23. Terres de montagnes et de hamacs
[Image : Une vue des Montes de Maria. Source inconnue.]
— Je peux savoir ce qui te met dans cet état ?
Assis sur le muret en pierres des fortifications, Rafael m'étudie avec attention pendant que je fais les cent pas devant lui.
— Depuis qu'on l'a aperçue dans la foule, je n'arrête pas de penser à María-Carolina, cédé-je.
Fidèle à son pragmatisme d'expert-comptable, mon ami s'empresse d'objecter :
— Je comprends que tu sois troublée, mais rien ne nous assure qu'il s'agisse bien d'elle... Ça ne fait pas sens, pourquoi se serait-elle rendue à Cartagena ? Tout le monde s'accorde à dire qu'elle n'y habite plus. Cette femme a disparu depuis des lustres !
— Je te l'accorde, on n'en est pas sûrs...
Je laisse mon regard se perdre dans la vaste étendue turquoise de la mer, avant de l'ancrer dans celui de Rafael.
— Mais si c'était le cas ? Et si elle était venue parce qu'elle avait appris que j'étais ici ?
— Ana...
— Je sais ce que tu vas me dire. Cette hypothèse est folle, mais je ne peux pas m'empêcher d'y penser.
— Dans ce cas, dis-moi, qu'est-ce que tu es encore allée faire, morenita ?
Je me plante devant lui pour cracher le morceau :
— Tu te souviens qu'avec les filles, on avait croisé Camila à la Juancho Super-tienda ?
— Oui, tu m'avais dit qu'elle vous avait parlé de María-Carolina Herrera.
— Exact. D'après ses dires, elle aurait ouvert une nouvelle boutique de sacs ailleurs dans la région, après avoir tout plaqué ici.
— Oui, enfin, ça reste aussi à vérifier...
— Peut-être, mais c'est la seule hypothèse aboutie que l'on ait pour le moment. Et il se peut que j'aie trouvé une piste intéressante à ce sujet.
Rafael se redresse pour me sonder d'un air interloqué.
— Hamacas y más, révélé-je. C'est une boutique familiale de longue date implantée sur les hauteurs de San Jacinto, à environ cent kilomètres d'ici. Leur site web retrace l'histoire de l'enseigne, qui est passée d'un simple petit point de vente tenu dans la maison de la grand-mère à un commerce de plusieurs employés. Ils sont très réputés pour leurs hamacs tissés à la main, mais le fait de recruter plus de main d'œuvre leur a permis d'élargir leur gamme avec, comme tu t'en doutes, des sacs...
— Wow, t'as dû galérer pour en arriver là, observe l'accordéoniste.
— T'as pas idée, j'ai passé deux jours à écumer les moteurs de recherche, soupiré-je. Comme le site ne disait rien au sujet des employés, je les ai appelés, et... Il se trouve qu'ils ont une María-Carolina Herrera qui tisse des sacs.
— C'est vrai, ça ? Attends, tu penses vraiment que ça pourrait être elle ?
— Comme tu le dis, ça reste à vérifier... concédé-je. Mais comme par hasard, il se trouve que Hamacas y más l'a recrutée il y a une petite vingtaine d'années. Ce genre de coïncidence vaut le détour, tu ne penses pas ?
— C'est sûr... Mais comment tu comptes faire, au juste ? Tu penses te rendre sur place ?
— Ben, évidemment ! Après une telle découverte, je ne peux pas rester ici les bras croisés.
— Enfin, Ana, San Jacinto est à deux heures d'ici, je ne sais même pas comment y aller ! Tu ne veux pas essayer d'en savoir plus avant de te lancer là-dedans ?
— Rafa, crois-moi, j'ai déjà fait le maximum pour soutirer des infos. Je ne vais tout de même pas leur demander par téléphone si María-Carolina a fait adopter sa fille il y a vingt-quatre ans ! Il n'y a qu'une solution pour être fixés... Et j'irai, avec ou sans toi.
