/🌪️/ Tout, mais pas ça !
Des éclairs percutent les arbres autour de nous. Le tonnerre nous fait tous sursauter et l'on comprend que quelque chose se trame. L'immense masse noire a doublé de taille et dépasse la cime des épicéas. Les yeux continuent d'apparaître sur sa chaire par milliers, tous tournés vers nous. Je ferme les miens pour me concentrer sur ma guéparde et sur ce wendigo, en espérant que Lucy ne nous attaque pas avant que l'on ait fini.
Mon vœu est plus ou moins exaucé. Un nouveau grondement approche à grande vitesse. Il n'a quand même pas ramené toute son armée pour nous... Si ?
Très vite, nous sommes encerclés. Cette zone de combat où les arbres ont été réduits en charpie est entourée par plusieurs milliers d'ohanzees qui nous observent, tapis entre les épicéas encore debout.
Je me rassure en serrant Charly contre moi, persuadée qu'ils n'avanceront pas. Mais je sais que nous ne sommes pas au bout de nos surprises...
Tandis que le wendigo rétrécit à vu d'œil et que sa peau s'éclaircit, l'armée des enfers parvient à se rapprocher, un pas après l'autre. Le diable les contrôle de plus en plus. Son emprise sera bientôt si puissante qu'elle détruira leur dernière barrière morale : celle de ne pas attaquer l'une des leurs.
Notre adversaire reprend enfin sa taille et sa forme humaine. Charly et moi sommes les deux dernières à l'enlacer lorsqu'il termine –enfin– sa transformation en un garçon d'une vingtaine d'années affreusement maigre. Son cœur bat, mais il est inconscient. Ce n'est sûrement pas plus mal comme ça.
Un second bruit familier s'approche à son tour de l'épicentre que nous sommes devenus. Des wakizas. Ceux qui peuvent conduire ou grimper à l'arrière débarquent en pick-up tandis que les autres arrivent à pattes. On ne les voit pas derrière ce mur de démons, mais on les devine avec leurs hurlements de guerriers.
Ces abrutis vont attaquer les ohanzees ! Il faut faire vite !
Je me retourne vers Lucy. L'amas s'est scindé en deux. Je lève les yeux et réalise qu'il possède deux bras désormais. Deux membres titanesques qui pourraient coucher une centaine d'arbres d'un seul coup. Comment savoir où se situe le cœur dans ce bordel ? Et surtout, comment l'atteindre ?! Vu sa taille, il faudrait que les wakizas concentrent leur puissance de feu sur lui !
Les combats reprennent de plus belle. Des cris de douleurs et de rage se mélangent dans un fracas barbare. Les démons qui nous entourent continuent de s'approcher, lentement mais sûrement tandis que ceux à l'extérieur du cercle résistent face aux assauts des citoyens. J'aimerais hurler de viser Lucy, mais impossible que l'on m'entende. Charly hésite à traverser les lignes ennemies, mais lorsque j'entends les premiers tirs, je la retiens près de moi. Si elle surgit, elle risque de se prendre une balle perdue. Les gardiens ont dû enfiler leur équipement pour tirer malgré leurs pattes et autres sabots. La colère gronde chez les Ohanzees qui se rapprochent et grossissent de plus en plus vite. Il faut réfléchir et vite !
Charly fonce vers l'un des pieds du diable. Réfléchir, ça n'a jamais été son fort. D'un commun accord nous la suivons tous, têtes baissées vers cet amas d'yeux avant de le frapper de toutes nos forces. Les yeux se ferment pour encaisser les coups, mais face aux sabots du capitaine ou aux crocs de ma guéparde, Lucy finit par nous remarquer. Il est toujours surpuissant et encaisse les chocs sans broncher, et cela malgré cette taille impressionnante. Se pourrait-il que notre raisonnement soit mauvais ? Ou est-il encore trop petit pour que nos attaques le blessent ?
Au même moment, une pluie de balles s'abat sur lui. Les wakizas en capacité de tirer ont décidé de focaliser toute leur puissance de feu sur Lucy. Moi qui ne souhaitais que ça quelques instants plus tôt, je réalise qu'il s'agit en réalité du pire scénario possible. Le diable grossit encore et encore. Il regagne en vitalité grâce à ces bouts de plombs qu'il absorbe tels des pilules pleines de vitamine. Géant est un euphémisme pour décrire la créature qui se tient face à nous. C'est un véritable colosse avec deux jambes, deux bras et une tête aux cornes recourbées qui viennent se planter dans les nuages aussi noir que sa peau. Seule la pluie d'éclair nous permet de le distinguer, enveloppée dans ses propres ténèbres.
