20. Interrogatoire arrosé (1/2)
— Oh, gloria inmarcesible ! Oh, júbilo inmortal !
Je termine ma journée en repeignant les tables en fer forgé du patio de l'hôtel. Mon poste radio diffuse l'hymne national qui, à force de passer trois fois par jour, commence à me rentrer dans la tête.
— En surcos de dolores, el bien germina ya !
Je m'arrête de fredonner et glisse mon pinceau entre mes dents pour réajuster ma queue de cheval. Ce petit coup de neuf a redonné leur unité aux tables, et voir la rouille disparaître sous mes coups de pinceau est plutôt satisfaisant.
— Cesó la horrible noche ! La libertad sublime derrama las auroras de su invencible luz...
J'essuie mes mains sur la vieille blouse que j'ai dénichée en cuisine et m'apprête à reprendre mon travail, quand des bruits de pas me parviennent.
— Dites-donc, quelle patriote !
Je manque de renverser mon seau de peinture en reconnaissant le nouvel arrivant qui, mains dans les poches, affiche un sourire serein.
— Rafael ! m'étranglé-je.
Le sermon que je m'apprête à lui donner est avorté par l'arrivée d'une cliente. En la voyant déboucher dans le patio, je m'empresse de me redresser en affichant un grand sourire.
— Buenos días, Señora Teresa ! Le souci de douche a été réglé ? Ah, super, si vous avez besoin d'autre chose, n'hésitez surtout pas.
L'intéressée me remercie et je la regarde disparaître à travers l'une des arches de la réception, avant de me tourner de nouveau vers Rafael.
— Bon sang, qu'est-ce que tu fais ici ? Tu as de la chance que ça soit une cliente, si Carlos...
— Relax, m'interrompt-il. Je ne suis pas suicidaire, il vient de quitter l'hôtel en voiture. J'ai attendu qu'il parte avant d'entrer.
— Et dis-moi, tu as joué les agents secrets combien de temps pour arriver à tes fins ?
— Je t'avais prévenu, je suis prêt à tout. Puis, il fallait que je te parle d'un truc.
Prise de curiosité, je dépose mon pinceau dans le seau de peinture.
— Je t'écoute ?
— Avec Iván, on a eu une discussion assez... houleuse.
— Ah oui ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— Je voulais lui parler de ce qu'on a découvert. J'y pensais depuis plusieurs jours, j'estimais qu'il avait le droit de savoir ce que notre famille nous avait toujours caché... Sauf qu'il s'est complètement braqué. Il dit qu'on est bien comme ça, qu'il est inutile d'aller créer des problèmes en remuant de vieilles histoires. Qu'en faisant ça, je vais à l'encontre de la volonté de nos parents, qui nous ont toujours demandé de rester loin des Herrera et des Maestre.
— Mais, il n'en veut pas à tes parents de vous avoir menti ?
Rafael écarte les bras, puis les laisse retomber dans un geste impuissant.
— Il est persuadé qu'ils avaient leurs raisons. Il m'a répété qu'il avait confiance en eux, que s'ils en étaient venus à nous confier à ma tante, c'est qu'ils n'avaient pas d'autre choix. Je te jure, j'ai l'impression qu'on lui a complètement lavé le cerveau. J'ai l'impression d'être le seul à faire preuve d'un tant soit peu d'esprit critique vis-à-vis de ce qu'on nous a raconté !
— Je comprends que ce soit frustrant de ne pas avoir de soutien de sa part, soupiré-je.
— C'est sûr, mais tant pis. Peu importe ce qu'il en pense, ce que tout le monde en pense : je l'ai dit, j'irai au bout. Et il se trouve que cette altercation m'a donné une idée...
Rafael termine sa phrase en sortant une bouteille ambrée de son sac d'un air triomphant. Je contemple l'objet d'un air perplexe, quand des pas retentissent. Affolée à l'idée qu'il s'agisse de Carlos, je regarde tout autour. Par chance, il ne s'agit que d'un client.
— Qu'est-ce que tu fais avec ça ? Rassure-moi, tu es au courant que je ne suis pas censée boire en travaillant ?
Ma réplique amuse Rafael, qui la glisse de nouveau dans son sac en éclatant de rire.
— Je ne l'ai pas ramenée pour qu'on la siffle, ne t'inquiète pas...
— Ah oui, c'est quoi alors, l'idée ? Tu vas la boire seul en espérant trouver des réponses à nos questions dans les méandres de l'alcool ?
— Non plus. Figure-toi qu'il ne s'agit pas de n'importe quelle bouteille... C'est de l'Old Parr.
Cette simple mention m'arrache une grimace de dégoût.
— Du whisky ? Encore pire. Cet alcool est infâme.
— Peut-être, mais c'est le préféré de Carlos, précise Rafael en relevant le coin de ses lèvres dans un sourire espiègle. Et comme on dit : l'alcool délie les langues...