L'accordéoniste secoue la tête, avant de capituler en lâchant :
— Morenita... T'es vraiment une tête de mule.
Je laisse échapper un sourire avant de lui proposer :
— Alors, tu m'accompagnes ?
* * *
Il ne nous faut que quelques heures pour trouver une voiture (merci, Sebastián !) et nous lancer sur la route de San Jacinto. Rafael-Santos est au volant tandis que j'endosse le rôle de copilote. Armée d'un plan et de chips, je tente de pimenter notre trajet en massacrant allègrement les cantiques de Jesus Estereo, seule radio disponible dans le no-mans land où nous roulons.
— Demos gracias al Señor, demos gracias ! Por las mañanas, las aves cantan, lalala-banzas a Cristo Salvador...
Le conducteur me lance un coup d'œil amusé, avant de préciser :
— Las alabanzas, Ana. C'est ça, qu'ils disent.
— Je sais, c'est ce que je disais, rétorqué-je en relevant le menton d'un air fier.
Rafael esquisse un sourire, mais ne s'attarde pas plus sur le sujet.
— Avant de faire ces recherches, est-ce que tu avais déjà entendu parler de San Jacinto ?
— Non, jamais. Pourquoi ?
— Eh bien, en plus d'être la terre de la hamaca grande, c'est aussi le berceau de la cumbia.
Ce nom me fait tiquer. Je connais bien ce style de musique mêlant flûtes, percussions, et parfois accordéon, devenu populaire depuis peu à travers le monde.
— Je n'y suis jamais allé, précise Rafael. Mais, de ce qu'on m'a dit, San Jacinto n'est pas aussi touristique que Cartagena. C'est une ville cent pour cent authentique.
Je hoche la tête, agréablement surprise. J'étais tellement focalisée sur l'enquête que je ne m'étais même pas intéressée à notre destination.
— Eh bien tu vois, tu as bien fait de m'accompagner, argué-je.
— Comme si j'allais te laisser t'aventurer seule ici... rétorque Rafael en levant les yeux au ciel. On a signé un pacte. C'est notre enquête, maintenant.
Après deux heures de route plutôt secouées, j'aperçois le panneau d'entrée de San Jacinto. Je ne sais pas si ce sont les piètres amortisseurs de la jeep de Sebastián ou les routes de la région qui sont dans un état déplorable, mais j'ai l'impression d'avoir voyagé à bord d'un sèche-linge.
Nous nous garons à côté de la mairie, un bâtiment de deux étages dont les arches et les balcons d'un bleu soutenu me rappellent les fincas, maisons traditionnelles de la région cafetière colombienne. Le sol du parvis est bariolé de peintures vives. À peine descendue de la jeep, je suis accueillie par un air de cumbia interprété par un groupe de musiciens sur la place.
À l'instar de Cartagena, la vie ici paraît lente et tranquille, mais la richesse culturelle est bel et bien présente. Des petites rues sinueuses bordées de boutiques artisanales et de cafés rayonnent depuis ce nœud central.
— Première étape terminée. Maintenant, il va falloir trouver cette boutique...
Encore émerveillée par le tableau qui s'offre à moi, je suis ramenée sur terre par les paroles de Rafael.
— Toi non plus, tu n'as pas trouvé d'adresse précise ? l'interrogé-je.
— Tout ce que le site indique, c'est que la boutique se situe au Cero de Maco.
— Cero de quoi ?
— C'est l'une des montagnes les plus hautes des Montes de María, le massif principal de la région. Autant te dire que l'indication est un peu vague... Je t'aurai bien proposé de nous y rendre avec la jeep et de voir sur place, mais je ne suis pas sûr que la route pour nous y rendre soit praticable.
— En effet, mieux vaut assurer nos arrières... observé-je en me remémorant les routes cabossées qui nous ont menés ici.
Rafael me propose de manger dans un restaurant local pour demander conseil par la même occasion. Constatant qu'il est déjà quinze heures, j'accepte volontiers. Le temps est passé vite depuis ce matin et j'en avais presque oublié le repas de midi !