La voix qui sort de ses entrailles sonne comme un rugissement, un râle vengeur en provenance directe des entrailles de la Terre :
« Allez-y ! Continuez ! Misérables créatures ! Vous avez voulu défier un être divin ? Vous voilà punis ! »
Son bras prend de l'élan puis fonce en direction du sol. C'est un gratte-ciel aux yeux sadiques qui s'abat sur nous. Je cours à toute vitesse et plonge entre ses jambes, seul endroit où j'ai une chance d'être à l'abri. La pluie s'arrête un instant, obstruée par ce membre qui vient balayer le sol de gauche à droite comme s'il ne s'agissait que de sable, ne faisant fi des arbres centenaires déracinés d'un battement de cil.
Le bruit est catastrophique. Un mélange de hurlements d'Hommes et d'Ohanzees, d'arbres broyés et de terre projetée. Un vacarme de tous les diables digne d'une guerre au pandémonium. Je ferme les yeux et me bouche les oreilles pour protéger mon corps si fragile face à cette puissance incommensurable.
Le silence qui s'en suit est rapidement anéanti par un rire malade qui déchire mes oreilles. Je me retourne pour constater les dégâts : l'endroit où nous étions tous quelques instants plus tôt a disparu. Il ne reste qu'un imposant cratère, cuve qui prend la forme de cette frappe aux proportions absurdes. De l'autre côté, il reste quelques wakizas couchés par l'horreur, accompagnés d'ohanzees tout aussi terrifiés. Je fonce immédiatement vers ce trou béant. Il n'y a personne.
C'est pas possible...
Des gémissements. Là-bas, entre les arbres. Des dizaines de silhouettes jonchent le sol. Je cours aussi vite que possible vers elles. Mes larmes se mélangent à cette pluie sans reflets et le poids de ma peur s'ajoute à celui de mes vêtements trempés. Je glisse dans ce no mans land, mais me relève. Une fois. Deux fois. Trois fois. Je n'ai qu'une seule idée en tête. Qu'une seule personne. Qu'un seul sourire que je ne veux pas perdre.
« Charly ! »
L'écho traverse cette tempête et revient à moi. Elle doit être en vie. Ce n'est pas possible autrement.
Il n'a pas le droit.
J'arrive enfin à l'hécatombe. Les épicéas ont rattrapé tous ceux éjectés par cette main venue d'ailleurs. J'aperçois June qui se relève difficilement, puis Yéléna qui reste au sol, encore sous le choc. Je reconnais quelques gardiens, mais aussi des voisins et d'autres habitants. Ça se plaint, ça crie, ça pleure. Pas tant de douleur, mais de désespoir face à cette puissance qui apporte avec elle la fin d'Oddly Bay. Je continue ma course folle et hurle son prénom. Les ohanzees se relèvent à leur tour, sans aucune envie de se battre. Ils observent le monde qui les entoure comme s'ils le voyaient pour la première fois.
Deux silhouettes se distinguent dans cette tempête. Une petite plutôt épaisse et une autre grande et fine. J'utilise les forces qu'il me reste pour me faufiler entre elles et tombe sur ma guéparde. Mon corps n'est que douleur, nos alliés peinent à se relever et le diable s'apprête à nous achever, mais cela n'a plus aucune importance. Tout ce qui compte, c'est elle.
La voir dans cet état me fend le cœur. Je m'écroule à ses côtés et la palpe pour qu'elle se réveille. Ma tête contre son ventre me confirme qu'elle respire. Ma main se recouvre de sang après avoir touché l'arrière de son crâne, immédiatement emporté par le torrent qui s'abat sur nous.
Des bruits de pas. Je me retourne. Tout le monde s'approche de nous. Habitants, mais aussi ohanzees. Tous observent la guéparde avec une tristesse profonde et brutale. Le second cœur de la ville, celui qui l'illumine depuis tant d'années, est au plus mal. Une oie à l'aile cassée passe au travers de la foule en boitant et me pousse avant d'occulter la guéparde. Je réalise alors que si elle nous quitte, ce ne sera pas seulement moi qui souffrirai, mais bien l'entièreté d'Oddly Bay.
Il faut que tu vives Charly.
Je t'en supplie.
Mes larmes sont coupées nettes par un nouveau rire. Il se délecte.
Je me lève. Mes dents se serrent au point de grincer. Mes bras sont pris de spasmes. Je tremble de tout mon corps, mais ce n'est pas le froid. Quelque chose. Il y a quelque chose en moi. Une étincelle. Un feu. Un brasier qui me remplit d'une chaleur indomptable. Je suis en train de bouillir. Mes poings se ferment et mes jambes marchent de leur propre chef vers celui qui rit aux éclats de notre malheur.