Prise au dépourvu, je relève ma paume face à lui avant de demander :
— Attends... Je rêve ou tu comptes faire boire mon patron pour qu'il parle ?
— Pas exactement... En fait, c'est toi qui vas t'en charger. Sacré défi, pas vrai ?
Sa proposition enjouée ne me convainc pas le moins du monde. Les bras croisés, je plisse les yeux.
— Oublie, Rafael. C'est trop risqué, je ne suis pas assez proche de Carlos pour me permettre une chose pareille. Il va forcément se douter de quelque chose.
— Allez, Ana ! Franchement, qu'est-ce qu'il pourrait soupçonner ? Que sa nouvelle employée s'est associée à son ennemi juré pour retrouver sa mère biologique ? Il sera sans doute méfiant au début, mais c'est aussi à toi de jouer la carte de la petite nouvelle pour le faire parler de lui...
Mon regard noir ne décourage pas mon acolyte, qui se met à agiter la bouteille sous son sac. J'émets un soupir, avant de céder en secouant la tête :
— Très bien. Au nom de notre pacte, je vais relever le défi. Mais si je me fais virer pour incitation à la consommation d'alcool sur mon lieu de travail, je te le ferais payer très cher !
* * *
— Bon, il faut que tu nous aides. Tu cherches quoi, Ana, exactement ?
Je soupire en contemplant les vêtements jonchant le sol de ma chambre.
— Ben... Quelque chose d'apprêté, pour marquer le coup... Mais sans avoir l'air d'en faire trop.
Terrifiée par la tâche que m'a refourguée Rafael, je me suis empressée d'appeler Juli et Sara à la rescousse. Nous voir bloquer sur quelque chose d'aussi futile qu'une tenue ne me rassure pas quant à la suite de la mission, mais je m'efforce de rester positive. Sans réfléchir, j'enfile une petite robe noire à col en V et observe mon reflet.
— Et ça, pas mal, non ? Dans le style « je suis une gentille employée, aie confiance en moi »...
— Je t'avoue que ce n'est pas la première chose que cette robe m'évoque, commente Juli.
— Ah bon ? Elle te dit quoi, alors ?
— Bois ton putain de whisky, Carlito, et prends-moi sur ton bureau ?
Je manque de m'étrangler avec ma salive et retire la robe comme si l'étoffe était empreinte d'un venin toxique. Sara tente alors de me tempérer :
— Je n'irais pas jusque-là... Mais j'ai du mal à visualiser quel habit pourrait correspondre à ce que tu cherches. Un tablier de grand-mère à motif floral, peut-être ?
Je soupire en m'écroulant sur le tas de vêtements au pied de mon lit.
— Si vous voulez mon avis, on devrait plutôt te préparer mentalement, Ana, objecte Juli. Tu vas lui dire quoi, à Carlito ?
— Arrête de l'appeler comme ça.
En guise de réponse, mon amie enfonce une casquette sur sa tête et se laisse tomber sur mon lit en faisant mine de mâcher frénétiquement un chewing-gum.
— Euh, tu fais quoi, exactement ? l'interrogé-je.
— Ben, je suis Carlos ! souffle Juli d'un air entendu, avant d'entonner d'une grosse voix : Qu'est-ce que tu fous ici, Ana ?
En la regardant affalée les jambes écartées, j'éclate de rire.
— Je te signale que Carlos n'a ni casquette, ni chewing-gum.
— Oh, je t'ai posé une question ! Tu réponds pas, quand on te parle, ou quoi ?
— Très bien... cédé-je en me mordant la lèvre. Je suis venue t'apporter un petit remontant.
— Un petit remontant ? Parce que j'ai l'air d'en avoir besoin ?
— C'est du Old Parr.
Juli empoigne la bouteille que je lui tends et la toise en relevant le menton.
— Mouais, c'est pas trop dégueu. T'as de la chance, sinon, je te l'aurais balancé à la gueule.
— C'est un peu exagéré, non ? intervient Sara. J'ai bien compris que tu n'appréciais pas Carlos, mais quand même...
Ignorant sa remarque, Juli insiste en me fixant :
— Pourquoi tu m'offres ça ? Tu veux faire de la lèche, ou quoi ?
— Euh, non... bredouillé-je. Je me suis dit que... que... Ahh, j'en sais rien ! Je vais me griller, les filles, je suis pas du tout prête !
À force d'essais, mes amies parviennent par miracle à me calmer et, une bonne heure plus tard, je me retrouve à triturer ma bouteille devant la porte de mon boss. Ma petite voix fait rage dans ma tête, mais peu importe : maintenant que j'y suis, il est temps de me lancer.
Toc-toc-toc.
Je regarde mon poing cogner contre la porte en bois. La roue de mes pensées semble avoir été prise d'assaut par un hamster fou.
Au secours, c'est une idée stupide ! Carlos va me griller et je vais faire voler en éclat le peu de confiance que j'avais réussi à gagner, et je ne pourrai plus enquêter, et...
— Ana ?
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