Nos déambulations entre les groupes de musique, les vitrines colorées et les portraits d'Andrés Landero, roi de la cumbia et icône locale, nous mènent à un restaurant encore ouvert. Alléchés par des odeurs d'épices et de maïs grillé, nous poussons la porte pour nous installer à une petite table. Dix minutes plus tard, nous dégustons le plat du jour, un poisson accompagné de riz à la noix de coco et de rondelles de banane plantain frites.
Lorsque le propriétaire du restaurant vient nous demander si nous avons besoin de quelque chose, Rafael lui fait part du souhait de se rendre à la fabrique de hamacs.
— Hamacas y más, sí, claro ! Pour y aller, il faut s'y connaître, les routes sont un peu difficiles. Mais, attendez, j'ai un ami qui peut vous aider...
Le gérant passe la tête à travers la porte de son restaurant pour siffler en agitant la main.
— Franco ! Ven por aquí, que alguien te necesita ! [Viens par ici, quelqu'un a besoin de toi !]
Un ronflement de moto plus tard, l'interpellé débarque dans le restaurant. Il est vêtu d'un t-shirt camouflage et son épaisse chevelure est pleine de poussière.
— J'ai ici deux clients qui souhaitent se rendre au Cero de Maco, explique le propriétaire.
— Ah, c'est vrai ? C'est un bel endroit, commente Franco. Ça fait plus de vingt ans que j'emmène des personnes là-haut, cette route, je la connais bien. Si vous voulez, je peux contacter l'un de mes collègues pour vous y emmener. Vous seriez chacun à l'arrière d'une moto.
— Ce serait super oui, merci ! acquiescé-je.
Ni une ni deux, Franco file retrouver son collègue tandis que Rafael et moi terminons notre repas. Après avoir réglé et remercié le propriétaire, nous nous approchons de nos chauffeurs. Les carcasses frêles des engins m'inquiètent un peu, mais mon ami m'assure que ces motos sont les plus indiquées pour sillonner des routes de montagne cabossées. Ses connaissances en deux-roues étant nettement supérieures aux miennes, je lui fais confiance et grimpe derrière Franco, tandis que Rafael prend place avec Javier, son jeune collègue.
Avant de partir, les motards nous préviennent que la route de 14 km est estimée à 45 minutes. Cet écart entre distance parcourue et temps me surprend, mais une fois au pied des montagnes, je comprends. Les routes sont sinueuses et nous slalomons sans cesse entre trous, flaques de boue et cailloux – sans compter les pauvres motos, qui peinent à rester en haleine sur les tronçons plus pentus.
Heureusement, notre périple est ponctué de surprises, comme des guatines, petits rongeurs endémiques, des oiseaux aux crêtes et plumages colorés ou encore des habitants à cheval qui saluent Franco et Javier. La vue est impressionnante : les arbres fournis qui bordent la chaussée nous offrent parfois des percées sur les montagnes alentour, qui s'étendent à perte de vue.
Sur la fin toutefois, la route se complique : en plus des motos qui nous secouent de plus en plus, je commence à ressentir les effets de l'altitude et des virages serrés, qui me donnent la nausée. Curieuse d'observer ce qui se passe tout autour, je prends sur moi pour garder le regard bien droit tout en respirant au mieux.
— Ya llegamos !
Ces paroles, déclamées avec énergie par Franco, m'arrachent un soupir de soulagement.
— C'est la fin de la route accessible, précise Javier. Maintenant, c'est à vous de jouer et de suivre ce sentier pendant une petite demi-heure.
Le motard nous pointe un sentier escarpé, où une pancarte en bois sculpté indique « Hamacas y mas ». Dépitée, j'esquisse un sourire crispé.
— Ah, super... Merci !
Rafael, quelques mètres devant moi, semble aussi réjoui que moi. Une fois la course réglée, les deux mototaxis nous souhaitent bonne chance avant de disparaître dans une joyeuse pétarade.