Il parle. Je ne sais pas ce qu'il raconte et je m'en moque. Je fixe son visage difforme planté dans les nuages. Je n'ai qu'une envie. Passer mes mains autour de son cou et le lui tordre jusqu'à ce que mort s'ensuive. Et s'il est réellement immortel, je l'étranglerai pour l'éternité.
« LUCY ! »
Ma voix est surpuissante. Elle traverse l'ouragan et atteint les oreilles du mastodonte. Il s'arrête net, décontenancé. Je me retourne, surprise de mes propres cordes vocales. Autour de moi, tout n'est que ténèbres. L'armée démoniaque m'encercle. Ils plantent leurs regards accusateurs dans celui de Lucy qui daigne baisser la tête pour nous observer. Il est aussi étonné que moi de cette provocation. Est-ce que les ohanzees ont amplifié mon cri ?
« Pour qui te prends-tu ? Vous avez perdu ! C'est terminé ! »
Puis il s'adresse à ses esclaves :
« Massacrez-les tous. »
Je reste de marbre. Ils ne m'attaqueront pas, ni moi ni aucun habitant.
Ses yeux s'écarquillent puis se froncent. Il grandit très légèrement et les créatures se mettent à trembler. Il essaye de les manipuler. De leur transmettre sa haine. Mais c'est vers lui qu'elle est tourée désormais.
« Très bien. Vous avez choisi votre camp. »
Le voir. Le simple fait de l'avoir en face de moi embrase ce kérosène propulsé à toute allure par mon cœur. Cette horreur. Cette abomination. Cet enfer que nous n'avons pas su garder prisonnier.
J'en meurs d'envie. Je veux le tuer.
Lui. Lui qui a ramené mon ex dans cette ville. Lui qui a tué les Murphy, le maire et tant d'autres au cours de sa vie. Lui qui a osé toucher à mon cœur, à notre cœur.
Il est temps de lui arracher le sien.
Sa main part à toute allure dans ma direction. La même attaque. Les ohanzees prennent leurs pattes à leurs cous, pourtant je ne flanche pas. Non. Cette fois, je ne fuirais pas. Je vais le libérer ce brasier. Je vais lui montrer les véritables flammes de l'enfer. Il s'approche tandis que ma vue m'est ôtée. Qu'est-ce qu'il m'arrive ? Tout n'est plus que blancheur. Un blanc qui m'éblouit. Au centre, un point noir grossit. Il est minuscule, mais prend rapidement tout l'espace.
Je comprends.
Mes yeux reparaissent juste avant le choc. Avec une agilité innée, je bondis sur sa main et me mets à courir aussi vite que possible sur son bras. Je le remonte à toute allure et écrase au passage des centaines d'yeux. Plus je m'élève dans les cieux, plus son corps est glissant. Pourtant, je tiens bon. Son autre main fonce dans ma direction. Je bondis à nouveau et me retrouve en chute libre quelques instants. Quelques microsecondes où je vole complètement sous le regard médusé d'un adversaire aux mille et une pupilles.
La pluie glisse sur ma peau. Même cette météo ne peut m'arrêter. J'atterris sur son épaule et manque de chuter. Je me rattrape en enfonçant mes sabots dans deux yeux sur lesquels je prends appui pour repartir de plus belle. Je fonce, direction sa tête. Le cœur y est forcément. Au point le plus haut et donc le plus difficile à atteindre.
Un coup d'œil en bas m'indique qu'une chute serait forcément mortelle.
Ma vie ne tient qu'à un fil.
Je ne dois pas tomber. C'est ma seule et unique chance.
Il tente une fois de plus de me frapper. Je prends appui sur son poing et me propulse dans les airs. C'est le moment où jamais ! Je vise son crâne. Il me faut un moyen de le traverser. Réfléchis, réfléchis ! Je dois utiliser ma tête et vite !
Utiliser ma tête...
J'atterris en piquet sur le sommet de son crâne. J'avais raison ! J'ai des cornes ! Elles heurtent de plein fouet un œil suffisamment gros pour me laisser passer. Il est abimé, mais pas assez dilaté. J'enfonce alors mes sabots dans cette pupille, ce puits sans fond qui m'emmènera soit au saint Graal, soit dans une damnation éternelle.
Je dois tenter le coup. J'élargis le trou qui se déchire dans un bruit de cartilage absolument atroce. Je parviens à m'y faufiler juste avant que sa main n'écrase sa propre tête.
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