait signifier qu'une personne proche cherche à vous protéger des tourments que symbolise cette émeraude.
Je me redresse dans ma chaise, plus troublée que jamais. Et si Eugenia disait vrai ? Et si ma mère avait cherché à me protéger en disparaissant ainsi ?
Finalement, la voix rauque de la voyante m'achève en frappant une dernière fois :
— Une chose est sûre : vous n'avez pas toutes les cartes en main, alors soyez prudente.
— Comment ça ?
Avant de me répondre, Eugenia se penche au-dessus de la table pour nous scruter toutes les trois de son regard pénétrant.
— Méfiez-vous, car certaines personnes ne sont pas celles que l'on pense.
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