/👌/ Trou de balle
Charly me sert étonnamment fort. Je constate la puissance phénoménale présente dans ses pattes pourtant bien maigres. Elle finit enfin par me lâcher et je me rassois sur ma chaise, comme libérée de prison. Ma geôlière a l'air plutôt satisfaite d'elle.
« J'ai jamais pu faire de câlin à quelqu'un en forme humaine. Pas en étant en forme animale en tout cas. Bref tu vois c'que j'veux dire.
— Non je vois pas du tout ! Et maintenant que je suis au courant, tu pourrais tout m'expliquer ?
— Ouuui mais tu saiiis je suis très fatiguée ! J'ai beaucoup couru et je me suis fait planter quand même ! Je suis pas en état, je dois me reposer ! »
Elle reprend sa voix pour jouer avec moi. J'aurais peut-être préféré que ce soit le capitaine qui me sauve finalement...
« Bon, et si on reprend notre jeu alors ? Je te pose une question, tu m'en poses une ? »
Je l'arrête immédiatement alors qu'elle s'apprête à parler :
« Tu parles de mes seins je t'éclate. »
Elle ferme alors la bouche, vexée, et décide de réfléchir à une autre question.
« Il te voulait quoi l'autre con ? J'veux dire, moi aussi j'ai un ex ou deux qui ne m'aiment pas des masses, mais aucun n'a essayé de me tuer. Pas en étant sobre en tout cas.
— C'est... c'était un malade. Un malade mental. Le genre pervers narcissique tu vois. Je sais pas pourquoi, mais il fait une fixette sur moi. Depuis qu'on s'est rencontré, il veut que je lui appartienne. Et il n'a pas l'air d'avoir apprécié que je me barre du jour au lendemain sans lui laisser de mot...
— Mmhmm. Il manquera à personne.
— Exactement. À mon tour.
— T'es vachement dure en affaire ! » dit-elle en souriant, me laissant apercevoir ses crocs. J'essaye de poser une question aussi large que possible pour ne pas avoir à supporter son interrogatoire :
« Explique-moi ce qu'il se passe. Pourquoi vous êtes tous des animaux qui parlent ?
—
Pour le cap'taine, il était fou amoureux de la mustang de son père, et le logo de la voiture c'est un cheval. Henson a toujours été un loup solitaire avec sa maladie, très solitaire. Moi j'adorais la course et j'ai toujours été très speed et rapide.
— Et vous ne savez pas pourquoi ?
— Pas vraiment... Les vieux disent que c'est une vieille malédiction que nous a lancée une tribu amérindienne à l'époque des colonies. Et cette tribu, selon la légende, ce sont les Ohanzees dont je t'ai parlé tout à l'heure, comme le "cerf" noir que tu as vu. Mais c'est tellement génial que ça ne ressemble pas à une malédiction, plutôt une bénédiction ! On aime tellement être des animaux que depuis des décennies, on a décidé de vivre la nuit pour profiter de notre forme !
— Ça explique beaucoup de choses... Même si ça reste du grand n'importe quoi.
— À moi ! »
Rrrrrrh, elle a beau m'avoir sauvé la vie, elle n'en reste pas moins insupportable.
« Euuuuuuh... Maintenant que ton ex est mort, tu vas quitter le village ? »
C'est vrai ça. Je pourrais très bien retourner à Chicago. Recommencer ma vie là-bas. Ou ailleurs d'ailleurs.
« Non. Cet endroit est effrayant, mais... Je suis trop curieuse pour partir comme ça. Puis je pense que je vais me sentir bien ici. Avec la mer. La forêt. En contact avec la nature. Puis j'ai un travail et une maison ! Même si je voulais retourner à Chicago, j'n'aurai pas d'argent ni d'endroit pour dormir. Donc non... je vais devoir te supporter pendant un moment. »
Ma phrase qui se voulait légèrement méchante semble au contraire lui faire plaisir à en juger par son sourire... Une vraie gamine.
Les connexions se font petit à petit dans ma tête. Je comprends par exemple que Henson était lui aussi un être humain, mais sous la forme d'un loup. Il a d'ailleurs grogné sur mon ex, il ne peut pas être si méchant que ça.... Bon cela n'excuse pas ses tentatives de voyeurisme, ni même les traces sur ma porte, mais cela a le mérite de me rassurer.