— Bon, eh bien... c'est parti, déclare mon acolyte d'une voix se voulant allègre.
Je le suis. L'ascension est rude, à croire que l'inclinaison, les petits graviers et la gadoue ne font pas bon ménage. Entre les difficultés respiratoires liées à l'altitude et ce sentiment de nausée latent, je ne me sens pas en pleine forme.
— Dios, qu'est-ce qui m'a pris de suivre tes idées folles ? se lamente Rafael à mi-chemin.
— Je me pose exactement la même question, soupiré-je.
Après encore une vingtaine de minutes de marche supplémentaires et quelques litres de sueur, nous atteignons le sommet. Là-haut, à la lisière d'un petit bosquet, un portail ouvert nous indique que nous sommes arrivés à destination. Ruisselante et à bout de souffle, j'esquisse un sourire béat. Enfin !
La joie de l'accomplissement est néanmoins vite relayée par de l'appréhension quand je réalise que je me trouve peut-être à quelques pas de ma mère biologique.
— Ana, ça va ?
Rafael, qui s'apprêtait à franchir le portail, s'interrompt en me voyant figée sur place.
— Je... J'ai peur, Rafael, confessé-je. Et si elle ne voulait pas de moi ?
Ma voix, si basse qu'elle en est à peine perceptible, matérialise la peur que je cherche à étouffer depuis mon arrivée.
— Ana...
L'accordéoniste s'approche doucement de moi pour poser une main sur mon épaule.
— Je ne peux pas te garantir sa réaction, personne ne le peut... Mais c'est important que tu sautes le pas. Je sais que tu es venue ici pour ça, pour rétablir la vérité sur tes origines, et tu savais que tu prenais le risque d'être confrontée à une réalité difficile. Alors dis-moi, qu'est-ce qui compte le plus pour toi : connaître la vérité ou rester dans l'ignorance pour ne pas avoir à souffrir ?
Je prends une longue inspiration avant de hocher lentement la tête.
— Je veux connaître la vérité. J'en ai besoin, affirmé-je en triturant mon poignet gauche.
— Très bien. Dans ce cas, je te suis.
Je franchis le portail sans me laisser le temps de réfléchir davantage et me dirige vers la vieille maison. Mes pieds engourdis me donnent la sensation d'avancer dans du coton. Je gravis les marches du perron avec peine pour atteindre la porte et, le poing en l'air, me tourne vers Rafael. Dès qu'il hoche la tête, je saute le pas et frappe trois coups à la porte d'entrée.
— Bonjour ?
Une vieille dame apparaît dans l'encadrement de la porte. Il doit s'agir de la fameuse abuela, créatrice de Hamacas y más. Je ne parviens qu'à lui retourner un faible « bonjour ».
— En quoi puis-je vous aider ?
La dame revêt un air perplexe. Comprenant que je ne suis pas en mesure de répondre, Rafael prend le relai :
— Nous sommes des clients, nous sommes venus voir María-Carolina Herrera.
La peau ridée de la vieille dame s'étire dans un grand sourire où de nombreuses dents manquent à l'appel.
— Ah, bien-sûr. Entrez, entrez ! Je vais la chercher. Maqui, donde estás ?
Tandis que notre hôte disparaît dans le couloir, nous pénétrons dans ce que je devine être le salon. La décoration en bois et en couvertures tissées est plutôt rustique, mais je ne m'y attarde pas. Dans quelques instants, María-Carolina Herrera sera là... Je suis si proche du but !
Qu'est-ce que je vais bien pouvoir lui dire ? Bon sang, je n'ai même pas prévu de discours !
— La voilà... Notre talentueuse María-Carolina Herrera !
La voix de la vieille dame stoppe net mes interrogations. En relevant le menton, je la vois revenir, suivie par...
Une femme de peau noire, dont le visage est surplombé d'une belle couronne de cheveux afro. Un portrait bien éloigné des yeux émeraude et des traits doux, si ressemblants aux miens, que j'ai aperçus sur les photos.
Ce n'est pas elle.
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