Mais oui ! Cela explique les griffures dans les placards de ma cuisine ! Grand Ours est sûrement... un ours ! Ils n'ont pas cherché son surnom bien loin finalement.
Les pièces du puzzle se connectent entre elles dans mon esprit. Toutes ces choses bizarres avaient donc des explications rationnelles ! Non... Tout ça n'a absolument rien de rationnel. Ça n'a même aucun sens. Mais on va dire qu'il y a tout de même une certaine logique. Une logique qui est valable que dans cet endroit complètement fou.
Charly me regarde alors que mes yeux fixent le vide depuis quelques secondes.
« Bon... Tuuuuu as d'autres questions ?
— J'en ai sûrement plein, mais là tout de suite je pense que tu as répondu aux principales...
— Bon, du coup on va chez toi ?
— ... De quoi tu parles ?
— Hé bien, je veux pas déranger les Murphy plus longtemps ! Et je me sens si faaaible ! »
Mais elle n'arrêtera donc jamais ? C'est le moment que décide les deux concernés pour revenir dans la chambre, le mari toujours sur le dos de la femme. Est-ce qu'ils nous écoutaient pendant tout ce temps ? La zèbre prend la parole.
« Oh non Charly, tu ne nous déranges pas le moins du monde. Et il vaut mieux que tu restes au lit.
— Maiiis vous avez qu'un seul lit, vous allez dormir où ?
— Ne t'inquiète pas, notre canapé fait clic-clac.
— Maiiiiis je suis guérie et je me sens mieux, je peux partir !
— Oooooh non reprend monsieur Koala. Nous devons attendre ta transformation pour vérifier que ta plaie ne change pas ou ne s'aggrave pas quand tu vas redevenir humaine.
— Maiiiiiiiis !... »
Charly n'a plus aucun argument. Je souris à monsieur Murphy qui me le rend, comprenant bien qu'il m'a enlevé une épine du pied. Elle m'a peut-être sauvé la vie, mais j'ai pas envie de la supporter elle et sa drague chez moi ! Madame Murphy continue : « Allez, Emily va rentrer chez elle maintenant, tu as besoin de te reposer ! Et elle aussi. »
Charly fait la tête d'un enfant qui boude mélangée aux yeux doux du chat Potté. Difficile de réaliser qu'elle m'a sauvé la vie et a tué quelqu'un il y a à peine un quart d'heure. Elle tente une nouvelle fois de contester, mais le couple de docteurs me pousse à sortir de la chambre, ce que je fais sans résister. J'entends juste avant de sortir monsieur Murphy parler de prendre la température du guépard. S'en suis un crachat félin qui se transforme en combat que je ne peux qu'entendre, déjà dans le couloir avec le zèbre qui m'accompagne.
« Si jamais tu as besoin de quoi que ce soit, tu sais où on habite Emily. On se doute tous que ça ne doit pas être facile pour toi.
— Merci beaucoup. Mais je suppose que tous les habitants ne sont pas aussi bienveillants que vous, n'est-ce pas ? »
Elle semble quelque peu gênée et détourne le regard quelques instants.
« Je ne vais pas te mentir, un certain nombre d'entre nous ne voient pas d'un bon œil ton arrivée. Et je doute que cet événement ne calme leurs craintes... Je sais qu'elle peut être un petit peu embêtante, mais je te conseille tout de même de rester avec Charly. Tout le monde l'aime dans le village, donc si elle t'aime bien, les gens auront tout de suite plus confiance en toi.»
Elle n'a pas tort... Et je sens bien qu'elle ne compte pas me lâcher de toute manière. Puis face à un guépard, c'est pas comme si je pouvais m'enfuir de toute manière.
Je la remercie une fois encore puis sors de la maison et me retrouve dans la rue, seulement éclairée par les lampadaires. Tout de suite, je suis frappée par un violent silence. Je sors immédiatement du petit monde dans lequel j'avais réussi à m'immiscer –non pas sans difficulté–. Est-ce que tout ce qui vient de se passer était réel ? J'ai soudainement un énorme doute, comme si je venais de me réveiller d'un rêve complètement fou.
Je me mets à marcher et regarde autour de moi, comme pour vérifier que je suis bel et bien dans le monde réel. Pas de doute possible, c'est bel et bien ma rue. Les mêmes résidences jumelles, la même forêt menaçante tapie dans l'obscurité, la même lune familière qui éclaire le ciel. Rien n'a changé. Seul objet inconnu dans ce décor : la voiture de mon (ex) ex. Une vieille caisse rouge, qui roule encore grâce à une sorte de miracle. Je suppose qu'un dépanneur viendra la récupérer plus tard, s'ils y pensent.
Comment pourrais-je réussir à réaliser ? Réaliser que l'homme qui m'a fait tant de mal et m'a causé tant de cauchemars et d'insomnies ne pourra plus jamais me causer de problèmes ? Je suppose que c'est encore beaucoup trop tôt. Son corps doit être encore chaud, s'il n'a pas déjà été brûlé. J'imagine que dans tous les cas il est toujours chaud.
Je parviens déjà à en faire de l'humour ! C'est bon signe.
Je vais m'en sortir.
Je rentre chez moi. Ma maison semble terrifiante et inhospitalière, plongée dans le noir. Pourtant, je sens mon corps rempli d'une étrange chaleur. De la joie ? Un sourire sort tout droit des enfers et apparait sur mon visage, apporté par un vent de liberté. C'est sûr maintenant. Je suis une femme indépendante et personne ne pourra m'empêcher de vivre ma vie comme je l'entends. Le dernier obstacle a été dégagé. Et en grande pompe.
Je vais ouvrir la bibliothèque lundi soir. Ma bibliothèque. Et gagner ma vie pour me payer ma nourriture et me faire plaisir à moi.
Je dois penser aux horaires... Je voulais l'ouvrir à midi, mais je vais plutôt le faire à 15h. Comme ça je vais pouvoir y rester plus tard pour m'habituer aux horaires nocturnes. Et chaque semaine, je retarderai l'heure d'ouverture et de fermeture pour finir par être complètement intégrée dans leur cycle de vie si particulier. Mais j'y pense, s'ils vivent la nuit, ils ne sont pas en manque de vitamine C ? Je ne suis pas sûre de me poser les questions les plus importantes, mais tout ça m'intrigue énormément !
J'allume les lumières et observe le salon et ma cuisine avec une nouvelle perspective. Un regard tout neuf, libéré de chaines invisibles. Tout ça m'appartient. Appartient est un bien grand mot, je ne suis que locataire après tout. Je crois. D'ailleurs le loyer est retiré de la paye ? Bref. Une fois que j'aurai décoré et tout réaménagé, je pense que je pourrai enfin me sentir réellement chez moi. Mon premier chez moi !
Pour ouvrir si tard, il faut que je me lève tard. Et pour que je me lève tard, je dois me coucher tard ! Tant mieux, je n'ai clairement pas envie de dormir. Je vais écrire tout ce que j'ai vécu ! Cela me fait penser à quelque chose. Il ne faut surtout pas que mon livre s'appelle "Oddly Bay", sinon cela va attirer de l'attention sur la ville. Je m'enferme donc dans ma chambre et commence à écrire en cherchant dans quel endroit placer mon histoire pour être sûre que personne ne reconnaisse cet endroit. J'ai qu'à la mettre en... France ! Il y a la mer et puis tout le monde aime les histoires qui se passent en France !
Mes doigts pianotent le clavier pendant des heures, jusqu'à ce que je m'endorme sans même m'en rendre compte.
Au réveil, mes yeux s'ouvrent sur un trou de balle.
Littéralement.
Celui qui se trouve dans mon mur, mais aussi dans ma fenêtre. Même si le fait d'avoir un engin de mort dans ma chambre ne me réjouit guère, il me permet tout de suite de réaliser que tout ce que j'ai vécu a bien eu lieu. J'ai fait des rêves tellement fous qu'au réveil, je me perds entre la réalité et les histoires que mon subconscient s'amuse à écrire pendant mon sommeil.
J'ai rêvé que mon ex se transformait en loup, comme Henson. Il attaquait Charly puis me sautait dessus avec ses crocs ensanglantés. Même dans mes rêves et mort il continue de m'emmerder cet enfoiré !
On est dimanche. Dernière occasion de me reposer avant de commencer à travailler demain. Je vais bosser sur mon bouquin et lire, ça va me faire du bien.
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